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I

LS SUIVIRENT LA VOITURE DES HOOLIGANS, une Citroën bleu marine, traversèrent le centre-ville pour gagner les faubourgs est et bientôt s’enfoncer dans la campagne. Au bout de six kilomètres, ils s’arrêtèrent dans une bourgade, celle-ci quatre fois plus petite que Söderhamn. « Forsbacka », déchiffra Brian en regardant sa carte. La Citroën quitta la route principale, puis vira plusieurs fois avant de s’engager dans l’allée d’une maison vert menthe, avec un étage en retrait. Dominic passa devant, prit à droite au prochain carrefour et s’arrêta au bord de la route, sous un arbre. Par la lunette arrière, ils apercevaient l’entrée de la maison. Les types étaient déjà sous le porche. L’un d’eux frappa à la porte. Trente secondes plus tard, la lampe du porche s’alluma et la porte s’ouvrit.

« Qu’est-ce que t’en penses ? On entre ou on attend ? demanda Dominic.

– On attend. Si c’est Rolf, il a été assez futé pour rester planqué une semaine. Il ne va pas jaillir comme ça avant d’y avoir mûrement réfléchi. »

 

Au bout de vingt minutes, la porte d’entrée se rouvrit et les deux hommes émergèrent. Ils remontèrent dans la Citroën, démarrèrent, s’éloignèrent. Brian et Dominic attendirent que les feux arrière aient disparu au coin de la rue, descendirent, traversèrent la chaussée et se dirigèrent vers la maison. Une haie touffue de lilas séparait le pavillon de ses voisins. Ils suivirent la haie, passèrent devant deux fenêtres obscures, pour arriver devant un garage séparé qu’ils contournèrent pour découvrir l’arrière de la maison : une porte flanquée de deux fenêtres. Une était éclairée. Sous leurs yeux, un homme passa devant l’ouverture et s’arrêta face à un placard de cuisine qu’il ouvrit, puis referma. Dix secondes plus tard, l’homme émergea, lesté d’une valise. Brian et Dominic se planquèrent. La porte latérale du garage s’ouvrit, suivit un bruit de portière qu’on ouvre et qu’on referme. La porte du garage fut rabattue, puis la porte arrière de la maison se referma en claquant.

« Il s’apprête à prendre la route. Mieux vaut supposer qu’Anton est un supporter de foot comme ses copains.

– Je pensais la même chose. Je doute qu’il soit armé – les lois suédoises sont assez strictes de ce côté – mais deux précautions valent mieux qu’une. On lui saute sur le paletot et on l’immobilise.

– D’accord. »

 

Ils prirent position de part et d’autre de la porte arrière de la maison et attendirent. Cinq minutes s’écoulèrent. Ils entendaient l’homme s’affairer à l’intérieur. Brian ouvrit la porte de la moustiquaire, puis essaya le bouton de la porte principale. Elle n’était pas verrouillée. Il se retourna vers Dominic, hocha la tête, puis tourna le bouton, entrouvrit le battant, s’arrêta. Attendit. Rien. Brian entra et tint la porte pour son frère qui le suivit.

Ils se retrouvèrent dans une cuisine exiguë. À gauche, après le réfrigérateur, s’ouvrait la salle à manger. À droite, un bref couloir menait à la pièce de devant qui semblait être un séjour. Quelque part, on entendait un téléviseur. Brian se colla contre le mur et jeta un coup d’œil derrière l’angle. Il recula vivement et fit signe à Dominic : Un seul homme. J’y vais. Dominic opina.

Brian fit un pas, marqua un temps, un second. Il était à mi-couloir.

Le plancher craqua sous ses pieds.

Dans le séjour, Anton Rolf, debout devant la télé, leva les yeux, aperçut Brian et fonça aussitôt vers la porte d’entrée. Brian se précipita, se pencha, plaqua les deux mains contre la table basse en bois et la poussa, clouant ainsi Rolf contre la porte entrouverte. Le gars perdit l’équilibre et tomba à la renverse. Brian avait déjà enjambé la table basse. Il saisit Rolf par les cheveux et lui écrasa le front contre le chambranle de la porte, à trois reprises. L’homme s’effondra, inerte.

