Dix-sept mille chambres

 

 

Grand-père Karl doit se faire opérer juste avant Noël de l’an 1980. Il a une armée de petits-enfants à qui il a promis une montagne de choses. De faire le clown comme d’habitude le soir du réveillon, de les aider à faire les paquets, de mettre des guirlandes dans les arbres du jardin, de faire un grand feu de cheminée, et de leur jouer de la musique. Grand-père Karl et son accordéon sont l’attraction principale de la fête de famille. Sa vieille baraque à la campagne est le refuge de tous les Noëls.

 

Mais l’hôpital est à Hanovre. Grand-mère Lena et les enfants l’accompagnent jusqu’à l’arrêt du car, avec sa petite valise.

 

-Tu as ta robe de chambre ? Tes pantoufles sont dans un sac en tissu, je t’ai mis ton rasoir et un bon pull-over. Ne prends pas froid, surtout !

 

Grand-père Karl va sur ses soixante-dix ans, et l’opération est bénigne, somme toute. Une vilaine varice à la jambe, qui menace de faire un ulcère. En principe trois jours d’hospitalisation, puis il pourra rentrer chez lui.

 

Karl embrasse toute sa petite famille, les sept petits-enfants en vacances, leur grand-mère et deux de ses filles.

 

-Je vous téléphonerai pour que vous veniez me chercher !

 

Tout le monde regarde partir l’autobus, en direction de Hanovre, et la grand-mère se fait du souci.

 

-J’aurais dû l’accompagner !

 

Les filles ont entendu cela des centaines de fois depuis une semaine. Lena n’a jamais quitté son mari, et de le voir s’en aller comme ça tout seul avec sa petite valise noire lui serre le coeur.

 

-Maman… on t’a dit que ce n’était pas nécessaire. D’ailleurs tu n’aurais pas pu dormir là-bas ! Et je te vois mal toute seule à l’hôtel.

 

-Ton père non plus n’a pas l’habitude d’être seul ! Il va faire des bêtises !

 

-Quelles bêtises veux-tu qu’il fasse là-bas ? Il y aura une armée d’infirmières et de médecins ! C’est le plus grand hôpital de Hanovre !

 

-Justement! Ça me fait peur. Ton père n’a jamais mis les pieds dans un hôpital !

 

-Maman, il y a le téléphone ! Il a dit qu’il appellerait. Nous sommes mercredi, on l’opère vendredi, on prendra des nouvelles le soir, et lundi j’irai le chercher ! Il sera là pour Noël…

 

Le mercredi soir, grand-père Karl est arrivé à la clinique, mais il n’a pas téléphoné. Lena s’inquiète. Sa fille appelle l’hôpital et tombe sur un standard débordé.

 

-Il est bien enregistré, madame, mais je ne peux pas vous le passer, il n’y a pas de téléphone dans les chambres, dans ce service. Vous comprenez, ils sont quatre par chambre !

 

Le jeudi soir, veille de l’opération, même problème. On ne peut pas parler à Karl Winter. On ne peut pas non plus passer l’infirmière d’étage.

 

-Ecoutez, madame, il y a plus de vingt mille lits chez nous, rappelez demain après l’opération, demandez la secrétaire du médecin, elle vous renseignera.

 

Grand-mère Lena se fait un sang d’encre.

 

-Si on ne peut pas le joindre, comment voulez-vous qu’il nous téléphone ! C’est insensé !

 

-Maman, cette clinique est immense. Et l’opération n’est pas très importante, ils ont dû le mettre dans un service surchargé. Je suis sûre qu’il va téléphoner.

 

Mais grand-père Karl ne téléphone pas. Cela dit, le soir de l’opération, et même le lendemain matin, on comprend qu’il ne puisse pas se déplacer. Alors sa fille aînée appelle le service du docteur Z. Pas facile de joindre un secrétariat médical dans cet endroit ! De musique d’attente en ” ne coupez pas, je vous passe la personne…”, l’attente dure un bon quart d’heure.

 

Mais, miracle ! Enfin, la secrétaire du docteur Z., attrapée au vol, consent à donner des nouvelles de l’opéré.

 

-Monsieur Winter Karl? Ah oui… l’opération s’est bien passée !

 

-Quand pourra-t-on lui parler ?

 

-Mais quand il le voudra !

