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ANS SURPRENDRE PERSONNE, les plans n’arrivèrent qu’au bout de presque deux heures, de sorte qu’on n’était plus qu’à quatre-vingt-dix minutes du crépuscule quand Clark, Stanley et Chavez les déployèrent pour avoir une première idée de ce qui les attendait.

« Bon Dieu de merde », grogna Stanley.

Les plans en question n’étaient pas les originaux de l’architecte, mais plutôt un ensemble de photocopies d’une photocopie scotchées à la va-vite. Une bonne partie des annotations étaient indéchiffrables.

« Ah, seigneur… », fit Richards, en regardant par-dessus leur épaule. « Je suis désolé, ils avaient dit…

– Pas votre faute, répondit Clark sur un ton égal. Un défi de plus. Ça marchera. »

C’était un autre domaine où Rainbow excellait : l’adaptation et l’improvisation. Des plans médiocres n’étaient jamais qu’une forme de renseignement lacunaire, et ça, Rainbow connaissait. Pour compliquer la situation, le service de renseignement du bon colonel avait refusé de donner aux Suédois les plans de leur propre bâtiment, de sorte qu’eux aussi étaient dans le brouillard.

La bonne nouvelle était que l’ambassade n’avait pas de sous-sol et que le rez-de-chaussée paraissait relativement ouvert. Pas de couloirs tortueux ou d’espaces exigus qui rendaient le nettoyage lent et pénible. Et il y avait un balcon courant tout autour de l’étage qui ouvrait sur un vaste espace adossé à un mur derrière lequel s’alignait une série de pièces plus petites, côté ouest.

« Douze mètres sur quinze, observa Chavez. Qu’est-ce que vous en pensez ? L’espace de travail principal ? »

Clark opina. « Et ces pièces le long du mur ouest doivent être les bureaux des cadres. »

Du côté opposé, au bout d’un petit couloir qui tournait à droite au pied de l’escalier, on notait ce qui ressemblait à un coin cuisine-repas, une salle de bains, et quatre pièces, non désignées spécifiquement sur le plan. Peut-être des espaces de rangement, à en juger par leur taille. L’une était sans doute occupée par le bureau de la sécurité. Au bout du couloir, une porte donnait sur l’extérieur.

« Il n’y a aucune indication des réseaux d’eau ou d’électricité sur ces plans, observa Chavez.

– Si vous pensiez accéder par les égouts, répondit Richards, laissez tomber. Ce quartier est un des plus anciens de Tripoli. Le réseau d’égouts, c’est de la merde…

– Très drôle.

– Non, je veux dire que les canalisations sont de diamètre réduit et qu’elles s’effondrent pour un oui ou pour un non. Rien que cette semaine, j’ai dû prendre à deux reprises une déviation pour venir travailler à cause d’un cratère dans la chaussée.

– OK, fit Clark, pour couper court aux digressions. Richards, vous allez voir Massoudi et vous vous assurez qu’ils nous couperont le courant quand on donnera le signal de l’assaut. »

Ils avaient décidé d’ici là de leur laisser l’eau et l’électricité pour ne pas les énerver alors que Chavez et ses hommes étaient sur le point d’intervenir.

« Entendu.

– Ding, l’armement est vérifié ?

– Plutôt deux fois qu’une. »

Comme toujours, les troupes d’assaut seraient armées de Heckler & Koch MP5SD3. Dotés de silencieux et alésés au calibre 9 mm, avec une cadence de tir de 700 coups par minute.

En plus de la dotation classique de grenades à fragmentation et de grenades assourdissantes, chaque homme serait également armé d’un MK23 calibre 45, avec silencieux KAC modifié, et système de visée au laser à quatre modes : laser visible seul, laser plus torche, laser infrarouge, laser infrarouge plus illuminateur. Privilégié par les unités commando des marines américaine et britannique, le MK23 était une merveille de solidité, ayant subi l’épreuve des SEAL et des SBS en conditions de température extrême, de submersion dans l’eau de mer, de tir à sec, d’impact et – le pire ennemi des armes à feu – de contact avec la poussière. Chaque fois, le MK23 avait continué de tourner comme une horloge – ou plutôt dans ce cas, de tirer.

Johnston et Loiselle avaient quant à eux des joujoux tout neufs pour s’amuser, Rainbow ayant récemment troqué le fusil de précision M24 contre le M110 de Knights Armament, équipé d’une lunette Leupold pour la visée de jour et du viseur nocturne éprouvé AN/PVS-14. Contrairement au M24 à culasse mobile, le M110 était un semi-automatique. Pour les groupes d’assaut, cela signifiait que Johnston et Loiselle, placés en couverture, pourraient loger plus de balles dans la cible en bien moins de temps.

À l’initiative de Clark, chaque tireur d’élite avait déjà effectué une reconnaissance de la zone, faisant le tour du pâté de maisons pour repérer positions et angles de tir. Pour les endroits choisis par Chavez et Weber comme point d’entrée, les deux tireurs d’élite seraient en mesure de leur assurer une couverture totale – en tout cas, jusqu’à ce qu’ils aient pénétré dans le bâtiment proprement dit. Une fois à l’intérieur, les troupes d’assaut seraient livrées à elles-mêmes.

 

Cinquante minutes après le coucher du soleil, le groupe était réuni dans son PC improvisé, tous feux éteints, dans l’attente. Aux jumelles, Clark entrevoyait un faible rai de lumière qui filtrait derrière les persiennes fermées de l’ambassade. L’éclairage extérieur était également allumé, quatre mâts de quinze mètres, disposés à chaque angle de la parcelle et doté d’une lampe à vapeur de sodium braquée sur le bâtiment.

