ES POINTS DE DÉPÔT », annonça Mary Pat, en poussant la porte vitrée de la salle de conférences du Centre national antiterroriste. Elle se dirigea vers le tableau en liège sur lequel on avait agrafé la copie de la carte et celle du plan de Peshawar. Elle tapota sur un des groupes de points.
« Redites-moi ça ? fit John Turnbull.
– La légende au dos de la carte – les flèches verticales combinées aux groupes de points –, sert à les identifier. La flèche tournée vers le haut est pour le signal de récupération, celle tournée vers le bas, le point de dépôt. La position de la première vous indique où récupérer le colis. Un groupe de trois points pour donner le signal de récupération, un groupe de quatre pour localiser la boîte.
– On se croirait revenu au temps de la guerre froide, fit remarquer Janet Cummings.
– C’est une méthode éprouvée – elle remonte à l’Antiquité romaine. »
Le fait que ses collègues parussent surpris du tour pris par les événements lui révéla qu’ils se fondaient encore – comme peut-être également l’ensemble de la CIA – sur une sous-estimation des capacités du CRO en matière de renseignement. À la condition que les agents procédant aux dépôts se montrent prudents, le système avait fait ses preuves pour transférer documents et données.
« Cela dit, impossible de dire si ces boîtes aux lettres sont toujours actives, observa-t-elle. Sans présence humaine sur place. »
Sous le coude de Ben Margolin, le téléphone se mit à pépier. Il décrocha le combiné, écouta trente secondes, raccrocha. « Rien jusqu’ici, mais les ordinateurs continuent à mouliner. La bonne nouvelle est que nous avons éliminé un rayon de cent kilomètres autour de la caverne.
– Trop de variables, commenta John Turnbull, le chef de la station Acre.
– Ouaip », confirma Janet Cummings, chef des opérations de la cellule antiterroriste.
Pour résoudre l’énigme de la localisation du plan-relief en sable découvert par Driscoll et ses hommes Mary Pat Foley avait proposé de recourir à un projet de la CIA : Collage.
Fruit des réflexions d’un mathématicien de la direction scientifique de Langley, Collage avait été imaginé pour répondre à ce type de questions précises de Mary Pat. L’Émir et ses lieutenants adoraient diffuser des photos et des vidéos de leurs randonnées dans les étendues désertiques de l’Afghanistan et du Pakistan, fournissant au renseignement américain quantité d’indices sur le terrain et la météo locales, mais jamais assez pour être d’une utilité quelconque pour les forces d’intervention sur le terrain. À défaut d’un contexte élargi, de points de référence, ou d’une échelle fiable, un rocher ne se différenciait pas d’un autre.
Collage avait espéré résoudre ce problème en collectant les moindres bribes de données topographiques brutes, depuis les images commerciales et militaires de Landsat jusqu’aux vues radar des satellites Lacrosse ou Onyx, en passant par les albums de famille sur Facebook et les journaux de voyages sur Flickr – pourvu que lesdites images puissent être localisées et leur échelle déterminée avec précision, Collage les digérait pour les recracher sous la forme d’un calque plaqué sur une représentation de la surface terrestre. S’ajoutait à la mixture une vertigineuse quantité de variables : données géologiques, conditions de météo locale présentes et passées, plans d’exploitation forestière, activité sismique… Dès qu’un élément concernait la surface de la terre et l’évolution de son aspect à un moment donné, il était intégré à la base de données.
Des questions auxquelles personne ne songeait, telles que : « À quoi ressemble le granite de l’Hindou Kush quand il est mouillé ? » Et « Quelle serait la configuration de cette ombre avec un taux de couverture nuageuse de trente pour cent et un point de rosée de tant ? » où : « Au bout de dix jours de vent de vingt-cinq kilomètres/heure, quelle hauteur atteindrait telle ou telle dune de sable au Soudan ? » Les permutations et les possibilités étaient vertigineuses, comme le modèle mathématique enfoui dans les millions de ligne de code du logiciel Collage. Malheureusement ces calculs étaient fondés, à la fois sur des variables connues et sur des données imaginaires, sans parler de probabilités fragiles, de sorte que le programme devait extrapoler des suppositions, non seulement à partir de données brutes, mais aussi de ce qu’il dépouillait au sein d’une image ou d’une séquence vidéo. Ainsi, dans une séquence de trente secondes au format 640 x 480, dès la première passe, Collage identifierait entre cinq cent mille et trois millions de points de référence auxquels assigner une valeur en noir et blanc – sur une échelle de soixante-cinq mille nuances de gris –, une taille relative et un angle de vue ; plus la distance par rapport à l’avant-plan, à l’arrière-plan et aux objets voisins ; l’intensité et la direction angulaire du soleil, l’épaisseur et la vitesse de la couverture nuageuse, et ainsi de suite… une fois ces valeurs assignées, elles étaient introduites dans la matrice du calque de Collage et c’était parti pour trouver une correspondance.