 

-Oui, mais il n’y a pas le téléphone dans sa chambre, et…

 

-Pas de problème, il vous appellera d’une cabine dès qu’il aura l’autorisation de se lever…

 

-Il n’y a pas moyen de…

 

-Écoutez, madame, le docteur a prescrit trois jours de lit. M. Winter doit laisser reposer sa jambe. Il vous appellera d’une cabine au plus tard lundi ou mardi ! Je lui dirai que vous avez téléphoné.

 

Grand-mère Lena ne décolère pas. Il est beau le monde moderne ! Elle est belle la médecine ! Même pas fichu de mettre un téléphone à portée de main d’un malade.

 

-Maman, ne t’énerve pas, tout va bien. On ne va tout de même pas faire cent kilomètres pour le voir dix minutes ! Il va téléphoner, je te dis ! Trois jours… c’est pas la mort !

 

Voire…

 

Trois jours passent. Par trois fois, régulièrement, grand-mère Lena se fait plus ou moins rabrouer par la standardiste, mais réussit à enquiquiner suffisamment le bureau du docteur Z. pour avoir deux ou trois détails de plus. Grand-père Karl est encore au lit le samedi soir, un peu de tension, mais la jambe va bien. Il est toujours au lit le dimanche soir, rien à signaler, on ne peut pas déranger comme ça l’infirmière de garde ! Il est toujours au lit le lundi soir, et le docteur Z. a confirmé sa sortie pour le lendemain. Donc, tout va bien.

 

Grand-mère Lena attend le coup de fil de son époux. Sa fille aînée, Marguerite, s’apprête à aller le chercher.

 

Pas de nouvelles. Mardi matin non plus! Cette fois grand-mère Lena pique une colère monstre, elle s’en prend à la standardiste, à tous les secrétariats qu’on lui passe, et il y en a-plus de mille médecins travaillent là-dedans ! Et finalement elle s’entend répondre:

 

-Apparemment M. Winter a quitté l’hôpital. Sa sortie était prévue pour aujourd’hui.

 

-Qu’est-ce que ça veut dire ” apparemment ” ? Il est sorti, oui ou non ? Et pourquoi serait-il sorti ? Il devait nous prévenir !

 

-Il a peut-être changé d’avis…

 

-Vous vous fichez de moi ? Mon mari ne change pas d’avis comme ça ! Il devait appeler, il ne l’a pas fait, il sait qu’on venait le chercher, donc il nous attend ! Je veux que vous me passiez le médecin !

 

-Le docteur Z. n’est pas là, madame, il a travaillé tout le week-end, il est de repos !

 

-Je m’en fiche ! Trouvez-le !

 

Deux heures plus tard, au comble de l’angoisse, Mme Lena Winter obtient enfin le docteur Z. au téléphone.

 

-Écoutez, madame Winter, ne vous affolez pas. Tout s’est bien passé, je vous l’assure. Il devait effectivement sortir, mais pas aujourd’hui… Pour l’instant on ne le trouve pas. Il a quitté son lit, mais on va le prévenir dès qu’il regagnera sa chambre.

 

Trois heures plus tard, M. Karl Winter n’est toujours pas dans son lit, ni dans la salle d’attente du docteur Z., ni à la réception, ni à la cafétéria: il est introuvable.

 

-Nous pensons qu’il a dû quitter l’hôpital tout seul, c’est l’unique explication! Et s’il l’a fait, je ne réponds pas de sa jambe.

 

-Mon mari n’est pas fou ! Je ne sais pas ce qui se passe chez vous, mais j’en ai assez, j’arrive !

 

Le lendemain matin lorsque grand-mère Lena arrive devant le grand hôpital de Hanovre, elle a un pincement au coeur. Les bâtiments sont immenses. Des milliers de fenêtres, sur neuf ou dix étages. Des parkings, des barrières, des guérites, bâtiments A, B, C… tout l’alphabet y passe. Elle ne sait plus où se diriger. Mais dès qu’elle prononce à l’accueil le nom de Winter, le gardien téléphone aussitôt pour qu’on vienne la chercher.

 

Cet endroit est réellement terrifiant…

 

On reçoit Lena Winter dans un petit bureau de l’administration générale. Il y a là le docteur Z., une infirmière et deux administrateurs. Lena a peur.

 

-Il lui est arrivé quelque chose !

 

-Rassurez-vous, on le recherche.

 

-Comment ça, on le recherche ? Où ?

 

-Ici, dans l’hôpital. Et à l’extérieur. Nous avons prévenu la police, tout est mis en oeuvre pour le retrouver.

