ELA PARTIT DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE. Y avait abouti, transmis par le Pentagone, le compte rendu par le caporal-chef Driscoll de sa prise de la grotte dans l’Hindou Kouch. Le rapport – juste trois pages, rédigées simplement – détaillait les actions de Driscoll et de ses hommes. Ce qui attira l’attention de l’avocat qui l’éplucha, ce fut le bilan humain. Driscoll rapportait avoir tué neuf ou dix combattants afghans, dont quatre à bout portant avec un pistolet muni d’un silencieux. D’une balle en pleine tête, constata l’avocat, ce qui le glaça quelque peu. C’était quasiment l’aveu d’un meurtre de sang-froid. Il avait déjà lu de telles confessions, mais jamais rédigées d’une manière aussi directe. Ce Driscoll avait violé là un certain nombre de lois, estima l’avocat. Il ne s’agissait pas d’une action au combat, pas même du rapport d’un tireur d’élite ayant abattu des cibles à une centaine de mètres, au moment où elles passaient la tête au-dehors, comme autant de cartons au stand de tir. Non, il s’était débarrassé des « méchants » (c’était son expression), pendant leur sommeil. Leur sommeil. Alors qu’ils étaient totalement inoffensifs, estima l’avocat, et il les avait tués sans l’ombre d’un remords, et l’avait consigné sans ambages, comme il aurait parlé de tondre sa pelouse.
C’était un scandale. Il les avait sous sa coupe. Ils n’avaient eu aucun moyen de résister. N’avaient même pas su que leur vie était en danger, mais ce Driscoll avait dégainé son pistolet et s’était débarrassé d’eux comme un gamin écrabouille des insectes. Mais ce n’étaient pas des insectes. C’étaient des êtres humains et, selon les lois internationales, ils avaient le droit d’être considérés comme prisonniers de guerre, protégés par les conventions de Genève. Mais Driscoll les avait tués, sans la moindre pitié. Pis encore, il ne semblait même pas avoir envisagé un seul instant que les hommes qu’il allait tuer auraient pu livrer des informations. Il avait décidé, de manière parfaitement arbitraire, que ces neuf hommes étaient sans valeur, en tant qu’individus comme en tant que sources.
L’avocat était jeune, moins de trente ans. Il était sorti major de sa promotion à Yale avant d’accepter un poste à Washington. Il avait même failli intégrer la Cour suprême, mais s’était fait coiffer au poteau par un plouc de l’université du Michigan. De toute manière, il n’aurait pas aimé le poste, il en était sûr. La nouvelle Cour suprême, en place depuis cinq ou six ans, était remplie de constitutionnalistes conservateurs stricts, qui respectaient la lettre de la loi comme la parole de Zeus dans l’Antiquité. À l’instar de ces prédicateurs baptistes du Sud qu’il entrevoyait derrière leur chaire à la télé le dimanche matin, quand il zappait rapidement sur les canaux pour regarder les débats matinaux.
Bigre.
Il relut le rapport et, encore une fois, fut choqué par les faits et le langage appliqué. Un soldat de l’armée des États-Unis avait tué sans merci, et au mépris des lois internationales. Il rédigea lui-même un rapport sur les faits, soulignant la méthode avec sévérité.
Le compte rendu de mission était parvenu sur son bureau, transmis par un collègue de promotion qui travaillait au bureau du ministre de la Défense, accompagné d’un billet indiquant que pas grand-monde au Pentagone ne semblait y avoir prêté attention, mais que lui, en revanche, étant par ailleurs également avocat de formation, l’avait trouvé proprement scandaleux. Selon lui, le nouveau ministre de la Défense s’était fait engloutir par la bureaucratie tentaculaire sur l’autre rive du Potomac. Avocat lui aussi, il avait passé trop de temps en compagnie de ces créatures en uniforme. Il n’avait pas été alarmé par cet infâme torchon et cela malgré le fait que le président en exercice avait émis des directives bien précises pour encadrer l’emploi de la force, y compris sur le champ de bataille.
Eh bien, se dit le jeune avocat, lui-même veillerait à y mettre bon ordre. Il rédigea son résumé personnel de l’affaire, accompagné d’une note cinglante, le tout adressé à son chef de section, un diplômé de Harvard qui avait l’oreille du président – enfin, il avait intérêt : son père était un de ses partisans les plus en vue.
