Les gangsters du samedi saint
Adriano Battistini a dix-huit ans et il s’ennuie. Il faut dire que le collège de jésuites qu’il fréquente, s’il est un des plus distingués de Rome, n’a rien de distrayant. La discipline d’un autre âge lui semble à la fois absurde et insupportable.
Pourtant, Adriano Battistini est un privilégié de l’existence. Son père est l’un des plus gros industriels de la capitale italienne. Dans les surprises-parties où il se rend chaque week-end, Adriano a beaucoup de succès auprès des filles. Mais il se sent déjà blasé. La dolce vita le laisse indifférent…
Un jour de janvier 1986, il confie son amertume à son meilleur camarade, Luigi Marioni.
-Luigi, on est des hommes et on nous traite comme des gamins. Bien sûr, on a du fric, et après?… J’ai qu’à demander à mon père: “Passe-moi un million de lires ” pour qu’il me les donne… Non, ce qu’il faudrait, c’est le mériter notre argent prendre des risques pour l’avoir…
-D’accord, mais comment ?…
-Tu ne regardes jamais la télé ? Tu ne vas jamais au cinéma?… Pourquoi est-ce que d’autres seraient capables d’agir et pas nous ?… Écoute, tu feras ce que tu voudras, mais moi je vais tenter un gros coup…
Luigi Marioni est conquis par la détermination de son camarade. Il entre dans le jeu à son tour.
-Je marche avec toi, Adriano… Mais il ne faut pas faire n’importe quoi. Je connais un gars qui travaille dans un bar de la via Veneto. Lui, c’est un dur, un vrai. Il saura nous tuyauter…
C’est dans ces conditions peu communes que commence l’aventure criminelle d’Adriano Battistini. La suite, on s’en doute, sera encore moins banale.
La semaine suivante, Luigi lui présente son ami. Il ne paie pas de mine. Il doit avoir dans les soixante ans et se prénomme Giuseppe. C’est un vieux truand sur le retour vêtu d’une manière plutôt miteuse… Il considère quelques instants ces deux jeunes gens de bonne famille d’un air perplexe et leur adresse la parole avec un fort accent sicilien.
-Alors, les gars, qu’est-ce que vous voulez faire ? Attaquer une banque ?…
C’est Adriano qui répond. Il parle d’une voix passionnée.
-Oui… La banque du Crédit italien, place Pythagore. Mon père y a un compte. Il y en a du fric là-dedans…
Le jeune homme met la main à sa poche et en retire une grosse enveloppe…
-Et si vous marchez, il y a dix millions d’avance pour vous…
Le gangster à la retraite se masse longuement le menton… Il regarde alternativement ses deux interlocuteurs et l’enveloppe sur la table. A la fin, il se décide.
-Je veux bien, mais un coup comme ça, ça se prépare… Vous avez un plan, au moins ?
Adriano Battistini s’empresse de répondre par l’affirmative… Bien sûr, il a un plan… Il l’expose longuement à Giuseppe, dans tous les détails… C’est tellement énorme qu’à la fin, celui-ci ne peut s’empêcher de déclarer:
-Mais c’est du cinéma, votre histoire !…
Adriano, vexé, le prend au mot.
-Oui, vous avez raison, du cinéma… Nous ferons aussi bien que dans les films. Nous agirons le 9 avril, le samedi saint… Hein, ça fera bien dans les journaux: ” Les gangsters du samedi saint ! “
Giuseppe ne répond rien… Avec dix millions de lires d’avance, c’est un coup qu’il ne peut pas refuser dans sa situation, qui n’est guère brillante…
9 avril 1986, huit heures et demie du matin. Trois hommes silencieux se dirigent vers une armurerie de la via Volsinio, dans un quartier chic de Rome.
Adriano Battistini marche en tête. Lui-même et Luigi Marioni sont vêtus d’une manière plutôt étonnante: costume gris, croisé, à larges rayures blanches, lunettes de soleil et chapeau mou couleur mastic.
Un peu à l’écart des deux jeunes gens, Giuseppe ferme la marche. Il n’a pas jugé bon de se déguiser en gangster pour la circonstance. Après tout, c’est son métier. Sa tenue de tous les jours lui suffit.
