Lettres anonymes

 

 

-Manon, où étais-tu passée ? Ça fait une heure que tu devrais être rentrée.

 

-Et alors? je fais ce que je veux. Tu ne crois quand même pas qu’en sortant de chez Robichon je vais me précipiter direct ici pour te préparer ta pâtée. Si tu as tellement faim, tu peux te faire des nouilles. Non mais des fois…

 

-N’empêche que je veux savoir ce que tu fabriques pour arriver presque tous les soirs avec une heure de retard…

 

-De retard sur quoi ? Sur les horaires que tu te fourres dans la tête ? Si tu veux savoir, quand je suis restée pendant plus de huit heures debout derrière un comptoir à manipuler des fleurs qui trempent dans l’eau glacée, j’ai envie de flâner un peu, de lécher les vitrines, de prendre un apéritif avec Suzanne ou Estelle.

 

-Suzanne ou Estelle, elles ont bon dos. Ça ne serait pas plutôt avec Edmond et ses accroche-coeurs gominés ? Un de ces jours si je vous attrape ensemble, je vais lui démolir la devanture.

 

Dispute d’amoureux, dispute de jaloux. Manon Piquemale, la jolie fleuriste à l’accent chantant, vit depuis quelques années avec Benoît Ricord, un zingueur tout en muscles dont les sourcils rapprochés disent assez qu’il est du genre soupçonneux.

 

Les voisines, dans les discussions de palier, prédisent l’avenir: “Ces deux-là, ça finira mal. Moi qui vous parle, j’ai eu un ami… “

 

Vers la fin du mois de juillet, Benoît Ricord se présente au commissariat de police:

 

-Voilà, je vivais depuis des mois avec ma fiancée. On pensait se marier dès qu’on aurait mis un peu d’argent de côté. Et puis elle a disparu. Elle est partie un matin et le soir je l’ai attendue pour rien. Comme on s’était un peu disputés la veille, j’ai pensé qu’elle m’en voulait. Qu’elle était partie chez sa mère, histoire de me donner une leçon. J’ai passé un coup de fil à la vieille mais elle ne savait rien. Elle était même très inquiète. Qu’est-ce que vous pouvez faire ?

 

-Cher monsieur, strictement rien. Vous n’êtes pas son mari. Mlle Manon Piquemale est majeure et vaccinée. Elle est partie sans vous laisser son adresse. Cela arrive trente-six fois par jour. Si nous devions nous lancer sur la piste de toutes les gamines qui quittent leur bonhomme, il faudrait tripler les effectifs de la police. Au revoir.

 

Benoît Ricord essaie de protester:

 

-Mais elle est partie de son boulot sans même prévenir ses patrons. Ce n’est pas son style: elle est du genre sérieux et elle adore son travail.

 

Ricord fronce les sourcils tellement il cherche quelque chose de percutant à lancer pour motiver le commissaire Hougon et la police dans son entier. Mais il ne trouve rien. Il ne va certainement pas en

rester là.

 

Le commissaire Hougon ajoute, comme pour le consoler:

 

-Si par hasard un élément nouveau survenait, n’hésitez pas à nous prévenir. Mais dites-vous bien que tant qu’on n’aura pas retrouvé son corps, il ne faut pas désespérer; elle va peut-être réapparaître un beau matin, toute pimpante, avec une bonne explication. Les femmes sont comme ça. En tout cas c’est ce que je vous souhaite.

 

Deux semaines plus tard, le commissaire Hougon reçoit par courrier une lettre anonyme, adressée à lui personnellement:

 

A l’intérieur, selon le style classique, un texte composé de lettres découpées dans la presse. Collées sur une banale feuille de papier. L’enveloppe a été postée à la gare Saint-Lazare, la veille. Le texte dit:

 

” Manon Piquemale a été assassinée. Vous devriez chercher du côté de… ” Suivent deux lettres séparées, comme des initiales: ” E.Q. “

 

-Renaud, ouvrez-moi un dossier: disparition Manon Piquemale. On ne sait jamais.

 

Les jours passent et les lettres anonymes se succèdent, toujours au sujet de la disparition de Manon Piquemale. Un mercredi, le texte est légèrement différent:

 

” Manon Piquemale a été vue au mois de juillet, en train de se promener dans les bois de Verrières au bras d’un petit crevard. “

 

Mais pour l’instant, toujours rien de nouveau. A tout hasard le commissaire Hougon envoie quelqu’un poser quelques questions à Mme Piquemale la mère de Manon.

