L’original
Au milieu du mois de mai 1957, il fait beau et sec à Algona, dans l’Iowa. Trois jours plus tôt un orage d’une violence inhabituelle a balayé la région. Beaucoup d’arbres abattus, des toitures emportées, des récoltes ravagées. Un homme s’avance dans la rue principale. Quelques instants plus tôt il est descendu d’un autobus Greyhound intercontinental. Cet homme qui semble âgé d’une trentaine d’années a une barbe de plusieurs jours. Il porte à la main une petite valise de cuir fauve et, sur l’épaule, un sac de marin. Il est vêtu d’un pantalon et d’une veste de sport. Dans sa valise un seul livre: Le Guide des cocktails.
-Bonjour, je cherche du boulot. Vous n’auriez rien pour moi ?
Le propriétaire du bar où notre homme vient d’entrer répond d’un ton égal:
-Et qui tu es, mon gars, tout d’abord ?
-Je m’appelle Buddy Jack Jackson, je suis un ancien Marine. Tenez, voici mon permis de conduire.
Buddy Jack Jackson sort le permis de sa poche revolver et le tend au barman qui l’inspecte d’un œil froid:
-Oui, je vois, les Marines. Ça vous forme un mec, ça… Moi je n’ai rien à te proposer mais ce n’est pas le travail qui manque pour les gars courageux. Tu devrais aller voir chez Mellon, au Steak House. Je crois qu’il cherche quelqu’un.
Et c’est ainsi que, deux jours plus tard, Buddy Jack Jackson est engagé comme barman chez Mellon. Il faut dire qu’il a confectionné devant le patron deux préparations superbes: “Mitzl’s delight”, un cocktail doux pour les femmes qui n’ont pas froid aux yeux, et “Buddy’s fireball”, un cocktail décapant pour les messieurs timides.
A partir de cette date Buddy Jack Jackson va faire parler de lui à Algona. En bien, strictement en bien. Il est populaire en diable, c’est le cas de le dire. En tout cas auprès des jeunes, de ceux qui apprécient les non-conformistes. Et il ne fait aucune difficulté pour répondre aux questions les plus indiscrètes:
-Jack Jackson, quel nom ! on peut pas dire que l’on fasse dans l’originalité dans ta famille.
-C’est que je suis orphelin. J’ai été abandonné quand j’étais bébé. Quelqu’un m’a déposé devant l’église Saint-Patrick à Memphis. Alors on m’a donné le nom que l’on donnait à tous les enfants recueillis: Jack Jackson. J’ai choisi de m’appeler Buddy pour me distinguer des autres.
-Et alors tu as été dans les Marines…
-Ouais, je me suis engagé à dix-sept ans. Pour un enfant abandonné, pas de meilleure école. J’ai été embarqué dans la guerre mais je m’en suis bien tiré. J’ai eu moins de chance en Corée où j’ai chopé une pêche en plein buffet. Six mois d’hôpital, retour à la vie civile au début de l’année et me voilà…
Buddy possède une certaine culture musicale. Il attire l’attention du directeur de la station de radio locale:
-Dis donc, Buddy, ça te dirait de venir un ou deux matins par semaine, disons le samedi et le dimanche, pour assurer deux heures de programme musical ? Et ” causer un peu dans le poste “, comme on dit. Je trouve que tu as une bonne voix, ça devrait faire de l’effet sur les gamines.
Discjockey à Radio Algona, Buddy Jack Jackson a l’occasion de participer à un reportage sur l’équipe de base-ball locale. Et là, c’est le directeur de la télévision locale qui le remarque à son tour. Deux ans après être descendu de l’autobus, Buddy devient une personnalité remarquée de la ville. Oh, rien à craindre pour les politiciens locaux. Buddy n’a aucune intention de briguer le moindre mandat. Les politicards peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Buddy fait partie du clan des “non-conformistes”. On parle de lui avec envie, on admire sa liberté d’esprit:
-Tu as déjà été chez lui, Daisy?
