LS N’ALLÈRENT PAS LOIN, déjà l’appareil regagnait la passerelle d’embarquement – le train avant n’avait même pas eu le temps de s’engager sur la piste d’envol. Nulle explication à cette manœuvre, juste un sourire figé et un laconique : « Voulez-vous bien nous suivre, je vous prie ? » adressé à lui-même et Chavez, suivi de ce rictus fixe et ferme que seul un steward professionnel est capable de maîtriser – et qui révélait à Clark qu’il n’était pas question de discuter cet ordre.
« T’as oublié de régler un P-V de stationnement, Ding ? demanda Clark.
– Pas moi, répondit son gendre. Je suis toujours réglo. »
Chacun donna un bref baiser à son épouse assorti d’un « Ne t’inquiète pas », puis ils suivirent le steward et remontèrent la travée centrale jusqu’à la porte déjà ouverte. Les attendait, au seuil de la passerelle télescopique, un agent de la police londonienne. Le motif à carreaux noir et blanc sur la casquette de l’homme révéla à Clark qu’il ne s’agissait pas d’un banal bobby et l’insigne sur son chandail lui indiqua qu’il appartenait au SCD11, la section renseignement de la brigade criminelle.
« Désolé d’interrompre ainsi votre retour au bercail, messieurs, dit le flic, mais votre présence a été requise. Si vous voulez bien me suivre, je vous prie. »
Les manières britanniques – avec la conduite du mauvais côté de la route et cette manie de baptiser « chips » les frites – faisaient partie de ces trucs auxquels Clark n’avait jamais réussi à s’habituer – en particulier dans les échelons supérieurs de l’armée. Qu’on ne se méprenne pas, il était toujours plus agréable d’être poli que grossier, mais il y avait quelque chose de déroutant à se voir interpellé avec une telle civilité par un gars qui avait sans doute descendu plus de nuisibles que le citoyen moyen n’en croiserait dans une vie entière. Clark avait rencontré dans ce pays des types capables de lui expliquer en détail comment ils escomptaient vous transpercer à la fourche et boire votre sang avant de vous écorcher, tout cela sur le même ton qu’ils auraient pris pour vous inviter à boire le thé.
Clark et Chavez suivirent le flic, franchirent plusieurs points de contrôle, puis une porte fermée par un lecteur de carte, pour gagner le poste de sécurité de Heathrow. On les mena dans une petite salle de conférences où ils retrouvèrent Alistair Stanley, toujours officiellement commandant adjoint de l’unité Rainbow Six. L’homme se tenait debout derrière une table en forme de losange, sous l’éclat froid de tubes fluorescents. Stanley était membre du SAS – le Special Air Service – la première unité spéciale de combat des forces britanniques.
Clark aurait été réticent à l’admettre en public, mais selon lui, pour ce qui était de l’efficacité et de la longévité, le SAS restait inégalé. Il y avait sans aucun doute des unités aussi bonnes – son alma mater, les SEAL de la marine américaine lui venaient immédiatement à l’esprit – mais il y avait belle lurette que les Rosbifs avaient établi l’étalon-or des unités d’opérations spéciales de l’époque moderne, et cela remontait à 1941, quand un officier des Scots Guards du nom de Sterling – connu plus tard pour la mitrailleuse portant son nom – et son détachement L formé de soixante-cinq hommes avaient traqué et harcelé la Wehrmacht d’un bout à l’autre de l’Afrique du Nord. De ces toutes premières missions de sabotage derrière les lignes à la traque aux Scud dans le désert irakien, le SAS avait été de tous les coups, avait tout vu, et écrit au passage la légende dorée des opérations commando. Et comme tous ses frères d’armes avant lui, Alistair Stanley était un soldat d’élite. En fait, pas une seconde Clark ne l’avait considéré comme son second, mais plutôt comme son égal au poste de commandant, tant était grand son respect pour le bonhomme.
En dehors de la circulation à gauche et des frites, l’organisation du SAS avait là aussi nécessité pour Clark un temps d’adaptation. Selon une mode typiquement britannique, la répartition hiérarchique du service était bien particulière, se divisant en régiments – du 21e au 23e – et en escadrons – de A à G, avec quelques lettres manquantes pour faire bonne mesure. Malgré tout, Clark dut l’admettre bien volontiers, les Rosbifs faisaient tout cela avec classe.