Avant de partir, Giuseppe a vainement fait remarquer que, pour se procurer des armes, c’était de la folie d’attaquer une armurerie. S’ils voulaient des revolvers, il aurait pu leur en trouver. Mais Adriano Battistini a été intraitable. Il a demandé un seul revolver à l’ancien truand et lui a dit:
-Les deux autres on va les voler.
Il n’y avait pas à discuter, c’est lui qui paie, c’est lui le chef. On attaquera donc l’armurerie.
Adriano Battistini entre le premier, suivi de Luigi Marioni. Giuseppe, lui, reste prudemment dehors.
Au tintement de la clochette, le commerçant se précipite. Son sourire se fige quand il voit l’étrange allure de ses clients… Adriano savoure cet instant: son film va commencer… Il sort brusquement son revolver.
-Vous voyez ce joujou? Il m’en faut deux du même modèle. Et pas de blagues, hein. Je ne rate jamais ma cible !
L’homme a un instant d’hésitation, puis désigne une armoire:
-Là-dedans, vous trouverez ce que vous voulez… Mais laissez-moi vous dire que vous avez tort…
Adriano l’interrompt d’un ton sans réplique:
-Tais-toi ! Luigi, attache-le…
Luigi met quelque temps à trouver de la corde et s’empêtre un peu dans ses noeuds, mais au bout de quelques minutes, l’armurier est ficelé dans son arrière-boutique et ils ressortent triomphalement…
Giuseppe pousse un soupir… Il n’aurait jamais cru que cela se passerait si bien. Mais Adriano ne lui laisse pas le temps de souffler.
-Et maintenant, la deuxième partie. Au garage pour prendre la voiture…
Giuseppe, qui connaît les intentions d’Adriano, fait une dernière tentative.
-Ecoutez, pour se procurer une voiture, c’est tellement plus simple d’en faucher une dans la rue… Je veux bien le faire, si vous voulez…
Mais Adriano Battistini, sans répondre, marche à grands pas vers le garage qu’on aperçoit à quelques centaines de mètres. Giuseppe n’insiste pas… A quoi bon ?.. .
Par chance pour eux, quand ils arrivent au garage, le patron est seul dans son établissement. Adriano s’approche de lui en roulant des épaules. D’un geste de la main gauche, il rabat les bords de son chapeau sur ses yeux et lance d’une voix brève:
-Haut les mains ! Pas un geste.
Comme l’armurier, le garagiste a l’air étonné. Il doit se demander si c’est une farce ou si c’est sérieux… Mais le revolver brandi sous son nez l’incite à faire comme si c’était sérieux. Il lève les mains…
De nouveau, Adriano fait un geste en direction de Luigi.
-Allez… Attachez-le…
Après avoir ficelé le garagiste, ils se mettent en quête d’une voiture… Voici précisément une superbe Alfa Romeo… Luigi Marioni qui, d’après le scénario, doit faire le chauffeur, s’efforce de la mettre en marche. Mais il s’énerve… L’émotion sans doute… Il se tourne vers Adriano:
-Écoute, je n’y arrive pas. Je préférerais une petite Fiat. J’ai plus l’habitude…
On décide de se rabattre sur une petite Fiat, quand se produit un événement qui n’était pas prévu. Un client fait son entrée… C’est un colonel en uniforme. Il y a un instant de flottement… Adriano s’avance à sa rencontre. Il tient son revolver gauchement.
-Excusez-moi, monsieur… Enfin, je veux dire, colonel… Mais nous faisons un hold-up… Alors, nous allons vous attacher… Voilà…
Le colonel est tellement surpris qu’il se laisse faire et il rejoint le patron dans un coin du garage… Pendant ce temps, Luigi a réussi à faire démarrer la petite Fiat. Il lance aux autres:
-Allez, montez, dépêchez-vous ! …
9 avril 1986, neuf heures du matin. Adriano Battistini, revolver au poing, entre dans la succursale du Crédit italien, place Pythagore à Rome. Giuseppe, le vieux truand, reste devant la porte. C’est le rôle qui lui a été assigné. Luigi Marioni, lui, demeure au volant…
Dès qu’il est dans la place, Adriano lance d’une voix qu’il veut redoutable:
-Mains en l’air tout le monde ! Que personne ne bouge. Le premier qui fait un geste, je le tue…
Dans la banque, c’est la stupeur, puis l’effroi. La dizaine de clients présents et le personnel derrière le guichet se dépêchent d’obéir… Adriano Battistini a un sourire de triomphe… Il a réussi. Il est un homme. Il a fait aussi bien qu’au cinéma et à la télévision ! .
