Contrat mortel

 

 

 Laurette Vergnal est à bout de nerfs. Voilà quinze ans qu’elle a épousé Gustave. A l’époque il était travailleur, affectueux, attentionné et il rentrait toujours à l’heure de son travail. Que s’est-il passé pour qu’il change à ce point? Laurette ne se pose même plus la question. En tant que femme d’alcoolique elle a d’autres chats à fouetter que remuer des questions sans réponses. Voilà deux semaines que Gustave et Laurette, incapables de payer leur loyer, ont dû déménager. Heureusement, on leur a attribué une HLM. Le quartier n’est pas élégant ni tranquille, les cages d’escalier sont pleines de graffitis tagués à la bombe, mais c’est quand même un toit.

 

Aujourd’hui samedi, Laurette doit sortir pour aller faire son marché. Elle referme la porte à clé derrière elle, bien que Gustave soit encore dans le lit conjugal, occupé à ronfler d’un lourd sommeil de poivrot.

 

Quand elle se retourne, Laurette a la surprise de constater la présence sur le palier d’un inconnu. Pas étonnant, elle vient d’arriver et elle ne connaît strictement personne, sauf le gardien de l’immeuble et sa femme. Laurette se demande ce que cet homme encore jeune fait là. Un beau brun à petite moustache:

 

-Monsieur?

 

-Madame ! Si je comprends bien, vous êtes ma nouvelle voisine ?

 

-Euh, si vous habitez sur ce palier, c’est exact: Je suis votre voisine.

 

-Je me présente: Norbert Parentis. Si jamais vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas.

 

Laurette pense au fond d’elle-même: “Pas possible, il me drague, il ne perd pas de temps. ” Mais elle se contente de répondre, sans avoir l’air trop souriante:

 

-Vous êtes bien aimable, je suis Laurette Vergnal. Mon mari est au chômage, il dort. Alors je vais faire les courses au supermarché. Bonne journée.

 

En arrivant en bas de l’immeuble Laurette se dit: “Quelle idiote je suis d’aller lui dire que je vais au supermarché ! Est-ce que ça le regarde ? En tout cas il sait que je suis mariée et que mon mari est à la maison, c’est toujours ça. “

 

En faisant ses emplettes Laurette ne peut s’empêcher de penser à nouveau à son voisin: ” Faut avouer qu’il n’est pas mal. Il a bonne allure. “

 

Quand elle rentre et arrive sur son palier, Laurette ne peut réprimer un mouvement de curiosité. Elle s’approche de la porte de l’autre appartement et lit la carte de visite qui y est fixée par une punaise: ” M. et Mme Norbert Parentis, attaché commercial. “

 

Laurette colle son oreille à la porte. A l’intérieur elle entend une voix féminine qui houspille des enfants: “Lucien, Barbara, tenez-vous tranquilles, sinon vous allez réveiller Dorothée. Si elle se met à brailler, je vous flanque une dérouillée dont vous allez vous souvenir. “

 

Et Laurette rentre chez elle. Le voisin est donc marié et père de famille avec au moins trois enfants. Sa femme semble posséder une belle énergie et n’être pas du genre distingué. Bon, à chacun ses problèmes…

 

-Tu es réveillé, Gustave ?

 

Gustave, mal rasé, en maillot de corps et pantalon de pyjama tire-bouchonné, apparaît sur le seuil de la chambre, le poil en bataille:

 

-Quelle heure qu’il est ?

 

-Bientôt midi, je suppose que tu as assez cuvé ton vin, ton pastis ou je ne sais quoi. J’espère que tu vas te laver. Je n’ai pas l’intention de t’avoir en face de moi pour le déjeuner si tu restes comme ça.

 

-Qu’est-ce qu’on a à bouffer ?

 

-Du jambon et des nouilles. Tu t’attendais à quoi ?