Collage avait rencontré un certain nombre de réussites, mais jamais aucun résultat d’une valeur tactique bien concrète et Mary Pat commençait à soupçonner le système d’avoir, comme les autres, montré ses limites. Si oui, l’échec ne venait pas du programme mais bien des données acquises. Ainsi n’avaient-ils toujours aucune idée de la signification réelle du plan-relief en sable. Était-ce la représentation exacte d’un site, était-elle à l’échelle ou se trouvait-elle dans l’Hindou Kush ou bien à des milliers de kilomètres ?
« Où en sommes-nous avec Lotus ? » demanda Mary Pat. La NSA avait fait le tour de ses interceptions pour y traquer des références à Lotus dans l’espoir de trouver un motif permettant au centre antiterroriste de reconstituer un tableau. Comme le modèle sur lequel était élaboré le programme Collage, le nombre de questions auxquelles il leur faudrait répondre pour reconstituer le puzzle était hallucinant : quand le terme était-il apparu pour la première fois ? Avec quelle fréquence ? Dans quelle partie du monde ? Par quel moyen se disséminait-il de préférence ? Courrier électronique, téléphone, sites web, ou encore un autre média qu’ils n’auraient pas encore envisagé ? Lotus précédait-il ou suivait-il les incidents terroristes majeurs ? Et ainsi de suite. Du reste, rien ne garantissait que Lotus eût une signification quelconque. Pour ce qu’ils en savaient, ce pouvait être le surnom donné par l’Émir à sa petite amie.
« OK, envisageons le pire scénario », dit Margolin pour remettre la discussion sur les rails.
« Je dirais qu’on devrait repartir d’hypothèses sûres, répondit Cummings. Nous savons où se trouve la caverne et nous savons, d’autre part, que le signal avait une portée relativement réduite – quelques dizaines de kilomètres de part et d’autre de la frontière. À supposer que Lotus ait une signification quelconque, il y a de bonnes chances qu’il déclenche un mouvement – de personnes, de matériel, de fonds, qui peut dire. »
Le problème, se dit Mary Pat, était que les personnes et les aspects logistiques étaient souvent mieux pistés par le renseignement humain que par l’interception de signaux, or, pour l’heure, ils n’avaient quasiment aucun personnel dans le secteur.
« Vous savez de quel côté je penche, dit-elle au patron de l’antiterrorisme.
– Nous avons tous la même liste de vœux, mais pas les ressources – du moins pas autant qu’on aimerait. »
Merci à Ed Kealty et Scott Kilborn, songea-t-elle avec amertume. Après qu’ils eurent passé près de dix années à reconstituer son écurie d’agents sur le terrain – pour l’essentiel grâce au Plan bleu – le Service clandestin avait reçu instruction de réduire sa présence outremer en faveur d’éléments fournis par les alliés. Des hommes et des femmes qui avaient risqué leur vie à constituer des réseaux dans les zones tribales du Pakistan ou de l’Afghanistan, ou sur les plateaux iraniens, se retrouvaient enfermés dans des ambassades et des consulats sans même un remerciement.
Dieu nous préserve de la politisation à courte vue du renseignement.
« Alors, changeons de perspective, dit Mary Pat. Nous avons des éléments exploitables sur place – pas seulement les nôtres. Tendons la main vers le bon vieux renseignement allié.
– Les Rosbifs ? demanda Turnbull.
