E LIEUTENANT Operativnik – inspecteur – Pavel Rosikhina rabattit le drap – en fait, une nappe – qu’une âme charitable avait tendu sur le corps et contempla le visage aux yeux écarquillés de celui qu’il estimait être encore une victime de la Mafia. Ou peut-être pas. Malgré sa pâleur cadavérique, il était clair que l’homme n’était ni tchétchène ni russe d’au-delà de l’Oural, ce qui le surprit, compte tenu des lieux. Un Russe occidental. Intéressant.
La balle – unique – était entrée juste au-dessus de l’oreille gauche, deux centimètres plus haut, pour ressortir… Rosikhina se pencha au-dessus de la table, prenant soin de ne rien toucher d’autre que la nappe, pour regarder du côté droit de la tête qui reposait sur le dossier capitonné de l’alcôve. Là. Un orifice de la taille d’un œuf, derrière l’oreille droite. Le sang et les fragments de matière grise qui éclaboussaient le mur derrière correspondaient à la trajectoire du projectile, ce qui signifiait que le tueur avait dû se tenir debout… à cet endroit. Juste devant la porte de la cuisine. À quelle distance précise, ce serait à la médecine scientifique d’en décider, mais, à en juger par la blessure d’entrée, Rosikhina pouvait déjà déduire que le coup n’avait pas été tiré à bout portant. Il n’y avait aucune trace de poudre sur la peau autour de la blessure, pas de brûlure superficielle non plus. En outre, l’orifice d’entrée était parfaitement circulaire, quand un coup à bout portant laissait une déchirure caractéristique en forme d’étoile. Rosikhina se boucha le nez à cause de la puanteur fécale. Comme souvent en cas de mort soudaine, les sphincters de la victime s’étaient relâchés. Il ôta précautionneusement le blouson de sport du cadavre, d’abord par la gauche, puis par la droite, tâtant l’étoffe à la recherche d’un portefeuille. Mais il ne trouva qu’un stylo-bille argenté, un mouchoir blanc et un bouton de rechange pour son veston.
« Quelle distance, à ton avis ? » entendit-il dans son dos. Il se retourna.
Guennady Olekseï, son partenaire intermittent, se tenait à un mètre cinquante derrière lui, avec un demi-sourire, la clope au bec et les mains fourrées dans les poches de son manteau de cuir.
Par-dessus l’épaule d’Oleksei, Rosikhina vit que les agents en uniforme de la milice avaient terminé de conduire les clients vers la porte d’entrée, où ils s’entassaient, attendant qu’on les interroge. Les membres du personnel du restaurant – quatre serveurs, une caissière et trois cuistots – étaient installés aux tables désormais vides et déclinaient leur identité à un autre agent.
Olekseï et Rosikhina travaillaient au bureau central de lutte contre la criminalité financière, une subdivision de la brigade criminelle de la milice de Saint-Pétersbourg. Contrairement à la plupart des services de police occidentaux, les Operativniks russes ne travaillaient pas en équipes stables. Pour quelle raison, nul ne l’avait expliqué à Rosikhina mais il suspectait que ce devait être une question de crédits. Tout en fait était une question de crédits, qu’il s’agît de garder ou non sa voiture d’une semaine sur l’autre, ou bien de travailler en solo ou avec des collègues.
« On t’a mis sur le coup ? s’enquit Rosikhina.
– Ils m’ont appelé chez moi. Quelle distance ? redemanda Olekseï.
– Entre soixante centimètres et un mètre quatre-vingts. Une cible facile. » Il remarqua un objet posé sur le siège, derrière les fesses de la victime. Il se pencha pour l’examiner de plus près. « Trouvé un flingue, dit-il à son collègue. Un semi-automatique. On dirait un Makarov. Il aura au moins essayé… une seconde de plus pour dégainer et peut-être…
– Là, c’est une question pour toi, observa Olekseï. À sa place, réagirais-tu comme notre ami ici présent, sachant ce qui va arriver, ou bien laisserais-tu simplement faire… pouf, basta. Rideau.
– Dieu tout-puissant, Guennady…
– Allons, sois sincère. »
Soupir de Rosikhina : « J’imagine que j’aimerais mieux partir dans mon sommeil – à cent ans, et couché à côté de Natalia.
– Pavel, Pavel… tu réponds toujours à côté.
– Désolé. Mais j’aime pas ça. Ce truc, je le sens pas. Ça a toutes les apparences d’un règlement de comptes classique de la Mafia, mais la victime n’a sûrement rien de classique – en tout cas, certainement pas dans un endroit pareil.