Ils trouvèrent dans un tiroir de la cuisine un rouleau de corde à linge pour le ligoter. Pendant que Brian surveillait leur prisonnier, Dominic fouilla les lieux mais ne découvrit rien d’anormal, en dehors de la valise que Rolf avait bouclée. « Il a fait rudement vite », nota Brian en triant les vêtements et les affaires de toilettes fourrés dedans à la hâte. Il semblait clair que sa décision avait été précipitée par la visite de ses amis.

Ils entendirent un crissement de freins à l’extérieur. Brian s’approcha de la fenêtre, regarda dehors, hocha la tête. Dominic retourna dans la cuisine. Il atteignit la fenêtre au-dessus de l’évier juste à temps pour apercevoir une femme qui tournait au coin de l’allée pour se diriger vers la porte de derrière, qui s’ouvrit quelques secondes après. Dominic avait eu tout juste le temps de se cacher. La femme entra. Dominic claqua la porte, s’avança, lui plaqua la main droite sur la bouche et tourna sa tête pour la coller contre son épaule.

« Du calme, murmura-t-il en suédois. Parlez-vous anglais ? »

Elle opina. C’était le cas d’une grande partie des Suédois, avaient-ils découvert, comme souvent du reste dans nombre de pays européens. À cet égard les Américains faisaient vraiment tache, ayant tendance à parler uniquement anglais – et encore, pas toujours bien.

« Je vais retirer ma main. Nous n’allons pas vous faire de mal mais si vous criez, je vous bâillonne. Compris ? »

Elle acquiesça.

Dominic ôta sa main et la poussa doucement vers l’une des chaises de la salle à manger. Brian entra. « Quel est votre nom ? demanda son frère.

– Maria.

– Anton est votre petit ami ?

– Oui.

– Des gens sont à sa recherche, vous le savez ?

– Vous êtes à sa recherche.

– D’autres que nous, répondit Brian. La serveuse au bar nous a dit que des types qui avaient l’air d’être du Moyen-Orient l’ont interrogée à son sujet ». Maria ne dit rien. « Il ne vous en a pas parlé, n’est-ce pas ?

– Non.

– Sans doute ne voulait-il pas vous inquiéter. »

Maria leva les yeux au ciel et Brian réprima un rire. « On est un peu con, parfois. »

Ce qui fit sourire Maria à son tour. « Oui, ça je sais. »

Dominic intervint : « Anton vous a-t-il dit pourquoi il se cachait ?

– Il a parlé d’une embrouille avec la police. »

Les deux frères échangèrent un regard. Anton avait-il supposé que la police le recherchait pour une autre raison ? Indépendamment de l’avis de disparition déposé par sa tante ?

« Où comptiez-vous aller ? reprit Dominic.

– Stockholm. Il a des amis là-bas.

– OK, écoutez : si on avait voulu vous faire du mal, on n’aurait pas attendu jusqu’à maintenant. Vous comprenez ? »

Elle hocha la tête. « Oui. Qui êtes-vous ?

– Peu importe. Nous voulons que vous persuadiez Anton. S’il répond à nos questions, on verra ce qu’on peut faire pour l’aider. D’accord ? Sinon, ça risque de tourner mal pour lui.

– Entendu. »

Brian alla chercher dans la cuisine une carafe d’eau qu’il renversa sur la tête d’Anton. Puis Dominic et lui se retirèrent vers l’autre bout de la pièce, tandis que Maria s’agenouillait près de son ami et commençait à lui murmurer à l’oreille. Au bout de cinq minutes, elle se retourna et leur fit signe.

 

« Ma tante est allée voir la police », expliqua Anton, quelques minutes plus tard.

Dominic acquiesça. « Elle ne vous avait pas vu. J’imagine qu’elle s’inquiétait. Vous pensiez qu’il s’agissait d’autre chose ? En rapport avec l’avion ?

– Comment êtes-vous au courant ?

– Une intuition, répondit Brian. Jusqu’à cet instant. Vous avez donc bidouillé le transpondeur ? »

Anton acquiesça.

« Comment cela ?

– J’ai dupliqué les codes.

– Pour un autre appareil, un Gulfstream ?

– Exact.

– Qui vous a payé ?

– Le gars – le propriétaire.

– De Hlasek Air. Lars.