-Tu me prends pour qui ? Mais on m’a raconté: il paraît qu’il n’y a pas de meubles. Dans le salon en tout cas…
-Oui, rien que des gros coussins dans tous les coins… C’est mon frère qui me l’a dit. Moi non plus je n’y suis pas allée. Il paraît que samedi dernier, il a organisé une party et qu’ils ont bu du champagne français toute la nuit.
-Et tu ne connais pas la dernière! Avec son copain Charlie, ils ont acheté un corbillard et ils l’ont entièrement aménagé en petit salon, avec coussins, brûle-parfum et même des statues de Bouddha.
-Quel zigoto ! On se demande ce qu’il va encore trouver à inventer.
Que ces demoiselles ne s’inquiètent pas. Dans le genre ” jamais vu “, Buddy Jack Jackson n’est jamais à court d’idées.
-Allô, monsieur Jackson. Ici la banque Fitzgibons. Il y a un petit quelque chose sur les derniers chèques que vous avez émis.
-Ah oui? Je parie que vous m’appelez parce qu’il manque la date.
-Effectivement. Marquer ” printemps ” à la place du jour d’émission, c’est original mais c’est un peu flou.
-Bah, du moment que l’année est mentionnée. Soyez gentille, n’oubliez pas de me rappeler quand le printemps sera terminé, pour que je mette ” été “.
Curieusement la banque Fitzgibons l’appelle désormais fidèlement pour lui signaler les changements de saison. On ne lui fait aucune remarque quand il fait adresser toutes ses factures au nom de ” Buddy ” et quand il signe ses chèques de ce simple prénom officieux. Décidément, c’est un original. Au bar il glisse tous ses pourboires dans une bouteille de whisky géante, vide cependant. Quand elle est pleine il l’apporte à la banque, telle quelle. A eux de se débrouiller pour compter.
-Tu connais la dernière de Buddy? Il a décidé de monter une action contre la poliomyélite.
-Ah bon ? Et qu’est-ce qu’il a en tête, ce grand fou ?
-Il veut rester deux semaines en haut d’un pylône. Celui qui est au-dessus du supermarché. C’est à dix-huit mètres du sol.
-Quinze jours sans aller aux… ?
-T’en fais pas, il a tout prévu. Une petite toile de tente en cas d’intempéries et une tinette.
-Ça m’étonnerait qu’il y arrive. Tu te rends compte !
Mais si! Buddy Jack Jackson y arrivera et les badauds qui se pressent en dessous du pylône, de jour comme de nuit, y vont de leurs oboles qui s’accumulent dans un aquarium gardé par les policiers locaux… Quand il redescend de son pylône au bout de quinze jours, Buddy Jack Jackson a les jambes qui flageolent et une jolie barbe un peu rousse. Il répond aux ovations d’un joli geste de la main. Très ” star ” ! Pendant ce temps un responsable de la banque Fitz- gibons compte le total des fonds réunis à l’occasion de cet exploit.
Décidément Buddy est un jolly good fellow, comme disent les Anglo-Saxons, un “vraiment bon copain “. Toujours de bonne humeur, toujours prêt à aider son prochain.
Pourtant, il y a deux sujets qui ont le don de le mettre en rogne. Tout d’abord les mauvaises nouvelles.
-C’est plus fort que moi, dit-il, je ne supporte pas d’entendre à la radio les nouvelles de catastrophes, d’accidents. Et quant à les voir à la télévision, ça me donne envie de vomir.
Le second sujet qui met Buddy de mauvaise humeur c’est lorsqu’un bon copain, un client du bar ou un auditeur fidèle, lui lance:
-Alors Buddy, à quand le mariage ? Il y en a plus d’une ici qui n’attend que ça. Il y a des milliers de candidates.
-Stop, sujet tabou ! Si je me mariais, je laisserais des milliers de malheureuses et je ferais une victime. Ça serait criminel. Quant à ceux qui se marient, je leur dis: ” Vous êtes complètement cinglés ! “
Dans l’intimité, Buddy avoue:
-Toute ma vie, à l’orphelinat, chez les Marines, j’ai dû obéir à quelqu’un: Yes Sir! No Sir! Pas question d’obéir à une “bobonne”.
