HASSER LE DAHU, observa Brian Caruso en regardant défiler le paysage. J’imagine qu’il y a des endroits pires. » La Suède était vraiment un joli pays, avec tout plein de verdure, et du moins depuis qu’ils avaient quitté Stockholm, des routes impeccables. Et pas le moindre détritus en vue. Ils étaient à présent à cent cinquante kilomètres au nord de la capitale ; une vingtaine de kilomètres au nord-ouest, les eaux du golfe de Bothnie étincelaient sous un ciel légèrement couvert. « À ton avis, où est-ce qu’ils planquent leur bikini team11 ? » poursuivit le marine.
Rire de Dominic. « Elles sont entièrement générées par ordinateur, frangin. Personne ne les a jamais vues en chair et en os.
– Mes couilles ; elles sont bien réelles. On est encore loin de notre destination ? Quel est son nom, déjà ? Söderhamn.
– Ouais, encore deux cent vingts kilomètres environ. »
Jack et Sam Granger leur avaient résumé la situation et, alors que les frères Caruso partageaient l’idée de leur chef des opérations de « prendre de la hauteur », ils aimaient bien aussi celle d’aller se frotter au terrain. Sans compter que ce serait une bonne occasion pour eux d’affûter leurs talents. Jusqu’ici, l’essentiel de leur travail au Campus avait concerné l’Europe, et plus on consacrait de temps à s’entraîner dans un véritable environnement opérationnel, mieux c’était. L’un et l’autre se sentaient plus ou moins dénudés sans un flingue, mais là aussi, c’était une réalité opérationnelle : le plus souvent, à l’étranger, ils se trouveraient désarmés.
Ils ignoraient comment Jack avait bien pu trouver le lien entre Hlasek Air et le minuscule aérodrome de Söderhamn, mais où que le Falcon disparu ait pu finir sa course, son dernier atterrissage avait eu lieu ici. Comme l’expliquait Dominic, cela s’assimilait beaucoup à la recherche d’une personne disparue. Où avait-elle été aperçue pour la dernière fois, et par qui ? Savoir comment répondre à ces questions, une fois parvenus à destination, c’était une autre paire de manches. La suggestion, que Jack avait accompagnée d’un sourire penaud, allait sans doute se révéler de la prescience : Improvisez. À cet effet, les documentalistes du Campus, bien planqués dans leur cagibi quelque part dans les entrailles du bâtiment, leur avaient procuré des papiers à en-tête, des cartes de visite et des références émises par la division enquête du bureau londonien de la Lloyd’s, maison mère de la compagnie suisse XL Insurance.
On était en début d’après-midi quand ils atteignirent les faubourgs de Söderhamn, 12 000 habitants, et Dominic quitta l’autoroute E4 par la bretelle est en suivant les pictogrammes qui le conduisirent, huit kilomètres plus loin, à l’aérodrome. Ils se garèrent sur le parking presque vide : il y avait trois voitures en tout et pour tout. Par-delà la clôture grillagée, ils aperçurent quatre hangars au toit blanc. Un camion-citerne isolé roulait sur le tarmac fissuré.
« Bonne idée d’être venus un week-end, j’imagine », observa Brian. La théorie était que le personnel serait réduit un samedi après-midi, ce qui, espéraient-ils, devrait leur éviter de tomber sur un responsable. Avec un peu de chance, ils tomberaient sur un employé à temps partiel mal payé, désireux de passer l’après-midi avec un minimum de tracas. « Encore un bon point pour le cousin. »
Ils descendirent, gagnèrent le bâtiment, entrèrent. Un blondinet d’une vingtaine d’années était assis derrière le comptoir, les pieds posés sur un classeur métallique. Derrière lui, un gros radio-CD diffusait à fond un titre de techno-pop suédois. Le gamin se leva et baissa le volume.
« God Middag », dit-il.
Dominic lui présenta ses papiers d’identité. « God Middag. »
Il ne fallut pas plus de cinq minutes, en alternant cajoleries et menaces indirectes, pour qu’ils obtiennent les registres quotidiens de vol de l’aéroport, qui ne leur révélèrent que deux arrivées de Dassault Falcon au cours des huit semaines écoulées, le premier venu de Moscou, un mois et demi auparavant, le second de Zurich, le siège de Hlasek Air, trois semaines plus tôt. « Nous aurions besoin de voir le manifeste, le plan de vol et le carnet d’entretien pour cet appareil », indiqua Dominic en tapotant le classeur.
« Je n’ai pas ces documents ici. Ils devraient être dans le hangar principal.