– Ouaip. Ils ont plus d’expérience que quiconque en Asie centrale, y compris les Russes. Ça ne peut pas faire de mal d’essayer. Je vais demander à quelqu’un d’inspecter les boîtes aux lettres, voir si elles sont toujours exploitables.
– Et ensuite ?
– On suit la piste quand on sera là-bas. »
Au bout de la table de conférence, Margolin bascula la tête en arrière et fixa le plafond. « Le problème n’est pas de demander ; mais d’avoir la permission de le faire.
– Putain, tu te fous de moi, j’espère », dit Cummings.
Hélas non, Mary Pat le savait. Même si les adjoints de Kilborn au renseignement et au Service clandestin n’avaient pas avalé la pilule comme leurs collègues de la direction centrale du renseignement, ils étaient néanmoins en bonne voie. En choisissant Kilborn, le président Kealty s’était assuré la docilité des échelons supérieurs de la CIA, quelles que fussent les conséquences pour le service et les services voisins.
« Dans ce cas, ne demandons pas, dit simplement Mary Pat.
– Comment ça ?
– Si on ne demande pas, on ne risque pas d’avoir de réponse négative. Pour l’instant, on continue de bavasser dans le vide, non ? Rien d’opérationnel, rien de concret. On part juste à la pêche au hasard. Voilà ce qu’on fait ; voilà à quoi ils nous paient. Depuis quand devons-nous demander à qui que ce soit l’autorisation de tailler une bavette avec un allié ? »
Margolin la fixa sans aménité durant quelques instants, puis il haussa les épaules. La mimique voulait dire tout et rien à la fois. Elle connaissait assez bien son patron pour savoir qu’elle avait touché une corde sensible. Comme elle, Margolin s’intéressait à sa carrière, mais pas au point que cela nuise à son boulot.
« On n’en a jamais parlé, observa Margolin. Laissez-moi lancer un ballon d’essai. Si on nous renvoie dans nos cordes, alors on agira à notre guise. »
C’était là la vraie Russie, songea Vitaly, avec les hivers les plus rigoureux dans un pays connu pour la rudesse de son climat hivernal. Dans le coin, les ours polaires étaient bien dodus, couverts d’une épaisse couche de graisse pour les protéger du froid, suffisante pour leur permettre d’hiberner dans des anfractuosités creusées dans les séracs sur la glace, ne se réveillant qu’à l’occasion pour attraper un phoque qui s’était aventuré un peu trop près de l’ouverture de leur antre.
Vitaly se redressa et s’ébroua pour se réveiller, puis il gagna d’un pas traînant la cuisine pour faire chauffer l’eau de son thé matinal. La température était tout juste positive – ce qui correspondait à une chaude journée d’automne. Il ne s’était pas formé de glace durant la nuit, du moins pas en épaisseur suffisante pour bloquer le bateau, et les ponts étaient recouverts de deux ou trois centimètres de neige chassée par le vent et gelée, une épaisse couche de givre qu’il leur faudrait dégager pour ne pas alourdir leurs œuvres vives. Se retourner dans ces eaux était synonyme de mort quasiment certaine ; sans combinaison de survie, un homme était sûr de perdre connaissance au bout de quatre minutes et de mourir dans le quart d’heure ; d’ailleurs, même s’il avait des combinaisons en nombre suffisant à bord, leur manipulation n’avait guère soulevé l’intérêt de ses passagers.
Ses clients étaient réveillés, piétinant sur place et se claquant le torse. Tous allumèrent une cigarette avant de se diriger vers l’arrière et les toilettes rustiques du bord. Puis tous mangèrent le pain et le beurre glacé sortis pour le petit déjeuner.
Vitaly laissa une heure s’écouler avant de se mettre en branle, puis il lança les moteurs diesel et recula pour dégager le navire de la plage de galets sur laquelle ils s’étaient échoués pour la nuit. Il avait déjà ouvert ses cartes et mit le cap à l’est à dix nœuds. Vanya le relaya à la barre. Ils écoutaient une vieille radio à ondes courtes – en général de la musique classique diffusée par une station d’Arkhangelsk – ça aidait à passer le temps. Il leur restait dix heures de navigation jusqu’à leur destination. Environ cent quatre-vingt-dix kilomètres. Dix heures à dix nœuds, s’il fallait se fier à la carte.