Pourtant, un an plus tard, la jolie Molly Peale, une divorcée à peine âgée de vingt et un ans, remporte le coquetier. Elle devient Mme Buddy Jack Jackson devant Dieu et devant les hommes. En sortant de l’église, Buddy sourit d’un air béat. Comme s’il venait d’avaler coup sur coup deux “Buddy’s fireballs “.
Deux ans plus tard Buddy est moins excentrique mais toujours aussi optimiste:
-Avec Molly, chaque jour est une fête, je me régale.
Tous ses amis s’en réjouissent. D’autant plus que Molly va bientôt être mère. Buddy n’a plus besoin de passer deux semaines en haut d’un poteau pour faire parler de lui. A présent il consacre beaucoup de temps à une nouvelle activité. Il devient moniteur de l’équipe de tir à l’arc d’Algona.
-Dis donc, Buddy, c’est en Corée que tu as appris à tirer comme ça ?
Buddy sourit sans répondre. Sa réputation est tellement bien établie qu’il est invité à se rendre, à la tête de son équipe, à la foire de Chicago pour faire une exhibition. Il accepte… C’est sans doute sa seule erreur.
A douze cents kilomètres de là, Annie Helen Hesburg s’occupe de son intérieur et de sa nichée. Quatre enfants: cinq ans, sept ans, et les jumeaux de neuf ans. C’est lourd pour une veuve… De temps en temps elle jette un regard vers la photo d’un homme posée sur la cheminée: Kirk Hesburg, le père de ses enfants. Voilà quatre ans qu’il a disparu, sans doute noyé dans le lac Supérieur. On n’a jamais retrouvé son corps. Annie Helen a dû batailler pendant deux ans pour faire reconnaître le décès officiel de son mari. Elle regarde la photographie. Justement il est là, debout, chaussé de grandes bottes, avec, sur la tête, un chapeau orné de dizaines de mouches artificielles multicolores. Il tient à la main un brochet de belle taille. Annie Helen revit par la pensée leur dernière journée:
-A ce soir, Annie Helen, je ne rentrerai pas de bonne heure. Je vais à Madison pour régler quelques affaires. J’emporte mon matériel de pêche. Avant le dîner j’ai l’intention d’aller titiller le goujon sur le lac.
-Tu crois ? Ça va te faire rentrer bien tard. Et la météo est mauvaise pour la fin de la journée. Tu devrais revenir directement…
-P’têt’ ben qu’oui, p’têt’ ben qu’non.
Un dernier petit baiser de vieux mariés et Annie Helen n’a jamais revu Kirk. Plus tard elle a eu quelques détails. Kirk est passé à la banque et il a retiré sept cent cinquante-trois dollars du compte conjugal. Puis il est allé régler l’échéance de son assurance-vie, au bénéfice d’Annie Helen. Enfin, il est allé au bord du lac pour y louer un petit bateau.
Le loueur, McGlover, lui a conseillé d’être prudent:
-La météo n’est pas fameuse. Il paraît que le vent va souffler en rafales vers dix-sept heures. Pas un temps à se trouver au milieu de l’eau.
-Pas de problème, j’ai l’habitude. Posez-moi une batterie de phares sur le bateau. Au cas où le temps s’assombrirait trop.
Et Kirk quitte la rive. Il emporte ses cannes à pêche et une petite valise de cuir fauve. A quelques encablures, il croise le hors-bord des gardes-pêche:
-Soyez prudent, monsieur, on annonce une véritable tempête en fin d’après-midi. Il vaudrait mieux être rentré avant.
-Pas de problème, je suis au courant. Merci.