– Eh bien, allons-y. »
Le gamin décrocha son téléphone.
Harold, le mécanicien de garde, était à peine plus âgé que l’employé de bureau et parut encore plus intimidé par leur apparition. Enquêteur des assurances, appareil disparu et carnet d’entretien, trois expressions qu’aucun mécanicien d’aviation n’aimait entendre, surtout quand elles étaient accompagnées de l’évocation de la Lloyd’s de Londres, qui depuis près de trois siècles jouissait d’une réputation comme bien peu d’autres compagnies dans le monde.
Harold les introduisit dans le bureau du service d’entretien et bientôt, Dominic et Brian avaient sous les yeux les documents demandés, accompagnés de deux tasses de café. Harold s’attarda sur le seuil jusqu’à ce que Dominic le gratifie d’un regard signifiant rompez, dont seul un officier de marine peut avoir le secret.
Le plan de vol soumis par Hlasek Air indiquait que la destination du Falcon était Madrid, mais les plans de vol n’étaient rien de plus que de simples plans. Une fois sorti de l’espace aérien de Söderhamn, le Falcon avait pu aller n’importe où. C’était bien sûr un peu plus compliqué que cela, mais rien d’insurmontable. Le carnet d’entretien semblait tout aussi routinier, jusqu’à ce que passé le résumé, ils examinent les documents plus en détail. Après avoir effectué le plein des réservoirs du jet d’affaires, le mécanicien en poste avait en effet procédé à un diagnostic du transpondeur de l’appareil.
Dominic se leva, tapota sur la vitre du bureau et fit signe à Harold d’entrer. Il présenta au mécanicien le compte rendu des travaux effectués. « Ce mécano – Anton Rolf – nous aimerions lui parler.
– Euh, il n’est pas ici aujourd’hui.
– On s’en doutait un peu. Où peut-on le trouver ?
– Je n’en sais rien.
– Comment ça ? s’étonna Brian.
– Anton n’est pas revenu travailler depuis une semaine. Plus personne n’a eu de nouvelles de lui. »
La police de Söderhamn, expliqua alors Harold, s’était présentée à l’aérodrome le mercredi précédent, à la suite d’un avis de disparition déposé par la tante de Rolf chez qui Anton vivait. Son neveu n’était pas rentré du travail le vendredi et il ne s’était plus manifesté depuis.
Ayant supposé que la police locale avait déjà fait son boulot, Brian et Dominic se rendirent en ville, descendirent à l’hôtel Hinblomman et dormirent jusqu’à six heures, avant de redescendre et de trouver un restaurant proche où ils dînèrent puis tuèrent le temps une heure encore avant de se rendre, trois rues plus loin, dans un café nommé le Dålig Radisa – le méchant radis – qui, aux dires de Harold, était le point de chute favori de son collègue.
Après avoir fait le tour du pâté de maisons pour inspecter les alentours, ils poussèrent la porte du bar pour être aussitôt assaillis par une vague de fumée de cigarettes et de heavy metal, et engloutis dans une mer de corps blonds qui se bousculaient pour rejoindre le comptoir, ou trouver un endroit dégagé pour danser.
« Au moins, ce n’est pas cette merde de techno », hurla Brian pour couvrir la cacophonie.
Dominic intercepta une serveuse et, avec ses bribes de suédois, lui commanda deux bières. Elle disparut pour revenir cinq minutes plus tard. « Vous parlez anglais ? lui demanda-t-il.
– Oui. Vous êtes anglais ?
– Américains.
– Eh, des Américains, c’est super !
– On cherche Anton. Vous l’avez vu ?
– Quel Anton ? Y en a des tas qui viennent ici.
– Rolf, répondit Brian. Un mécano qui bosse à l’aérodrome.
– Ah, OK, cet Anton. Non, il n’est pas repassé depuis une semaine, je pense.
– Vous savez où on peut le trouver ? »
Le sourire de la serveuse se dissipa quelque peu. « Pourquoi êtes-vous à sa recherche ?
– On a fait sa connaissance sur Facebook l’an dernier. On lui a dit que la prochaine fois qu’on passerait par ici, on lui ferait un petit coucou.
– Oh, Facebook. C’est cool. Ses amis sont ici. Ils devraient savoir. Par là, dans le coin. »
Elle leur indiqua une table occupée par une demi-douzaine de types d’une vingtaine d’années, vêtus de pull-overs.
« Merci », dit Brian et la serveuse tourna les talons.