« Ça ne se présente pas trop bien », observa Vanya, le doigt tendu vers tribord avant.
À l’horizon, s’étalait une ligne boursouflée de nuages noirs si bas qu’ils semblaient se fondre avec la surface de l’océan.
« Ça ne présage rien de bon, en effet », admit Vitaly. Et il savait que ça allait empirer. Pour parvenir à leur destination, il allait leur falloir traverser la tempête – à moins de se dérouter, voire de regagner la terre ferme et d’attendre qu’elle passe.
« Demande à Fred de monter, veux-tu ? » dit Vitaly.
Vanya descendit et remonta une minute plus tard avec le patron de leur groupe de clients. « Un problème, capitaine ? »
Vitaly montra la bourrasque qui s’annonçait derrière la vitre. « Ça !
– De la pluie ?
– Pas de pluie par ici, Fred. Rien que des tempêtes. La seule question, c’est : de quelle intensité ? Et ce truc m’a tout l’air d’un sacré coup de chien. »
Et pis encore pour une ancienne péniche de débarquement, avec ses bords plats et juste un mètre de tirant d’eau, s’abstint-il d’ajouter.
« Combien de temps avant qu’on ne l’atteigne ?
– Trois heures, peut-être un peu plus.
– Pourra-t-on l’encaisser ?
– Sans doute, mais rien n’est certain par ici. Quoi qu’il en soit, on va être secoués.
– Y a-t-il une autre solution ? demanda Fred.
– Retourner à notre point de départ de la nuit dernière ou mettre le cap au sud pour tenter de contourner le grain. L’une ou l’autre solution nous retarderont d’une journée.
– Inacceptable, répondit Fred.
– Ça va être coton à traverser – et je peux vous garantir que vous et vos hommes allez passer un sale moment.
– On survivra. Et peut-être qu’une prime vous aidera à mieux digérer l’épreuve ? »
Vitaly haussa les épaules. « Moi, je suis partant si vous l’êtes.
– Alors, allez-y. »
Deux heures plus tard, il aperçut un bâtiment à l’horizon, qui faisait route vers l’ouest. Sans doute un navire d’approvisionnement qui venait de livrer sa cargaison de matériel de forage au nouveau champ pétrolier découvert plus loin à l’est, en remontant la Léna, au sud de Tiksi. À en juger par son sillage, le navire avançait à toute vapeur, cherchant de toute évidence à prendre ses distances avec la tempête vers laquelle eux-mêmes se dirigeaient.
Vanya apparut à ses côtés. « Les moteurs tournent comme une horloge. Toutes les écoutilles sont fermées. » Vitaly lui avait demandé de les préparer à l’approche du grain. En revanche, ils ne pouvaient guère préparer leurs passagers à l’épreuve qui s’annonçait, ou mieux préparer leur bateau aux dégâts que pouvait lui occasionner la tempête. La nature était vicieuse et cruelle.
Un peu plus tôt, Vitaly avait demandé à Fred que ses hommes leur prêtent la main pour dégivrer le bateau, tâche dont ils s’acquittèrent, malgré leurs jambes flageolantes et leur teint nauséeux. Pendant que la moitié d’entre eux taillaient la glace à coups de marteau et de pic, l’autre, sous la supervision de Vanya, s’était servie de pelles à blé pour balancer par-dessus bord les blocs de glace ainsi détachés.
« Et si après ça, on déménageait pour Sotchi, pour travailler sur un bateau là-bas ? » demanda Vanya à son capitaine après avoir libéré leurs passagers pour qu’ils redescendent se reposer.
« Fait trop chaud. Pas un endroit pour vivre. »
Toujours cette mentalité polaire. Les vrais hommes vivaient et travaillaient dans le froid, et ils se vantaient de leur résistance. Sans compter que ça donnait meilleur goût à la vodka.
À dix milles nautiques devant leur étrave, la tempête était là, menaçante, haute muraille de rouleaux gris-noir qui semblait prête à leur fondre dessus. « Vanya, descends donner à nos hôtes un petit cours de rattrapage sur les tenues de survie. »
Vanya se retourna vers l’échelle.
« Et ce coup-ci, veille à ce qu’ils soient attentifs », ajouta Vitaly.