Deux jours plus tard, on retrouve le bateau de location. Vide. Enfin, pas tout à fait. Les cannes à pêche de Kirk sont toujours à bord. Kirk Hesburg et sa valise de cuir fauve ont disparu. A quoi bon faire des sondages ? Kirk Hesburg a pu se diriger n’importe où sur les quatre-vingt un kilomètres carrés du lac. En examinant l’embarcation, les policiers concluent qu’elle n’a pas chaviré. Kirk Hesburg aurait-il été victime d’un rôdeur, d’un autre pêcheur connaissant l’existence des cinq cent cinquante-trois dollars retirés un peu plus tôt de la banque?
Mais les années passent. Annie Helen s’organise pour élever les quatre orphelins. Elle songe à refaire sa vie. Lundi dernier elle vient d’accepter la proposition de mariage que lui a faite Walter Kronite, veuf lui aussi et père de deux enfants. Décidément, la page est tournée. Tout le monde en est d’accord, à commencer par Lydia et Lowell Hesburg, ses beaux-parents. Lowell, le père, admet même ses erreurs:
-Nous avons trop gâté nos enfants. En particulier Kirk. Il a toujours eu tout ce qu’il voulait. L’argent était trop facile et trop important. C’est pour cela qu’il a manqué de suite dans les idées…
Lydia intervient:
-Mais, Lowell, nous avons toujours élevé nos enfants selon les meilleurs principes de l’Église catholique. La messe tous les dimanches, la confession et la communion…
-Tais-toi, c’est justement là notre erreur. Trop d’argent et trop de principes vides de sens.
Le téléphone sonne à ce moment précis. Une voix féminine, tout excitée, hurle presque dans l’appareil:
-Grand-père, c’est moi Sylvia. J’arrive de la foire de Chicago. Tu ne sais pas qui j’ai vu? Oncle Kirk. Je suis sûre que c’est lui. Il est moniteur de l’équipe de tir à l’arc d’un patelin nommé Algona. Je lui ai parlé. Il dit qu’il se nomme Buddy Jack Jackson. Il m’a même fait voir ses papiers. Mais je suis certaine que c’est Kirk. J’ai reconnu son regard.
Dès le lendemain, Dean et Oliver, deux des frères du défunt Kirk, sautent dans le premier vol pour Chicago. Pour eux, dès qu’ils se trouvent face à face avec “Buddy Jack Jackson”, il n’y a pas l’ombre d’un doute: c’est leur frère. Celui-ci les écoute en ouvrant de grands yeux.
-Nous sommes persuadés que vous… que tu es notre frère Kirk qui a disparu en 1957. Un seul moyen de le savoir: comparer vos empreintes digitales. Celles de Kirk ont été relevées quand il a fait son service militaire.
Buddy Jack Jackson accepte sans aucune réticence:
-Excellente idée. Comme cela nous saurons où est la vérité.
Quelques jours plus tard, une fois les empreintes enregistrées et comparées, le lieutenant de police Jim Snowden rend le verdict:
-Vous êtes Kirk Jordan Hesburg, ou alors nous nous trouvons devant un cas qui remet en cause tout le système d’identification par les empreintes digitales.
Buddy Jack Jackson, en apprenant la nouvelle, semble frappé par la foudre:
-Mais c’est impossible! Faites-moi passer le sérum de vérité. Je n’ai aucun souvenir de cette vie dont vous me parlez. J’ai été abandonné par des inconnus, j’ai vécu à l’orphelinat, je me suis engagé dans les Marines… Pourtant, si vous dites que les empreintes…
Désormais les commentaires vont bon train. Annie Helen n’est pas vraiment heureuse de l’apparition de son défunt époux. D’autant plus que les assurances réclament le capital qu’elles lui ont versé. La jolie Molly, de son côté, enceinte de ” Buddy l’Original”, déclare:
-Même si notre mariage est annulé, je ne l’abandonnerai jamais…
Mais les parents et les amis d’autrefois reconnaissent tous que Kirk et Buddy ne sont qu’un seul et même homme. Les médecins et les psychiatres finissent par conclure que Kirk, étouffé par ses obligations familiales, par ses problèmes d’argent, par son milieu bourgeois, a fini par disparaître en oubliant réellement son passé et par renaître sous les traits de “Buddy l’Original”, l’homme qui aimait vivre à contre-courant.