Devant la porte, au contraire, Giuseppe a une grimace contrariée… Maintenant, c’est commencé. Il est trop tard pour faire marche arrière. Il regrette amèrement de s’être laissé entraîner par ces jeunes bourgeois qui croient tourner un film. Il souhaiterait de toutes ses forces en être déjà à la fin du spectacle. Car le plus dangereux reste à venir…
Adriano s’approche du guichet. Un homme d’une soixantaine d’années, cheveux blancs, l’air distingué, décoration à la boutonnière, est là, immobile. Devant lui, quelques billets de dix mille lires qu’il s’apprêtait à verser sur son compte…
Adriano lui lance un regard terrible derrière ses lunettes de soleil:
-Bas les pattes et passons la monnaie !
L’homme le regarde avec un air étonné. Il le détaille des pieds à la tête. Il étudie, perplexe, son air de fils de bonne famille et son accoutrement de gangster et il conclut, comme s’il venait de découvrir une évidence:
-Mais vous êtes un crétin !. ..
Adriano ouvre la bouche pour dire quelque chose. Mais il ne sait pas quoi. Si l’homme lui avait dit: ” Vous êtes un voyou ” ou ” Vous êtes un criminel “, il aurait ricané avec cynisme. Mais ce “Vous êtes un crétin” lui coupe tous ses effets.
Il devrait tirer en l’air pour rétablir son autorité, montrer qu’il ne plaisante pas… Mais cela ne lui vient pas à l’esprit. Au contraire, de saisissement, il baisse son arme…
Alors, brusquement, tout bascule. Le personnel se ressaisit. Un employé actionne le signal d’alarme. Un bruit assourdissant emplit la pièce et Adriano pris de panique, sort de la banque en courant…
Giuseppe, en entendant le signal d’alarme, ne l’a pas attendu. Il est déjà parti droit devant lui dans la rue, abandonnant son arme sur le trottoir.
Il n’y a donc plus que les deux jeunes gens dans la petite Fiat… Au volant, Luigi Marioni s’énerve. Il avait coupé le contact et il ne parvient plus à démarrer. Il confond les vitesses… Enfin, la voiture, après une série de hoquets lamentables, prend de la vitesse.
Mais le duo est loin d’être au bout de ses peines… Luigi, de plus en plus paniqué, s’engage dans une petite rue en sens interdit. Il rencontre une, puis deux voitures qui les obligent à se ranger en klaxonnant.
Mais il ne peut éviter la benne à ordures qui barre toute la chaussée. La petite Fiat la percute dans un dernier crissement de freins…
Les occupants, commotionnés, n’ont pas longtemps à attendre les secours. Un car de police, qui les avait pris en chasse, s’arrête quelques secondes plus tard.
C’est ainsi, entre un véhicule de ramassage des ordures municipales et un car de police, que s’est terminée la brève carrière des ” gangsters du samedi saint ” . .
Mais les journaux du dimanche de Pâques, dans leurs articles, ne leur ont pas donné ce surnom flatteur qu’avait imaginé Adriano Battistini. Ils les ont baptisés, reprenant le mot du client qui était à l’origine de leur capture: ” les crétins “…
~ A leur procès, dans une ambiance tragi-comique, Adriano Battistini et Luigi Marioni ont été condamnés à trois ans de prison ferme. Giuseppe, qu’on avait fini par arrêter lui aussi, déjà condamné auparavant avec sursis, s’est vu infliger six ans.
C’est derrière les barreaux que les deux collégiens ont eu le temps de méditer sur les dangers qu’il y avait à se tromper de rôle.