Ce caporal-chef Driscoll était un assassin, estima l’avocat. Oh, dans un tribunal, le juge pourrait le prendre en pitié, noter que c’était un soldat sur le champ de bataille, pour ainsi dire. Ce n’était pas vraiment une guerre, l’avocat le savait, puisque le Congrès ne l’avait pas officiellement déclarée, mais tout le monde faisait comme si, et le défenseur de Driscoll ne manquerait pas d’insister sur ce point, et le juge à la Cour du district fédéral – choisi par la défense pour sa bienveillance à l’égard des soldats – prendrait lui aussi en pitié le meurtrier, pour cette même raison. C’était une tactique de défense classique mais, malgré tout, ce tueur se ferait sévèrement rembarrer. Même acquitté (ce qui était probable, compte tenu de la composition du jury que l’avocat de la défense s’efforcerait de réunir, pas vraiment une tâche difficile en Caroline du Nord), il retiendrait la leçon et cette leçon serait également retenue par un tas d’autres militaires qui préféreraient tirer dans la cambrousse que se retrouver au banc des accusés.
Et puis tant pis ; il allait expédier ce message, parce qu’il fallait l’expédier. Parmi toutes les choses qui distinguaient les États-Unis des républiques bananières, il y avait l’obéissance inébranlable de l’appareil militaire aux autorités civiles. Sans cela, l’Amérique ne valait pas mieux que Cuba ou l’Ouganda sous Idi Amin Dada. L’envergure du crime de Driscoll, certes relativement minime, n’entrait pas en ligne de compte. Il fallait rappeler à ces gens à qui ils devaient obéissance.
L’avocat rédigea le premier jet d’un commentaire au document qu’il transmit par mail à son chef de section, accompagné d’une demande d’accusé de réception. Ce Driscoll méritait de se faire taper sur les doigts et il était l’homme de la situation. Le jeune avocat en était convaincu. Certes, ils couraient après l’Émir, mais n’avaient pas réussi à le capturer et l’échec avait un prix dans le monde réel.
Après un trajet de cinq heures en voiture, il embarqua à Caracas dans un avion pour Dallas et au-delà. Shasif Hadi emportait dans son sac de voyage un ordinateur portable qui avait été dûment inspecté à la douane pour s’assurer de son innocuité. On vérifia également les neuf CD-ROM de jeux vidéo auxquels il envisageait de jouer durant le vol. À l’exception d’un seul. Mais même s’il avait été examiné, on n’y aurait trouvé que du charabia, des données en langage informatique C++, solidement chiffrées et sans signification particulière ; à moins d’avoir des programmeurs informatiques ou des hackers en poste aux points de contrôle, il était impossible de distinguer ces lignes de code de celles d’un jeu informatique ordinaire. On ne lui avait donné aucune information sur le contenu du disque, se contentant de lui indiquer un point de rendez-vous à Los Angeles où il devrait le remettre à une personne qu’il identifierait uniquement par l’échange de phrases convenues à l’avance.
Cela fait, et pour sauver les apparences, il passerait quelques jours en Californie, puis s’envolerait pour Toronto avant de regagner son domicile semi-permanent, dans l’attente d’une nouvelle mission. Il était le messager parfait. Ne sachant rien d’essentiel, il ne pouvait donc rien trahir d’essentiel.
Il brûlait d’être un peu plus impliqué dans la cause, et il avait fait part de ce désir à son contact parisien. Il avait été loyal ; il était capable, prêt à mettre sa vie en jeu si nécessaire. Certes, sa formation militaire n’était que rudimentaire, mais la guerre en cours ne se résumait pas à presser sur la détente, n’est-ce pas ? Hadi eut un soupçon de culpabilité. Si Allah, dans sa grande sagesse, jugeait bon de lui demander plus, alors il s’y plierait avec grâce. Si, au contraire, son destin était de ne jouer qu’un rôle mineur, il l’accepterait tout autant. Quel que soit le souhait d’Allah, il obéirait.
Il franchit le point de contrôle sans problème autre que la fouille supplémentaire à laquelle étaient soumis de nos jours tous ceux qui « avaient l’air arabe », puis il gagna la porte d’embarquement. Vingt minutes plus tard, il était à bord et bouclait sa ceinture.
La durée totale du voyage serait de douze heures seulement, et ce, en comptant le trajet en voiture jusqu’à l’aéroport. Il était donc assis dans l’avant-dernier siège de première classe, du côté droit de l’Airbus, jouant distraitement à son jeu de tir idiot tout en songeant à regarder un film sur l’écran miniaturisé fourni gratuitement avec le billet. Mais il approchait de son record personnel dans la partie et le film pouvait bien attendre. Il découvrit qu’un verre de vin l’aidait à marquer. Sans doute en le relaxant juste assez pour empêcher sa main de trembler sur le pavé tactile de son ordinateur portatif.