 

-Mais que s’est-il passé ?

 

-On ne sait pas. Une infirmière a constaté mardi matin qu’il n’était plus dans son lit. Au moment de déjeuner, il n’y était toujours pas. Il a laissé ses affaires, mais il s’était habillé. Il a donc voulu aller quelque part. Mais on ne sait pas où.

 

-Il a bien dit quelque chose à quelqu’un ?

 

-Non. Nous n’avons trouvé personne qui lui ait parlé ou qu’il ait vu. Pour l’instant, car nous n’avons pas exploré tous les services.

 

-Mais c’est de la folie! Comment pouvez-vous perdre un malade ?

 

-Nous ne l’avons pas perdu, madame. Il a disparu, c’est différent! En fait votre mari s’est levé sans l’autorisation du médecin. Il ne devait pas le faire. Le docteur Z. ici présent devait examiner sa jambe, et lui seul pouvait l’autoriser à se lever. Il se trouve que votre mari a pris le risque de provoquer une hémorragie.

 

Grand-mère Lena est assommée par la nouvelle. Son mari est en danger de mort. L’opération s’est bien passée en effet, mais il y a eu une petite complication de phlébite. Karl ne devait pas se lever. Karl avait des piqûres toutes les trois heures. Or il a disparu depuis près de quarante-huit heures maintenant. Une centaine d’employés ont entamé des recherches au sein de l’hôpital. Pire que dans la jungle. Il y a ici dix-sept mille chambres, dix-sept mille ! Des centaines de couloirs, des kilomètres d’escaliers de secours, des ascenseurs, des sous-sols, des garages, des terrasses, des parkings, des annexes en tous genres.

 

La police organise également des recherches par hélicoptère au-dessus des forêts environnantes. L’hôpital est situé dans une zone très boisée. Il faut interroger tous les médecins, toutes les infirmières, le personnel de salle, les ambulanciers, les taxis- une enquête longue et compliquée, vu les heures de service différentes, les allées et venues, les tours de garde…

 

Les heures passent, puis les jours. Noël a lieu sans grand-père Karl. Avis de recherche dans toute la ville. Rien. Même la police déclare forfait au bout de huit jours. Huit jours ! Il aurait fallu déployer des centaines d’enquêteurs pour fouiller entièrement et une à une les dix-sept mille chambres de l’hôpital interroger les milliers de gens qui y travaillent.

 

Le huitième jour, l’enquête n’a apporté qu’un seul témoignage, celui d’un autre malade que Karl a rencontré dans un couloir et à qui il a demandé où se trouvait la cabine téléphonique. ” Il faut que je téléphone à Lena, ma femme, et aux enfants… “, lui a-t-il dit. Son interlocuteur avoue qu’il a été incapable de lui dire où se trouvait la cabine.

 

-C’est tellement grand ici, on se perd facilement…

 

Dix jours plus tard, dans le bâtiment annexe réservé à l’enseignement supérieur, deux employés chargés de l’entretien des machines parcourent les sous-sols. Ils vont réparer un ascenseur.

 

Dans la salle des machines, ils butent sur un corps. Un cadavre.

 

Karl Winter est en caleçon long, en chaussettes, la tête calée sur le barreau d’une échelle. Juste derrière la porte métallique qui donne accès à cette salle.

 

Porté disparu depuis dix jours, le malheureux était en effet parti à la recherche d’un téléphone. Il s’était perdu et avait atterri dans les sous-sols de la bibliothèque du CHU. Il n’avait qu’une porte à franchir, celle contre laquelle il s’était appuyé, pour atteindre un couloir et un ascenseur. Il était à deux cents mètres de son lit.

 

Le médecin légiste a déterminé les circonstances de la mort. L’homme n’avait plus de force, il a dû marcher trop longtemps, et ne savait plus quelle direction prendre. Le coeur a flanché. Il s’est certainement senti mal à un moment, alors il a soigneusement enlevé son pull-over, son pantalon et sa veste de laine. Il a plié le tout avec beaucoup de soin et s’est allongé dessus, la tête appuyée contre l’échelle. Les mains jointes montrent qu’à l’instant de mourir,

il a prié.

 

Au-dessus de lui, un mastodonte de dix-sept mille chambres. Effrayant. Totalement inhumain.

 

Au début de ce siècle un poète écrivait: “Nous construisons un monde qui nous le rendra bien. “

 

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