– Oui. »

Brian intervint : « Et ce n’était pas la première fois que vous faisiez ça pour lui ?

– Non.

– Comment vous paie-t-il ?

– En liquide.

– Étiez-vous présent le soir où le Dassault a fait escale ?

– Oui.

– Racontez-nous, dit Dominic.

– Quatre passagers, le genre arabe, sont arrivés dans une limousine. Ils ont embarqué et l’avion a redécollé. C’est tout.

– Pouvez-vous décrire l’un ou l’autre ? »

Rolf secoua la tête. « Il faisait trop sombre. Vous avez parlé du bar. Quelqu’un d’autre est à ma recherche ?

– D’après la serveuse, répondit Brian, quatre types venus du Moyen-Orient. Une idée des raisons de leur curiosité ? »

Rolf lui lança un regard mauvais. « Vous essayez d’être drôle ?

– Non, désolé. »

Dominic et Brian laissèrent Maria avec Anton et regagnèrent le couloir. « Tu crois qu’il dit la vérité ? demanda Brian.

– Ouais. Il crève de trouille et il a été soulagé comme c’est pas permis de voir qu’on n’était pas basanés.

– Quoique, ça ne change pas grand-chose aux données du problème. Il n’a rien d’exploitable pour nous. Pas de nom, pas de signalement, pas de trace écrite… juste des types du Moyen-Orient qui voyagent incognito vers Dieu sait où. Si la Sécurité intérieure ou le FBI avaient mis la main sur Hlasek et son pilote, ils n’auraient pas demandé à Zürich ou Stockholm de battre la campagne.

– T’as sans doute raison, admit Dominic.

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant de ces deux là ?

– Le mieux encore est de les accompagner à Stockholm. Si Anton a deux onces de jugeote, il se rendra auprès de la Rikskriminalpolisen en espérant que son histoire les intéressera. »

 

Dominic surveilla Anton et Maria tandis qu’ils rassemblaient leurs affaires. Brian sortit par-derrière récupérer la voiture. Il revint trois minutes plus tard, hors d’haleine. « Problème, on a crevé les quatre pneus de la bagnole. »

Dominic se tourna vers Anton : « Vos amis ?

– Non. Je leur ai dit de ne pas revenir. »

Un crissement de pneus se fit entendre. Dominic éteignit le plafonnier. Brian verrouilla la porte d’entrée et regarda par l’œilleton. « Quatre types, murmura-t-il. Armés. Deux à l’entrée, les deux autres passent par derrière.

– On vous a suivie, dit Dominic en regardant Maria.

– Je n’ai vu personne…

– C’est un peu le but du jeu.

– Vous avez une arme ? demanda Brian, s’adressant à Anton.

– Non. »

Les deux frères échangèrent un regard. Chacun d’eux savait ce que pensait l’autre : trop tard pour appeler les flics. Et quand bien même, leur arrivée ne ferait que compliquer un peu plus la situation.

« Filez dans la cuisine », ordonna Dominic à Anton et Maria. « Verrouillez la porte, puis allongez vous par terre et gardez le silence. » Dominic et Brian les y suivirent. « Des couteaux ? » murmura Brian à Anton qui montra un tiroir. Avançant voûté pour ne pas être vu de l’extérieur, Brian s’approcha, ouvrit le tiroir indiqué et y trouva deux couteaux à steak en Inox. Il en tendit un à Dominic, puis se désigna, désigna ensuite la salle de séjour, et s’y dirigea. Dominic le suivit et, ensemble, ils renversèrent le divan, la table basse et un fauteuil pour les entasser contre la porte. Ça n’arrêterait aucun intrus mais ça les ralentirait et, du moins l’espéraient-ils, égaliserait leurs chances. Bien que ce fût inévitable, les deux frères se trouvaient avec des armes blanches pour affronter une fusillade. Dominic adressa un signe d’encouragement à son frère, puis il retourna dans la cuisine. Brian se posta au bout du couloir, les yeux fixés sur la porte d’entrée.

Toujours allongée par terre, Maria murmura : « Que… »

Dominic leva la paume et fit non de la tête.

De l’autre côté de la fenêtre de la cuisine leur parvinrent des voix assourdies. Dix secondes s’écoulèrent. Le bouton de la porte tourna avec un craquement, dans un sens, puis dans l’autre. Dominic avança en crabe pour contourner Anton et Maria, puis il se plaqua contre le mur près de la porte, du côté où elle s’ouvrait.