« Alistair », dit-il en le saluant d’une inclinaison de tête très solennelle. Les traits d’Alistair lui révélaient qu’il s’était déjà produit – ou qu’il allait incessamment se produire – quelque chose de grave.
« On te manque déjà, Stan ? lança Ding en lui serrant la main.
– J’aimerais bien, vieux. C’est vraiment ennuyeux de devoir interrompre ainsi votre voyage. Mais je me suis dit que vous aimeriez bien un dernier baroud d’honneur avant de vous ramollir. J’ai un truc intéressant dans les tuyaux.
– Venant… ? demanda Clark.
– Des Suédois, par des voies détournées. Il semblerait qu’ils aient perdu leur consulat à Tripoli. Bougrement embarrassant.
– Par “perdu”, intervint Chavez, je suppose que tu ne veux pas dire qu’ils l’ont égaré ?
– Exact, désolé. Encore une litote typiquement britannique. Charmant mais pas toujours pratique. Les renseignements sont encore fragmentaires mais, compte tenu de l’endroit, il ne faut pas être grand clerc pour deviner l’origine des coupables. »
Clark et Chavez prirent des chaises et s’assirent autour de la table. Stanley les imita. Il ouvrit une chemise en cuir qui contenait un calepin rempli de notes manuscrites.
« Écoutons voir », dit Clark, les rouages mentaux embrayant illico en mode professionnel.
Dix minutes plus tôt, il était encore en mode civil – enfin, dans la mesure où il se le permettait –, assis avec sa famille et prêt à rentrer au bercail, mais ça, c’était avant, et on était maintenant. Et maintenant, il était redevenu le commandant de Rainbow Six. Une impression pas désagréable, dut-il bien admettre.
« Autant que l’on sache, il y a huit hommes en tout, reprit Stanley. Ils ont court-circuité la police locale, les doigts dans le nez, quasiment sans bobo. Les images satellite montrent quatre Suédois – sans doute des Fallskarmsjagares – gisant à terre sur le terrain de l’ambassade. »
Les Fallskarmsjagares étaient en gros la version suédoise des paras commandos, sélectionnés parmi l’élite de l’armée. Sans doute membres du Särskilda Skyddsgruppen – le Groupe de protection spéciale – appuyé par le SÄPO, le Service suédois de sécurité, pour garder l’ambassade.
« Ces gars sont des durs, observa Chavez. Quelqu’un leur a mâché le travail – et en visant juste. Autre chose en provenance de l’intérieur du consulat ? »
Stanley secoua la tête. « Silence radio. »
Ce qui était logique, décida Clarke. Quiconque d’assez doué pour pénétrer dans les lieux et neutraliser quatre Fallskarmsjagares aurait sans aucun doute la bonne idée de filer illico vers la salle des transmissions.
« Pas encore revendiqué ? demanda Chavez.
– Rien jusqu’ici, mais j’imagine que ça ne devrait pas tarder. Pour l’heure, les Libyens contrôlent la presse, mais ce n’est qu’une question de temps, j’en ai peur. »
Avec la multiplicité des groupes terroristes au Moyen-Orient, chacun tendait à vouloir revendiquer tout acte de violence significatif et ce n’était pas non plus toujours pour une question de prestige, mais bien plutôt une tentative délibérée de brouiller les cartes du renseignement. C’était un peu comme lorsque la brigade criminelle devait enquêter sur une importante affaire de meurtre. Les confessions hâtives et les suspects fantaisistes se pressaient au portillon et il fallait pourtant examiner chaque cas, de peur de rater une vraie piste. Il en allait de même avec le terrorisme.
« Et pas encore de demandes, je suppose ? ajouta Clark.
– Non plus. »
Comme souvent, aucune demande n’était formulée. Au Moyen-Orient, la plupart des preneurs d’otages voulaient simplement acquérir une audience internationale avant de se mettre à exécuter leurs prisonniers, en ne justifiant leur crime qu’a posteriori. Non pas que cela fît la moindre différence pour Clark et ses hommes, mais jusqu’à ce qu’un fonctionnaire gouvernemental quelconque leur ait donné le feu vert, Rainbow était, comme toutes les autres unités spéciales, à la merci des politiques. Ce n’est qu’à ce moment que l’unité pouvait enfin exercer ses talents.
« Et voilà la partie délicate, dit Stanley.