 

Le soir, en s’étendant dans le lit conjugal auprès de Gustave, Laurette ne peut ôter de ses pensées l’image du voisin de palier: “Norbert Parentis. Au fond c’est un garçon comme lui que j’aurais dû épouser. Propre, bien bâti, aimable, sérieux. “

 

Désormais Laurette devient plus gracieuse quand elle rencontre Norbert, le beau brun à petite moustache, sur le palier:

 

-Alors, madame Vergnal, on s’habitue à l’immeuble ?

 

-Boh, l’immeuble vous savez! Y a pas de miracle. Il est bruyant, surtout les voisins du dessus. Tous les samedis il faut qu’ils mettent la sono à fond avec leur musique de sauvages. Je suis obligée de me boucher les oreilles avec des boules.

 

-Ils ne sont pas méchants, mais ils sont jeunes, ils aiment faire la fête.

 

-Vous êtes bien indulgent ! Au moins chez vous on n’entend rien. Pourtant avec tous vos enfants… Vous savez les tenir.

 

Au bout de quelques mois un grand bouleversement survient dans la vie de Laurette. Gustave doit être hospitalisé. Le pronostic des médecins est plus que réservé: ” Cirrhose du foie. On va faire le maximum pour le tirer d’affaire, mais ses chances sont assez faibles. “

 

Laurette ne fait aucun commentaire. Elle rentre chez elle. Et elle s’arrange pour arriver à vingt heures quarante-cinq très exactement. Depuis longtemps elle a repéré que le beau Norbert, “attaché commercial ” dans un hyper où il s’occupe du rayon “vidéo-musique”, rentre toujours chez lui par le train de vingt heures trente. De plus en plus Laurette s’organise pour avoir une petite course à faire afin de se trouver sur le palier à vingt heures quarante-cinq. Elle multiplie les occasions de rencontres. Et le beau Norbert ne semble pas juger ça déplaisant:

 

-Bonsoir, madame Vergnal, j’ai appris que votre mari avait été hospitalisé. Rien de grave, j’espère ?

 

-Bah, il paie des années d’excès. Cirrhose du foie. On ne sait vraiment pas s’il va s’en sortir.

 

Laurette tripote son trousseau de clés machinalement:

 

-De toute manière, pour ce qu’il m’apporte de positif… C’est plutôt une charge qu’autre chose. Il a bien changé. Et votre femme, comment va-t-elle ?

 

-Oh, elle est chez sa mère avec les enfants. Je suis célibataire jusqu’à dimanche soir.

 

Laurette et Norbert restent là, plantés sur le palier. Ils entendent l’ascenseur qui monte et qui descend.

 

-Puisque vous êtes tout seul, voulez-vous entrer un moment pour boire l’apéritif avec moi ? J’ai besoin d’un peu de compagnie…

 

-Volontiers, dans une minute, juste le temps de mettre mes courses dans le frigo.

 

C’est ce soir-là très précisément que Laurette est devenue la maîtresse de Norbert. Quand il rentre chez lui pour se jeter au lit et récupérer, il en est encore tout étonné: “Nom de Dieu, jamais j’aurais cru ça. Quelle technique ! Quel tempérament! Y a pas de doute, il n’y a rien de mieux que les ménagères pour vous faire le grand jeu. Ça devait faire un bon moment qu’elle en avait envie. Vingt dieux ! “

 

Inutile de dire que, désormais, les relations entre Laurette et Norbert changent du tout au tout. Un soir il annonce:

 

-J’ai réussi à obtenir un changement d’horaire. Dorénavant je peux rentrer par le train de dix-neuf heures trente. Ça nous donne une petite heure pour nous voir.

 

-Magnifique, mon chéri. Mais il ne faudrait pas que ta femme s’en aperçoive.

 

-Rien à craindre, à sept heures et demie elle est toujours au fond de l’appartement. Je t’ai dit qu’elle fait du travail à domicile: des robes de poupées folkloriques. Et les mômes sont bien trop petits pour aller se balader dans l’immeuble.