– Ce type était soit très courageux, soit très con, nota Olekseï.
– Ou désespéré. »
Pour venir dans un tel lieu, leur victime d’origine russe devait chercher autre chose que déguster une bonne assiette de Djepelgesh ou écouter cette horreur de pondur – un instrument qui lui avait toujours fait penser à des cris de chatte en chaleur.
– Ou vraiment affamé, ajouta Olekseï. Un autre boss, peut-être ? Sa tête ne me dit rien, mais il pourrait être fiché.
– J’en doute. Ces types-là ne se déplacent jamais sans leur petite armée personnelle. Même si quelqu’un était parvenu à l’aborder ici et l’approcher d’aussi près pour lui loger une balle dans la tête, nul doute que ses gardes du corps auraient aussitôt déclenché une terrible fusillade. Il y aurait des impacts de balles partout, et bien plus de cadavres. Or, nous n’avons qu’une seule balle et qu’un seul corps. Il s’agit d’une embuscade parfaitement montée, du vrai travail de pro. La question reste : de qui s’agit-il et pourquoi était-il aussi important de le tuer ?
– Eh bien, ce n’est pas de ces gens-là qu’on va tirer une réponse. »
Son collègue avait raison, Rosikhina le savait. La peur de la Mafia tchétchène – ou la fidélité à celle-ci – tendait à faire taire même les plus loquaces. Les témoignages se rangeaient invariablement en trois catégories : Je n’ai rien vu ; un homme masqué est entré, a abattu le type puis est ressorti en courant, tout s’est passé si vite ; et le préféré de Roskhina : Ya nié gavariou pa Russki – je ne parle pas russe.
Et de toutes ces déclarations, la seule réellement vraie était sans doute celle-ci : tout s’est passé trop vite. Et Rosikhina ne leur jetait pas la pierre. La Krasnaya Mafiya, ou la Bratva – « Fraternité » – ou l’Obshina, quel que soit le nom qu’on lui donnait – se montrait absolument implacable. Les témoins et leur famille entière étaient souvent condamnés à mort pour la seule raison qu’un parrain, quelque part au fond de sa tanière, avait décidé que l’individu était susceptible de détenir des informations qu’il pourrait révéler aux autorités. Et il ne s’agissait pas seulement de tuer, se remémora Rosikhina. La Mafia savait prendre son temps et ne manquait pas d’idées quand il s’agissait d’exécuter quelqu’un. Il se demanda ce que lui-même ferait en pareilles circonstances. Même si, de manière générale, la Mafia évitait de tuer des agents de la milice – c’était mauvais pour les affaires –, cela s’était déjà vu. Armés et entraînés comme ils l’étaient, au moins les flics pouvaient-ils se défendre mais l’homme de la rue, qu’il soit instituteur, ouvrier ou comptable, quelle chance avait-il ? Aucune, en fait. La milice n’avait ni le budget ni les effectifs pour protéger chaque témoin, et l’homme de la rue le savait, aussi restait-il muet comme une carpe et regardait-il ailleurs. Encore maintenant, certains des clients du restaurant devaient être terrorisés et craindre pour leur vie, rien que pour avoir commis l’erreur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. C’était un miracle que des lieux pareils réussissent encore à demeurer ouverts.
C’était ce genre de terreur, Rosikhin le savait, qui amenait les gens à regretter le bon vieux temps, à souhaiter le retour d’un contrôle stalinien du pays et, par bien des côtés, c’est précisément ce qu’avait fait Poutine avec ses « programmes de réforme ». Il n’y avait pas de juste milieu, hélas. Tant que régneraient en Russie liberté politique, droits individuels et libre marché, il y aurait de la criminalité – à plus ou moins grande échelle – et du reste, celle-ci existait déjà du temps de Staline, même si ce n’était pas, et de loin, dans les mêmes proportions. Mais l’argument restait quelque peu bancal. Prétexte facile auquel recouraient, tant les communistes purs et durs que les ultranationalistes, pour décrier la démocratie et le capitalisme, en oubliant (ou en ignorant) que le contrôle de l’Union soviétique par une main de fer avait eu son prix. Comment disait-on déjà ? La mémoire était sélective ? Le père de Rosikhina, un pêcheur iakoute, avait sa vue personnelle sur le concept : « Quand tu as épousé une mégère, même la plus moche de tes ex te paraît séduisante a posteriori. » Et c’était très exactement ce qu’était la Russie soviétique, il le savait : une ex-petite amie particulièrement moche. Elle avait eu certes ses bons points, mais pas de quoi revenir en arrière pour autant. Hélas, ce n’était pas l’opinion de la majorité de ses concitoyens – ils n’étaient que quelque quarante pour cent, si l’on pouvait se fier aux derniers sondages. Ou peut-être était-ce parce qu’il était ce qu’Olekseï lui avait un jour reproché d’être, un optimiste au regard biaisé pour ne pas dire « carrément aveugle ».