Dominic l’intercepta. « Eh, juste par curiosité. Pourquoi avoir demandé pourquoi nous le recherchions ?
– Parce que vous n’étiez pas les premiers. Et les autres n’étaient pas sympas comme vous.
– Quand ?
– Mardi dernier ? Non, pardon, lundi.
– La police, peut-être ?
– Non, pas la police. Je connais tous les flics d’ici. Quatre hommes, basanés. Orginaires du Moyen-Orient, peut-être. »
Sitôt qu’elle fut repartie, Dominic cria à l’oreille de son frère : « Lundi. Trois jours après que la tante de Rolf a signalé sa disparition.
– Peut-être n’a-t-il pas envie qu’on le retrouve, répondit Brian. Merde, ce doit être une bande de hooligans.
– Comment ça ?
– T’as jamais regardé la Coupe du Monde de foot ? Ces supporters aiment encore plus se battre que se pinter.
– Dans ce cas, cela ne devrait pas être trop dur de déclencher une réaction.
– Dom, il n’est pas question de match de boxe. Mais plutôt de sérieuse castagne, genre je te piétine et je t’arrache les oreilles. Rassemble toute cette bande et tu sais ce que tu obtiens ?
– Quoi donc ?
– Un gros tas de dents », répondit Brian avec un sourire mauvais.
« Eh les mecs, on cherche Anton, lança Dominic. La serveuse a dit que vous étiez ses potes.
– Cause pas anglais », répondit l’un d’eux. Il arborait un croisillon de balafres sur le front.
« Eh, va te faire foutre, Frankenstein », dit Brian.
L’homme repoussa sa chaise, se leva d’un bond et se mit en garde. Le reste de la bande l’imita.
« Tiens, on cause anglais, maintenant, hein ? s’écria Brian.
– Dites juste à Anton qu’on le cherche, intervint Dominic, en levant les mains à hauteur d’épaule. Sinon, on ira rendre une petite visite à sa tante. »
Brian et Dominic contournèrent le groupe pour gagner la sortie. « Combien de temps, d’après toi ? souffla Brian.
– Trente secondes, maxi », répondit Dominic.
Une fois dehors, Brian s’empara d’une poubelle en tôle et son frère saisit un fer à béton rouillé long comme l’avant-bras. Ils se retournèrent juste à temps pour voir la porte du bar s’ouvrir à la volée. Brian, qui se tenait derrière la porte, laissa trois des hooligans sortir et se ruer sur Dominic, puis il claqua la porte au nez du quatrième avant de s’interposer, maniant sa poubelle comme une faux. Dominic se chargea du chef de la bande avec un coup au genou, puis il se pencha pour esquiver un coup de poing du second avant d’abattre le fer sur son coude et de le briser. Brian se retourna au moment où la porte se rouvrait et abattit le bord arrondi de la poubelle sur le front du quatrième larron ; il attendit qu’il s’effondre pour se retourner et expédier la poubelle dans les genoux des deux derniers qui chargeaient vers le seuil. Le premier s’étala aux pieds de Brian, puis il se redressa à quatre pattes mais Brian lui balança un coup de talon sur la tempe, l’assommant pour le compte. Le dernier homme était en train de charger Dominic, avec de grands moulinets de bras, les poings serrés. Dominic le laissa avancer, tout en reculant pour rester hors de portée, avant de faire un pas de côté et d’asséner un coup de fer à béton sur la tempe du type. L’homme alla percuter le mur et s’affala.
« Ça va ? demanda Dominic.
– Ouais, et toi ?
– Y en a un d’encore réveillé ?
– Ouais, par ici, celui-ci. » Brian s’agenouilla près du premier hooligan avachi en travers de la porte. L’homme grognait en roulant d’un côté sur l’autre tout en tenant son genou brisé. « Eh, Frankenstein, tu diras à Anton qu’on le cherche. »
Ils laissèrent les hooligans sur le trottoir et traversèrent la rue pour gagner le parc en face du bar, et Dominic s’installa sur un banc. Brian retourna au trot à l’hôtel récupérer leur voiture de location, puis revint pour se garer du côté opposé.
« Pas de police ? » s’enquit Brian en s’approchant du banc de Dominic sous les arbres.
« Nân. M’ont pas l’air du genre à trop aimer les flics.
– Moi non plus. »
Ils attendirent cinq minutes, puis la porte du café s’ouvrit et deux des hooligans ressortirent, pour se traîner jusqu’à une voiture garée un peu plus loin sur le trottoir. « De braves gars, observa Brian. Crédules mais bien braves. »