 

-C’est vrai que je suis inquiète: je ne comprends pas cette façon de quitter son employeur sans prévenir. Ce n’est pas son genre. Elle n’était pas très contente de sa patronne, mais elle a toujours adoré son métier. Elle est tellement artiste. Je suis inquiète.

 

A quelque temps de là, deux gendarmes effectuant une ronde de routine dans les bois de Verrières découvrent des vêtements féminins à moitié pourris… Et surtout, ce qui est très inquiétant tachés de sang. Sur la robe, une marque de teinturier avec un nom écrit à l’encre: ” Piquemale. ” Et dans la poche une étiquette: ” Vincent et Rose Robichon, fleuristes d’art. “

 

Du coup le commissaire Hougon décide de s’intéresser de plus près à Benoît Ricord:

 

-Les voisins affirment que vos disputes avec votre concubine étaient fréquentes. Que vous lui faisiez des scènes qui ébranlaient les cloisons. On dit que vous avez la tête près du bonnet et qu’il vous est arrivé de porter la main sur elle.

 

Benoît Ricord se tait soudain.

 

-Tout ça c’est des ragots. J’aimais Manon et je voulais l’épouser Pourquoi j’aurais été la tuer ? Une baffe de temps en temps, rien de plus…

 

-Ces vêtements tachés de sang qu’on a trouvés dans le bois de Verrières, vous les reconnaissez ? Ce sont bien les siens.

 

-Et comment, même que c’est moi qui lui ai payé cette robe il y a deux ans pour son anniversaire.

 

La mère de Manon, mise en présence des vêtements, les identifie, elle aussi, avant de fondre en larmes. Le commissaire finit par se dire qu’en cherchant bien, on finira peut-être par retrouver Manon Piquemale.

 

-A votre avis, qui a fait le coup ?

 

-Benoît Ricord me semble assez bien dans le rôle du coupable.

 

-Et ces initiales “E.Q.” sur les lettres anonymes ?

 

-Ça pourrait correspondre à celles d’Edmond Quillant, un collègue de travail de Manon. Mais il proteste de son innocence. Il affirme qu’il n’y a jamais rien eu entre Manon et lui. D’ailleurs il lui empruntait ses vêtements pour le carnaval, tu vois le genre. Ce n’est pas Edmond Quillant qui aurait tué Manon, il aurait eu peur de se casser un ongle.

 

Les policiers partent d’un rire un peu gras: pas besoin de leur faire un dessin.

 

Le commissaire est de plus en plus perplexe. ” Résumons-nous, se dit-il. Manon Piquemale a quitté son travail le 24 juillet. Elle avait eu des mots avec sa patronne. Le lendemain celle-ci, Mme Robichon, s’est inquiétée et lui a envoyé un pneumatique. Il n’y a pas eu de réponse. On peut estimer que c’est dans la soirée ou dans la nuit du 24 ou dans la nuit du 24 au 25 que Manon Piquemale a cessé d’exister. “

 

-Ricord, qu’avez-vous fait ce soir-là ?

 

-J’ai passé la soirée à jouer aux cartes avec des copains. Au café du Cadran Bleu. Vous comprenez, quand j’ai vu que Manon ne rentrait pas dîner, je n’en pouvais plus d’attendre. J’ai eu besoin de me changer les idées, de voir du monde.

 

Vérification faite, ce n’est pas dans la soirée du 24 que les habitués du Cadran Bleu ont gardé le souvenir d’une partie de belote en compagnie de Benoît Ricord.

 

-Le 24, il n’y a pas eu de belote. Le café était réservé par les Michereux, le boucher et sa dame qui mariaient leur fille.

 

Ricord ne peut pas non plus expliquer, suite à la perquisition effectuée au domicile des deux amants, la disparition d’un couteau à découper qui, de toute évidence, manque dans la ménagère des grands jours.

 

Le commissaire Hougon pousse Ricord dans ses retranchements:

 

-Le 25, vous avez demandé votre journée à votre patron. Pour quelle raison ?

 

-Je n’étais pas dans mon assiette. C’était la première fois que Manon découchait depuis que nous nous sommes mis ensemble. J’avais envie de me suicider. J’étais désespéré.

 

-Ne serait-ce pas plutôt que vous aviez besoin de votre journée pour dissimuler son corps après l’avoir assassinée ?

 

-Mais puisque je vous dis que ce n’est pas moi ! Vous devriez chercher du côté des greluchons qu’elle aimait fréquenter.

 

-Et comment expliquez-vous les vêtements tachés de sang ?