Maintenant qu’il regardait la devanture du restaurant et observait les clients regroupés dehors, l’air sinistre, dans la nuit glacée, il se demandait, en effet, si un tel optimisme n’était pas quelque peu déplacé. Un restaurant avec une trentaine de clients qui, à peine vingt minutes plus tôt, avaient vu un homme se faire exploser la cervelle, et pourtant, pas un sans doute n’aurait levé le petit doigt pour aider à capturer le tueur.
« Certes, répondit Rosikhina mais on ne sait jamais. Mieux vaut poser la question et avoir une heureuse surprise que l’inverse, ne crois-tu pas ? »
Olekseï haussa les épaules et sourit, de ce sourire fataliste si typiquement russe. Qu’y pouvait-on ? Il semblait que plus grand-chose ne pût le surprendre. Son calme était aussi indéfectible que la cigarette éternellement pendue à ses lèvres.
Mais encore une fois, en de rares occasions, des bribes de détails utiles filtraient par inadvertance, leur offrant quelques miettes à butiner. Le plus souvent, néanmoins, les déclarations restaient vagues ou contradictoires, voire les deux, ne laissant aux enquêteurs que ce qu’ils pouvaient glaner à partir du ou des corps laissés sur les lieux du crime.
« En outre, poursuivit Rosikhina, sans tous ces témoignages inutiles à traiter, nous n’aurions pas quatre heures devant nous pour nous délecter à remplir de la paperasse en buvant un café infâme.
– Quatre heures ? Avec de la chance !
– Bon sang, mais où est le médecin légiste ? »
Jusqu’à ce que le décès de la victime soit officiellement constaté, le corps allait rester sur place, raide mort et fixant le plafond d’un regard vitreux.
« Il arrive, indiqua Olekseï, j’ai vérifié en partant. J’imagine qu’il a une nuit chargée. »
Rosikhina se pencha et récupéra le flingue en glissant l’index sous le pontet. « Un neuf millimètres. » Il éjecta le chargeur et ramena la culasse. Une balle sortit de la chambre et rebondit par terre.
« Eh bien, il était apparemment prêt à réagir. Pas de balle manquante ? »
Rosikhina hocha la tête, renifla le canon. « Ça a dû se passer trop vite, je suppose. L’arme venait d’être nettoyée. Merde, regarde-moi ça, Guennady… le numéro de série a été effacé.
– C’est vraiment notre jour de veine ! »
Les truands effaçaient souvent à l’acide le numéro des armes utilisées pour les exécutions, mais ils prenaient rarement la peine d’en réinscrire un nouveau. Eût-ce été le cas en l’occurrence, le numéro de série du Makarov aurait pu leur fournir une piste. Là encore, les œillères de l’optimisme, se morigéna Rosikhina.
Comme souvent dans les affaires de meurtre, en Occident comme à Moscou, les deux policiers en charge de l’enquête n’apprendraient pas grand-chose, voire rien du tout, des témoins présents dans le restaurant au moment des faits, ou aux abords immédiats de celui-ci. La communauté tchétchène était très soudée, elle se méfiait de la police et était terrorisée par l’Obshina. À juste titre, d’ailleurs. La brutalité de cette mafia ne connaissait guère de bornes. Un témoin risquait de payer ses révélations, non seulement de sa vie, mais du massacre de toute sa famille, un spectacle dont on le forcerait sans doute à être le témoin avant de le liquider à son tour. La perspective de voir ses propres enfants découpés à la scie à métaux tendait à vous sceller les lèvres. Malgré tout, Rosikhina n’avait guère d’autre choix que de se coltiner la corvée de recueillir les dépositions, si improductives soient-elles, et de pister les indices, si ténus soient-ils.
Ils procéderaient à leur enquête avec zèle mais, au bout du compte, les quelques maigres indices recueillis s’évaporeraient et ils se verraient contraints de classer l’affaire. À cette pensée, Rosikhina considéra la victime d’un regard attristé : « Désolé, l’ami. »