 

La vie s’organise. Tous les soirs à dix-neuf heures quarante-cinq, Norbert entre chez Laurette. Il n’y a plus à se préoccuper de Gustave, il est parti pour de longs mois dans une maison de repos où on essaie de sauver ce qui reste de son foie.

 

Un soir, après l’amour, Laurette met les choses au point en deux mots:

 

-Mon chéri, je viens de demander le divorce. Je je peux plus me passer de toi. Divorce toi aussi et refaisons notre vie ensemble. Tu dois bien admettre que nous sommes faits l’un pour l’autre. Nos corps se complètent si bien…

 

Norbert Parentis ne répond pas tout de suite:

 

-Tu sais, si je divorce, il ne me restera pas grand-chose. Je devrai payer une pension alimentaire.

 

-Depuis que j’ai trouvé un job de vendeuse, ça n’est pas un problème.

 

-Mais si je divorce, excuse-moi, chérie, ce n’est pas pour me remettre la corde au cou illico presto. Vivre ensemble, pourquoi pas, je crois que ça marcherait, mais donnons-nous le temps de respirer.

 

-J’y ai pensé, chéri, et je vais t’expliquer mon idée.

 

Laurette explique et Norbert accepte toutes les conditions de leur nouveau ” contrat moral “. Il faut dire qu’elle le rend absolument fou. Jamais de sa vie il n’a rencontré une femme aussi sensuelle et qui lui prodigue des caresses aussi expertes:

 

-Mais enfin, Laurette, il y a des fois où je me demande où tu as appris à faire des trucs pareils…

 

-Disons que je suis plutôt douée. Et puis, que ne ferais-je pas pour te garder. J’ai dix ans de plus que toi, il faut bien que je compense ça. Comme on dit: ” C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. “

 

 

Norbert habite donc désormais avec Laurette, juste en face de l’appartement où demeurent son ex-épouse et leurs trois enfants. L’ex-Mme Parentis ne prend pas les choses au tragique. Elle est du genre ” patiente “.

 

-Norbert, qu’est-ce qui se passe? Tu rentres bien tard.

 

-Excuse-moi, Laurette, mais nous avons eu une réunion exceptionnelle. Il faut préparer l’opération ” Fêtes de Noël “. On a un boulot dingue.

 

Laurette ne répond pas. Du moment qu’elle retrouve son Norbert dans leur grand lit… Mais ce soir son jeune amant répond moins bien aux avances de Laurette.

 

-Excuse-moi… pas en forme… crevé. Ça ira mieux demain. Tu sais que tu es insatiable. Tu te rends compte que tu m’as sauté dessus dix fois pendant le week-end dernier. Je les ai comptées. Tu veux ma mort ! A ce régime-là je ne tiendrai pas jusqu’à l’âge de la retraite.

 

Laurette se contente de rire:

 

-En tout cas, attention, j’espère qu’il n’y a pas d’autre femme là-dessous, sinon tu sais que j’ai toujours notre contrat que tu as signé et daté: ” Lu et approuvé. ” Tu te souviens de ce qu’il dit ?

 

-Oui, oui. Comment voudrais-tu donc que j’honore quelqu’un dans l’état où tu me laisses! Ne t’étonne pas si je deviens cardiaque.

 

Et pourtant, si paradoxal que cela puisse paraître, Norbert, le fringant Norbert, malgré le régime épuisant auquel Laurette le soumet, trouve encore le temps, comme on dit, d’aller ” livrer en ville “.

 

Laurette en a la preuve en allant à la gare pour attendre le train de dix-neuf heures trente qui ramène son amant de Paris. Et là, son sang ne fait qu’un tour: descendant du wagon, Norbert Parentis, son Norbert, tient une petite blonde de très près. Bras dessus, bras dessous ils gagnent la sortie des voyageurs. Et, un peu plus loin, Laurette les voit échanger un long baiser, à peine éclairés par le halo

d’un réverbère. Pas une petite bise comme on peut en faire à une gentille collègue de bureau: non, un vrai baiser de cinéma.