 

-Mais si j’avais assassiné Manon et si j’avais dissimulé son corps, vous pensez bien que je n’aurais pas laissé traîner ses vêtements dans les bois. Soyez un peu logique, monsieur le commissaire.

 

-A moins que vous n’ayez trouvé ce moyen pour essayer de diriger les soupçons sur quelqu’un d’autre.

 

Benoît Ricord est désormais en mauvaise posture. D’autant plus qu’en fouillant à nouveau le domicile des deux amants, la police découvre, dans une fente du plancher, un petit bout de papier et même deux: deux lettres découpées dans un journal, des lettres comme celles qu’on utilise pour confectionner les lettres anonymes. Pas de doute, Ricord est l’auteur de celles qui ont été expédiées à la police.

 

Il l’admet:

 

-Je suis certain que Manon a filé avec un greluchon et qu’il l’a assassinée. Elle avait quelques économies et je n’ai rien retrouvé dans l’endroit où elle planquait sa cagnotte.

 

Paroles malheureuses. Ricord, soupçonné d’être un assassin par jalousie, devient du coup un possible assassin par intérêt.

 

De fil en aiguille les assises s’approchent à grands pas. D’autant plus que Mme Piquemale la maman de Manon, poussée par la police, a accépté de porter plainte contre X pour enlèvement, séquestration et assassinat.

 

Comme Ricord n’a pas les moyens de s’offrir les services d’un as du barreau, c’est un jeune avocat commis d’office qui se voit chargé de sauver la tête du zingueur jaloux. Mais Ricord, après l’exubérance et la virulence des premiers jours, semble frappé d’apathie. L’avocat soupire:

 

-Ricord, il faut que vous m’aidiez si vous voulez que nous arrivions à un résultat. Il faut que vous fassiez un effort pour vous remémorer les circonstances qui ont précédé la dernière fois où vous avez vu Manon. Sinon je nage dans le brouillard et les choses vont mal tourner.

 

-Écoutez, maître, vous êtes gentil, mais j’en ai marre. Si je suis là c’est entièrement de ma faute et je l’ai bien mérité. D’abord je n’aurais jamais dû m’amouracher de Manon. Mais ça ne se commande pas, cette fille me faisait bouillir. La prochaine fois… mais non, il n’y aura pas de prochaine fois. Tout m’est égal. Débrouillez-vous, croyez-moi coupable ou non, ça m’est égal. Tout ce que je demande, c’est qu’on me laisse tranquille et à Dieu va !

 

La session des assises doit s’ouvrir et la presse nationale se fait largement l’écho de cette mystérieuse affaire: “Où est le corps de Manon Piquemale?” ” Benoît Ricord l’a-t-il découpée en morceaux ? “

 

Angoissantes questions qui font frémir le public. Ricord pourrait peut-être apporter des réponses mais il s’y refuse.

 

La veille de l’ouverture du procès une visiteuse se présente à la préfecture de police et demande à parler au commissaire Hougon.

 

-Commissaire, il y a là une jeune femme qui prétend être Manon Piquemale.

 

-Sans blague. Voyons un peu la tête qu’elle a.

 

La jeune femme qui pénètre dans le bureau du commissaire est tout à fait charmante. Le commissaire Hougon la reconnaît immédiatement d’après les photographies que Ricord et Mme Piquemale lui ont confiées.

 

-Vous êtes Manon Piquemale ?

 

-Tout à fait. D’ailleurs, tenez, voici ma carte d’identité.

 

-Eh bien, je suis doublement heureux de vous voir en bonne santé. Pour vous et pour Ricord. Vous savez que les choses tournaient très mal pour lui.

 

-C’est justement pour ça que je suis là. On peut dire que c’est un miracle. J’étais partie à Naples et c’est par hasard, lors d’une visite au consulat de France, que je suis tombée sur un journal français qui datait de quelques jours et qui annonçait en gros titres à la fois ma disparition dramatique et le fait que Benoît Ricord allait passer aux assises. Heureusement que mon fiancé, M. Raymond Langlois, est un homme de coeur. Il m’a dit immédiatement: ” Chère amie, vous ne pouvez pas laisser Ricord risquer sa tête. Il faut que vous préveniez que vous êtes toujours en vie. ” Nous avons pensé écrire, mais si la lettre se perdait ?. .. Le mieux était de sauter dans un train rapide et me voilà chez vous. Il n’est pas trop tard, j’espère.

 

-Pas du tout. Mais alors, que s’est-il passé ?