Silence.

Nouveau murmure de voix.

Venu du côté, leur parvint un bruit de verre brisé. Dominic crut entendre un pavé tomber sur le plancher. Une feinte, décida-t-il, convaincu que son frère avait dû parvenir à la même conclusion. La porte à moustiquaire s’ouvrit en crissant.

Une masse pesante s’écrasa contre la porte. Une seconde fois. Le chambranle de bois près de la tête de Dominic se fendit. Au troisième coup, la porte fut propulsée à l’intérieur. Un avant-bras et une main tenant un revolver apparurent d’abord, suivis une seconde plus tard par un visage. Dominic attendit que sa cible – le point sensible juste sous le lobe de l’oreille – apparaisse, alors il projeta le couteau, l’enfonçant jusqu’à la garde dans la gorge de l’homme, avant de s’en servir comme d’un levier pour attirer le gars sur le seuil. Le type lâcha son flingue. Dominic chassa celui-ci d’un coup de pied vers le couloir, où son frère le récupéra. Dominic retira le couteau, puis se pencha, saisit la porte et la claqua, repoussant l’agresseur dehors.

Deux coups de feu retentirent sur le devant de la maison. Un bruit de vitre brisée. Brian s’accroupit et pointa le revolver vers la porte d’entrée. Dominic contourna Maria et Rolf, s’accroupit, puis jeta un coup d’œil à la fenêtre de la cuisine. Dehors, deux des hommes étaient agenouillés au-dessus de leur partenaire. L’un d’eux leva la tête, aperçut Dominic, et tira deux coups de feu à travers la vitre.

Retombé à quatre pattes, Dominic demanda à Maria : « Vous avez de l’huile ? » Elle lui indiqua le placard du bas, en face. Dominic leur ordonna de retourner dans le séjour avec Brian, puis il récupéra la bouteille d’huile et renversa son contenu sur le lino, un mètre devant la porte avant de les rejoindre dans le séjour. Alors qu’il contournait Brian, la porte de derrière s’ouvrit de nouveau à la volée. Une silhouette s’engouffra, suivie d’une autre. Le premier individu dérapa sur le sol huilé et s’étala, entraînant avec lui son partenaire. Le revolver en main, Brian s’engagea dans le couloir, l’épaule droite calée contre le mur, puis il ouvrit le feu. Il logea deux balles dans le corps du premier homme et trois dans celui du second, puis récupéra leurs armes et les lança à Dominic qui s’était déjà engagé dans le corridor en poussant Rolf et Maria devant lui.

Évitant la flaque d’huile, Dominic enjamba les corps, jeta un coup d’œil dehors par la porte de derrière, puis se recula. « La voie est libre… »

Venant du séjour, ils entendirent la porte qu’on enfonçait, puis le grincement du mobilier repoussé sur le plancher.

« Filez vers la voiture, dit Dominic à son frère. Démarre, fais du bruit.

– Pigé. »

Tandis que Brian poussait dehors Rolf et Maria, Dominic se retourna vers le couloir juste à temps pour voir une silhouette escalader l’empilement de meubles. Dominic fila par la porte de derrière et traversa la pelouse au pas de course pour contourner le garage par l’arrière. À l’intérieur, Brian avait fait démarrer la voiture de Rolf et emballait le moteur. Dominic s’agenouilla et regarda derrière lui ; la clôture était plongée dans l’obscurité et recouverte de broussailles. Accroupi devant, il devait être presque invisible.

Le dernier homme apparut sur le seuil. Ayant découvert ses camarades morts dans la cuisine, il se montrait plus prudent, regardant de chaque côté avant de s’aventurer dehors. Il marqua une nouvelle pause, puis se coula le long du mur pour inspecter l’allée avant de traverser la pelouse. Dominic attendit qu’il ait presque posé la main sur le bouton de la porte du garage pour lâcher : « Eh ! » Il laissa l’homme se tourner imperceptiblement, juste pour avoir une cible parfaite, et tira à deux reprises. Les deux balles cueillirent l’homme au sternum. Il recula en titubant, tomba à genoux, puis bascula en arrière.