 

Laurette est hors d’elle: “Eh vas-y donc! Monsieur roule des pelles. Eh ben ! Ils ne prennent même plus le temps de respirer. Ah, le salaud, il va me le payer ! “

 

Dès le lendemain Laurette se rend chez l’armurier du coin:

 

-Bonjour! Je voudrais un fusil de chasse. C’est pour l’anniversaire de mon mari. Je n’y connais rien, mais c’est bientôt l’ouverture et il adore aller chasser le sanglier chez ses parents dans les Ardennes.

 

Elle ressort quelques minutes plus tard avec son beau fusil bien enveloppé dans un joli paquet-cadeau orné d’un ruban de très bon goût ” Cinq mille francs ! Oh, après tout qu’importe, au point où j’en suis… “

 

Norbert, malheureusement pour lui, rentre exceptionnellement tard ce soir-là. Laurette voit tout de suite qu’il a le regard fatigué.

 

-Excuse-moi, il y a eu une réunion…

 

-Et bien sûr, tu ne pouvais pas téléphoner. Tu me prends pour une imbécile ou quoi ?

 

-Mais non, je t’assure…

 

-Et la blonde à qui tu roules des patins devant la gare, tu l’assures de quoi? De ta considération distinguée ou de tes sentiments les meilleurs ?… Dis donc, Norbert, tu as la mémoire courte. Tu oublies qu’on a signé un contrat…

 

-Un contrat, un contrat un bout de papier qui n’a aucune valeur. Un truc entre nous. J’ai signé ça pour te faire plaisir, mais ça n’a aucune valeur légale…

 

-C’est possible, mais pour moi, c’est un contrat moral et de la valeur, il en a. C’est un engagement solennel de fidélité.

 

-Bon, d’accord, j’ai signé mais qu’est-ce que tu comptes faire? Entre nous c’est le passé. De toute manière je n’aurais pas pu continuer à ce rythme-là, trois fois par jour. C’est un coup à y laisser ma peau. Tu ne te rends pas compte que tu es malade, ma pauvre Laurette, tu es nymphomane, hystérique…

 

-Nymphomane, moi ? Tu ne sais pas ce que tu racontes. J’ai respecté le contrat. Depuis le départ de Gustave, depuis que nous vivons ensemble, je n’ai jamais approché aucun autre homme… C’est pour ça que je t’ai fait signer ” notre ” contrat.

 

-Oui, et alors, qu’est-ce qu’il dit ce contrat: si on se quitte, je te dédommagerai financièrement. Ça veut dire quoi ? Tu crois que tu pourras obtenir une pension alimentaire ?

 

-Mais tu oublies le chapitre deux: en cas d’infidélité…

 

-Eh bien ?

 

-J’ai un cadeau pour toi, tu vas comprendre.

 

Norbert n’a pratiquement pas le temps de comprendre. Laurette va dans leur chambre, elle cherche sous le lit et en ressort le fusil de chasse. Tout est prêt, les deux balles sont engagées dans le canon.

 

Elle revient vers le salon. Norbert regarde la télévision sans voir le programme. Laurette hurle:

 

-… En cas d’infidélité: la mort.

 

Elle tire les deux balles dans la tête du beau Norbert qui glisse et s’affale sur le canapé en Skaï rouge…

 

Trois jours plus tard, le lundi matin, le directeur de Norbert, inquiet de ne pas le voir apparaître, téléphone à Mme Parentis. Celle-ci, à tout hasard vient sonner chez Laurette qui, au bout d’un long moment, lui ouvre. Elle a les yeux cernés comme si elle n’avait pas dormi depuis trois jours:

 

-Mon mari est chez vous ? On le réclame à son bureau.

 

-Oui, il est dans le salon. Il dort sur le canapé… Ça fait trois jours qu’il n’a rien dit.

 

Norbert est parti à la morgue, Laurette à l’asile psychiatrique.

 

Issue fatale
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