Sa responsabilité de capitaine était de garantir la sécurité de ses passagers mais, plus important, il doutait que leur employeur, quel qu’il fût, lui pardonnerait, si jamais ils devaient perdre la vie par sa faute.
Un exercice idiot, se dit Moussa Merdassan, en regardant ce gnome de Russe déplier sur le pont la combinaison de survie orange. Pour commencer, aucun navire de sauvetage n’arriverait à temps pour les récupérer, combinaison ou pas ; ensuite, aucun de ses hommes n’enfilerait ces tenues, quoi qu’il advienne. Si Allah jugeait bon de les livrer à l’océan, alors ils accepteraient leur sort. Qui plus est, Merdassan n’avait pas la moindre envie qu’on les repêche ; et si ce devait être le cas, il priait pour qu’ils soient méconnaissables. C’était un élément à envisager : comment également s’assurer que ni le capitaine ni son matelot ne survivent à une telle catastrophe, de crainte qu’on n’enquête sur la nature de leur voyage et sur leur identité. Il ne pouvait pas compter sur une arme à feu s’ils se retrouvaient jetés à la mer. Un couteau restait donc préférable s’ils devaient abandonner le navire. Et peut-être faudrait-il leur ouvrir le ventre pour s’assurer que les corps aillent par le fond.
« D’abord, vous étalez la combinaison à plat sur le pont, les fermetures ouvertes, puis vous vous asseyez dessus, le derrière juste au-dessus de la partie inférieure de la fermeture Éclair », expliquait le Russe.
Merdassan et ses hommes faisaient bien sûr mine de suivre attentivement. Mais aucun d’eux n’avait trop l’air en forme ; avec cette mer de plus en plus grosse, leurs visages étaient devenus livides. La cabine puait le vomi, la sueur et les légumes trop cuits.
« On entre les jambes d’abord, puis chaque bras l’un après l’autre, et enfin, on met la capuche. Quand c’est fait, on roule sur soi pour se mettre à genoux, on remonte entièrement la fermeture, et on ferme les rabats en Velcro devant la partie inférieure du visage. »
Le Russe passa d’homme en homme, pour s’assurer que chacun suivait ses instructions à la lettre. Satisfait, il les embrassa du regard et demanda : « Des questions ? »
Il n’y en avait aucune.
« Si vous passez par-dessus bord, votre EPIRB…
– Notre quoi ? demanda l’un des hommes.
– Emergency Position-Indicating Radio Beacon – émetteur de localisation d’urgence –, la balise de détresse fixée à votre cou s’activera automatiquement dès qu’elle sera submergée. (Il marqua un temps.) Pas d’autres questions ? »
Il n’y en avait pas.
« OK, je vous suggère de regagner vos couchettes et de vous accrocher. »
Même si Vitaly avait su à quoi s’attendre, la vitesse et la férocité avec lesquelles la tempête les frappa n’en furent pas moins déstabilisantes. D’un seul coup, le ciel vira au noir d’encre et, en moins de cinq minutes, la mer passa d’un calme relatif avec des creux d’un mètre cinquante à des vagues de huit mètres qui venaient s’écraser contre le bastingage.
De grandes volutes d’écume et de mousse s’élevaient de chaque côté des flancs verticaux pour venir cribler les vitres de la timonerie comme autant de pelletées de gravillons, obscurcissant la vision de Vitaly pendant une dizaine de secondes avant que les essuie-glaces ne dégagent la vue, lui laissant juste le temps d’entrevoir la vague suivante. Toutes les deux ou trois secondes, des tonnes d’eau de mer passaient par-dessus le bastingage à tribord pour balayer le pont jusqu’à hauteur du genou, recouvrant les dalots, incapables d’évacuer le volume d’eau embarqué. Les mains agrippées à la barre, Vitaly sentait celle-ci répondre de moins en moins, à mesure que la masse d’eau prise au piège oscillait d’un plat-bord à l’autre.
« Descends surveiller les moteurs et les pompes », dit-il à Vanya qui se précipita.
Jonglant avec les deux commandes des gaz, Vitaly essayait de maintenir la proue pointée vers les vagues. Laisser l’embarcation virer par le travers de la houle, c’était risquer un rouleau fatal menant immanquablement au chavirage. Avec son fond plat, le T-4 n’avait quasiment aucune possibilité de se redresser, passé quinze degrés de gîte. Renversé dans un creux, il ne lui faudrait pas plus d’une minute ou deux pour aller par le fond.