 

-Effectivement j’ai quitté Benoît le 24 juillet. J’avais des projets mais je n’ai pas jugé bon de lui en faire part. Il était terriblement jaloux et j’avais trop peur de me retrouver avec un oeil au beurre noir. Comme je devais partir le lendemain avec mon nouvel ami, Raymond, qui m’emmenait avec lui en Italie, je préférais garder un visage agréable. Pour un voyage de noces, c’est quand même mieux.

 

-Mais pourquoi n’avoir prévenu personne ?

 

-Ma mère ne m’a jamais comprise. Je tiens tout de mon père: je me décide sur des coups de tête, des intuitions. Elle m’aurait sermonnée. Elle était même capable d’avertir Benoît pour qu’il me surveille. Ça n’aurait pas fait mon affaire.

 

-Et vos employeurs, la maison Robichon ?

 

-Je m’étais disputée dans la journée avec Mme Robichon et du coup je me suis dit qu’elle allait m’obliger à faire mes huit jours de préavis. Comme Raymond devait partir deux jours plus tard, j’ai préféré disparaître.

 

-Mais les vêtements tachés de sang ?

 

-Ça, il faut le demander à Benoît. Je ne comprends rien à cette histoire.

 

Quand Benoît Ricord, au fond de sa cellule apprend la réapparition de Manon, il s’exclame simplement:

 

-La vache, elle mériterait que je lui poche un oeil pour la peine !

 

Mais au fond, il est heureux. Il explique, quelques heures plus tard, que désespéré par la disparition soudaine de Manon, il a tout fait pour dramatiser la situation. C’est lui qui a taché la robe avec du sang de poulet. A l’époque on ne pratiquait pas les analyses sanguines modernes. Puis il a expédié les lettres anonymes.

 

-Vous comprenez, monsieur le commissaire, je me suis dit que si vous étiez persuadé que Manon avait été assassinée, ça allait vous motiver pour essayer de la retrouver et que vous finiriez par me dire où elle était partie…

 

-Mon pauvre ami, nous, ce qui nous intéresse, ce n’est pas de retrouver la victime mais de découvrir un coupable. Et vous avez bien failli payer très cher votre petite manigance.

 

Depuis, Manon Piquemale est devenue Mme Raymond Langlois. Ricord est toujours célibataire.

 

Issue fatale
titlepage.xhtml
index_split_000.xhtml
index_split_001.xhtml
index_split_002.xhtml
index_split_003.xhtml
index_split_004.xhtml
index_split_005.xhtml
index_split_006.xhtml
index_split_007.xhtml
index_split_008.xhtml
index_split_009.xhtml
index_split_010.xhtml
index_split_011.xhtml
index_split_012.xhtml
index_split_013.xhtml
index_split_014.xhtml
index_split_015.xhtml
index_split_016.xhtml
index_split_017.xhtml
index_split_018.xhtml
index_split_019.xhtml
index_split_020.xhtml
index_split_021.xhtml
index_split_022.xhtml
index_split_023.xhtml
index_split_024.xhtml
index_split_025.xhtml
index_split_026.xhtml
index_split_027.xhtml
index_split_028.xhtml
index_split_029.xhtml
index_split_030.xhtml
index_split_031.xhtml
index_split_032.xhtml
index_split_033.xhtml
index_split_034.xhtml
index_split_035.xhtml
index_split_036.xhtml
index_split_037.xhtml
index_split_038.xhtml
index_split_039.xhtml
index_split_040.xhtml
index_split_041.xhtml
index_split_042.xhtml
index_split_043.xhtml
index_split_044.xhtml
index_split_045.xhtml
index_split_046.xhtml
index_split_047.xhtml
index_split_048.xhtml
index_split_049.xhtml
index_split_050.xhtml
index_split_051.xhtml
index_split_052.xhtml
index_split_053.xhtml
index_split_054.xhtml
index_split_055.xhtml
index_split_056.xhtml
index_split_057.xhtml
index_split_058.xhtml
index_split_059.xhtml
index_split_060.xhtml
index_split_061.xhtml
index_split_062.xhtml
index_split_063.xhtml
index_split_064.xhtml
index_split_065.xhtml
index_split_066.xhtml
index_split_067.xhtml
index_split_068.xhtml
index_split_069.xhtml
index_split_070.xhtml
index_split_071.xhtml
index_split_072.xhtml
index_split_073.xhtml
index_split_074.xhtml
index_split_075.xhtml
index_split_076.xhtml
index_split_077.xhtml
index_split_078.xhtml
index_split_079.xhtml
index_split_080.xhtml