– La politique…
– Tout juste, là aussi. Comme vous l’imaginez, notre ami le Colonel veut envoyer sa Jamahiriyyah – il les avait déjà mis en alerte, en fait – mais le consul général de Suède n’était pas trop chaud, surtout vu les méthodes d’intervention des forces libyennes. »
La garde de la Jamahiriyyah était en fait la garde prétorienne du colonel Mouammar Kadhafi, composée d’environ deux mille hommes issus de sa région natale de Syrte. C’étaient des soldats de valeur, Clark le savait, bien soutenus par le renseignement et la logistique, mais ils n’étaient pas connus pour leur discrétion, ni pour leur souci des dégâts collatéraux, humains ou matériels. Si la garde menait l’assaut, les Suédois risquaient de perdre une bonne partie de leur personnel.
Un salopard intéressant, ce Kadhafi, songea Clark. Comme beaucoup dans le renseignement américain, Clark restait dubitatif à l’égard de son récent revirement du statut de grand méchant loup d’Afrique du Nord à celui de défenseur des droits de l’homme et de pourfendeur du terrorisme. Le vieil adage « chassez le naturel, il revient au galop » était peut-être un cliché, mais pour Clark le colonel Mouammar Abou Minyar Al-Kadhafi, « Chef fraternel et Guide de la révolution », retrouverait tôt ou tard ses penchants initiaux et il vaudrait mieux se méfier de lui, jusqu’à sa mort, pour des raisons naturelles ou pas si naturelles que ça.
En 2003, sous les ordres du Colonel, le gouvernement libyen avait officiellement informé les Nations unies qu’il était prêt à accepter la responsabilité de l’attentat du vol Pan Am 103 au-dessus de Lockerbie, survenu quinze ans auparavant, et il s’affirmait, en outre, prêt à dédommager les familles des victimes jusqu’à hauteur de près de trois milliards de dollars. Le geste fut aussitôt accompagné non seulement des louanges de l’Occident, mais aussi de la levée des sanctions économiques et quasiment des félicitations d’une bonne partie de la diplomatie européenne. Et l’homme n’en était pas resté là, puisqu’il avait ensuite ouvert ses programmes d’armement à l’inspection internationale, puis dénoncé les attentats du 11-Septembre.
Clark avait une hypothèse sur le revirement de Kadhafi qui n’avait rien à avoir avec un ramollissement dû à la vieillesse mais tenait à de banales raisons économiques. En d’autres termes, les prix du pétrole, qui s’étaient effondrés depuis les années quatre-vingt-dix, avaient ramené la Libye au niveau de pauvreté de l’époque des caravanes, alors que la fortune tirée de l’or noir en avait fait la reine des nations du désert et avait permis au Colonel de financer ses chers projets terroristes. Bien entendu, se rappela Clark, la politique de gentil toutou de Kadhafi avait sans doute été aidée par l’invasion américaine de l’Irak, en laquelle il avait peut-être entrevu un avant-goût de ce qui pourrait arriver à son petit fief. Pour dire vrai, Clark admettait que le fauve semblait, sinon assoupi, du moins ne plus avoir les crocs aussi aiguisés. La question était de savoir si, en cas de remontée des prix du pétrole, le Colonel n’allait pas se retrouver jeune et fringant. N’allait-il pas justement profiter de cet incident pour se réveiller ?
« Bien entendu, le commandement suprême à Stockholm souhaite faire intervenir ses propres forces, mais Kadhafi ne veut rien entendre, poursuivit Stanley. Aux dernières nouvelles, la rue Rosenbad était en discussion avec Downing Street. Toujours est-il qu’on nous a placés en alerte. Herefordshire est en train de battre le rappel du reste de l’unité. Deux de nos hommes sont indisponibles – l’un pour raison médicale, l’autre est en permission – mais l’essentiel des forces devrait pouvoir être réuni et équipé dans l’heure et prêt à embarquer peu après. » Stanley consulta sa montre. « Disons, soixante-dix minutes pour décoller.
– Tu as dit un peu plus tôt qu’ils étaient postés, intervint Chavez, mais postés où ? »
Le facteur temps était un élément critique et, même avec le mode de transport le plus rapide, Tripoli, ce n’était pas la porte à côté – et le trajet depuis Londres risquait d’être plus long que la durée de survie éventuelle des otages à l’intérieur du consulat.
« Tarente. La Marina Militare s’est aimablement proposée pour nous accueillir en attendant que les politiques se décident. S’ils nous donnent le feu vert, on n’aura qu’à traverser le bras de mer pour rallier Tripoli. »