D’un autre côté, Vitaly n’était que trop conscient des limites structurelles de la rampe de proue. Même si avec Vanya, il avait multiplié les efforts pour s’assurer de son arrimage et de son étanchéité, on ne pouvait surmonter les faiblesses inhérentes à sa conception : elle était destinée à se rabattre à plat sur une grève pour débarquer des soldats. À chaque vague, la rampe vibrait et, malgré le grondement de la tempête, il pouvait entendre grincer et claquer les goupilles de sécurité épaisses de trois centimètres.
Une nouvelle vague passa par-dessus le bastingage et s’écrasa, une partie balayant le pont, l’autre se fracassant contre les vitres de la timonerie. Le bateau roula sur bâbord. Vitaly perdit pied et son front percuta la console. Il retrouva son équilibre et cligna rapidement des yeux, vaguement conscient de quelque chose d’humide et tiède qui lui ruisselait sur la tempe. Il lâcha la barre et porta la main à son front ; ses doigts revinrent tachés de sang. Pas de gros bobo, toutefois. Ça se réglerait avec quelques points de suture.
Dans l’interphone, il entendit la voix assourdie de Vanya : « Pompe… en panne… j’essaie de la redémarrer… »
Bigre. Une pompe, ils pouvaient encore s’en passer, mais Vitaly savait que la plupart des navires sombraient non pas à la suite d’un seul incident catastrophique mais par l’effet domino déclenché, leur succession aboutissant à la défaillance de toutes les fonctions vitales. Et si jamais cela se produisait ici… il préférait ne pas y songer.
Soixante secondes s’écoulèrent, puis la voix de Vanya, à nouveau : « Pompe repartie !
– Compris ! » répondit Vitaly.
Soudain, venant d’en bas, il entendit une voix s’écrier : « Non, ne fais pas ça ! Rentre ! »
Vitaly se dirigea vers la droite et colla son visage contre la vitre latérale. À l’arrière, il vit une silhouette franchir en titubant la porte de la cabine et gagner le pont. C’était un des hommes de Fred.
« Qu’est-ce qu’il… »
L’homme tituba, tomba à genoux. Il se mit à vomir. Il était pris de panique, comprit alors Vitaly. Se sentant pris au piège à fond de cale, son instinct avait repris le dessus, le poussant à s’échapper.
Vitaly retourna vers l’interphone avec la salle des machines. « Vanya, il y a un homme sur le pont arrière… »
La poupe fut soudain violemment propulsée vers le haut. Projeté dans les airs, l’homme fut rejeté de côté avant d’aller percuter le plat-bord. Il resta là quelques instants, affalé comme une poupée de chiffon, les jambes sur le pont, le torse en équilibre sur le bastingage, puis il bascula par-dessus bord et disparut.
« Un homme à la mer, un homme à la mer ! » s’écria Vitaly dans l’interphone général. Il scruta l’océan derrière les vitres, cherchant une accalmie entre les crêtes des vagues qui lui permettrait de virer de bord.
« Non ! » entendit-il une voix s’écrier dans son dos.
Il se retourna pour découvrir Fred en haut de l’échelle, les deux mains agrippées aux mains courantes. Le devant de sa chemise était maculé de vomissures.
« Quoi ? demanda Vitaly.
– Il est perdu ; oubliez-le.
– Vous êtes cinglé ? On ne peut pas…
– Si vous virez de bord, on risque de chavirer, pas vrai ?
– Oui, bien sûr, mais…
– Il connaissait les risques, capitaine. Je ne vais pas laisser son erreur nous mettre tous en danger. »
Vitaly savait que Fred avait raison en toute logique, mais abandonner un homme en mer, sans même tenter de le récupérer semblait inhumain. Et le faire sans montrer la moindre trace d’émotion…
Comme s’il avait perçu l’indécision de Vitaly, le dénommé Fred précisa : « Mes hommes sont sous ma responsabilité ; la vôtre est la sécurité de ce navire et de ses passagers, exact ?
– Exact.
– Alors, on continue. »