Une heure plus tôt, l’appel du muezzin avait résonné au-dessus de Tripoli, mais à présent les rues étaient désertes et silencieuses, mis à part l’aboiement d’un chien au loin, un klaxon de voiture, et les voix assourdies des gardes de la milice populaire encore de service autour de l’ambassade. La température n’avait chuté que de quelques degrés et restait encore supérieure à vingt-cinq. D’ici l’aube, à mesure que la chaleur se dissiperait dans l’air sec du désert, la température descendrait encore d’une dizaine de degrés voire plus, mais Clark était sûr que d’ici là, ils auraient repris le contrôle de l’ambassade et que Rainbow remballerait. Il espérait n’avoir aucune perte de son côté et seulement un nombre réduit d’assaillants à remettre… à qui, au fait ? On devait sûrement encore débattre en haut lieu de qui nettoierait le chantier après la mission avant de se charger ultérieurement de l’enquête.

Quelque part dans le noir, un téléphone mobile vibra doucement et, peu après, Richards apparut à proximité de Clark pour lui souffler à l’oreille : « Les Suédois se sont posés à l’aéroport. »

Le Service suédois de sécurité – la Säkerhetspolisen – supervisait la division antiterroriste tandis que la Rikskriminalpolisen – Police criminelle – était l’équivalent du FBI. Une fois que Rainbow aurait repris l’ambassade, ce serait à leur tour de prendre la relève.

« Bien. Merci. Je suppose que ça répond à la question. Dites-leur de rester en stand-by. Dès qu’on aura terminé, ils pourront intervenir. Mais motus sur le déroulement de l’opération. Je ne veux pas que ça s’ébruite.

– Vous pensez que les Suédois…

– Non, pas de propos délibéré, mais qui sait avec qui ils sont en contact. »

Même si Clark jugeait la chose improbable, il ne pouvait exclure que les Libyens leur mettent des bâtons dans les roues. Voyez : les Américains ont débarqué ici, ils ont foiré leur mission, et on se retrouve avec des victimes. Un joli coup de pub pour le colonel.

Cela faisait maintenant près de vingt-quatre heures que l’ambassade avait été prise d’assaut, et toujours pas le moindre signe de vie. Clark avait choisi d’intervenir à deux heures quinze, tablant sur le fait que les terroristes s’imaginaient sans doute que s’il devait y avoir assaut, celui-ci aurait lieu au crépuscule. Clark espérait que ce délai les amènerait à baisser leur garde, même imperceptiblement. En plus, d’un point de vue statistique, c’était entre deux et quatre heures du matin que l’esprit humain commençait à perdre ses repères – surtout un esprit accaparé par les deux démons du stress et de l’incertitude au cours des dernières vingt-quatre heures.

 

À une heure trente, Clark dit à Johnston et Loiselle de se tenir prêts, puis il fit un signe de tête à Richards qui le répercuta au lieutenant Massoudi. Cinq minutes plus tard, et après une discussion prolongée au talkie-walkie, le Libyen était au rapport : les gardes autour du périmètre étaient prêts. Clark n’avait pas envie qu’un troufion trop nerveux fasse un carton sur un de ses tireurs d’élite au moment où il se mettait en position. De même, il continuait de surveiller de près Stanley et Chavez aux jumelles. Quoique improbable, demeurait toujours l’éventualité que quelqu’un – sympathisant ou simple connard qui détestait les Américains – tentât d’avertir les terroristes que les choses sérieuses allaient commencer. Si c’était le cas, Clark n’aurait guère d’autre choix que de rappeler Johnston et Loiselle et faire une autre tentative un peu plus tard.

Une fois Johnston et Loiselle équipés, le M110 à l’épaule, Clark attendit cinq minutes avant de murmurer à Stanley et Chavez : « Comment ça se passe ?

– Pas de changement, signala Ding. Quelques dialogues au talkie-walkie, mais c’est sans doute l’ordre qui se propage. »

À une heure quarante, Clark se tourna vers Johnston et Loiselle pour leur adresser un signe de tête. Les deux tireurs d’élite se glissèrent dehors pour disparaître dans l’obscurité. Clark alluma son micro-casque.

Cinq minutes passèrent. Dix.

Enfin, la radio transmit la voix de Loiselle : « Omega Un, en position. » Suivie, dix secondes plus tard, de celle de Johnston : « Omega Deux, en position.

– Compris, répondit Clark avec un coup d’œil à sa montre. Attendez. Les unités d’assaut s’ébranlent à dix. »

Il entendit les deux autres accuser réception en chœur.

« Alistair ? Ding ?

– RAS. Silence complet.

– Pareil ici, patron.

– OK, tenez-vous prêts. »

Sur quoi, Chavez confia ses jumelles à Clark pour rejoindre son équipe à la porte. Weber et ses hommes, qui s’étaient vu assigner la tâche de faire une brèche à l’angle ouest de la façade au rez-de-chaussée, devaient marcher un peu plus pour gagner leur position, aussi partiraient-ils les premiers, suivis quatre minutes plus tard par Chavez et ses tireurs.

Clark scruta une dernière fois l’ambassade, guettant un mouvement, des changements – toute anomalie dans ce qu’il appelait son contrôle-K, le contrôle kinesthésique. Il avait appris qu’après un certain temps de pratique, on développe un peu l’équivalent d’un sixième sens. Tout semble-t-il normal ? Pas de petite voix insistante au fond de la tête ? Pas de case laissée vide ou de détail négligé ? Clark avait vu trop d’agents, par ailleurs de valeur, négliger le contrôle-K – le plus souvent, hélas, à leur détriment.

Clark baissa ses jumelles et se tourna vers ses hommes, en attente sur le seuil. « Allez-y », leur murmura-t-il.