Rien ne va plus

 

M. Ashley a cinquante ans. C’est un Anglais de bonne famille, et sa fortune personnelle est plutôt coquette, mais tout est relatif. D’autant plus relatif qu’il la perd consciencieusement dans la plupart des casinos d’Europe.

 

M. Ashley est un homme à l’intelligence relative également. De solides études dans la meilleure université ne vous donnent pas forcément ce que la nature a omis de vous offrir: le bon sens. Car comme le lui a toujours répété sa mère, Lady Ashley . “Cela n’a pas de bon sens, Charles, de vivre de la roulette et du bridge! Un beau jour tu mourras de faim, et nous ne serons plus là, ton père et moi, pour l’empêcher! ” Fort heureusement, Charles est resté célibataire. Il n’aurait jamais pu nourrir une famille. C’est pourquoi la rencontre de cette soirée d’été 1978, dans les salons du casino de San Remo, va l’entraîner dans une histoire de fou.

 

Elle se prénomme Ariane. Environ vingt-cinq ans, ravissante, échevelée dans les tons roux, à peine vêtue d’une robe du soir verte, perchée sur d’invraisemblables talons, le regard triste d’une biche, assoiffée de champagne. Dangereuse.

 

Charles, n’ayant pas de bon sens, lui offre tout le champagne du monde. Il se présente, fils de lord éducation parfaite, et l’oeil de la jolie rousse devient immédiatement fluorescent.

 

-Un noble ? Comme c’est amusant !

 

-Et vous ?

 

-Rien ! Absolument rien ! Je suis un nuage, je ne fais que passer ! Je suis tellement triste ce soir !

 

Et Charles écoute cette voix de sirène un peu rocailleuse, attendrissante dans une si jolie bouche, lui raconter n’importe quoi. Vraiment n’importe quoi.

 

-Je porte bonheur. Vous voyez l’homme qui joue là-bas ? Voilà plus de six mois qu’il gagne sans arrêt grâce à moi. Il voulait m’épouser, mais je ne veux plus de lui, c’est un monstre ! Vous voulez gagner ce soir ?

 

Si Charles veut gagner ? Il irait jusqu’à Las Vegas en marchant sur les rotules s’il était sûr de se renflouer.

 

La belle Ariane l’entraîne négligemment aux côtés de l’homme en question, fait les présentations rapidement, et Charles se met à jouer, contre lui, les derniers sous de sa soirée.

 

Ariane, onduleuse, silencieuse, une main sur son épaule, assiste à son triomphe. Charles a gagné, et l’homme en face de lui fait grise mine. Il en veut à la belle !

 

-Si c’est fini entre nous, dis-le tout de suite !

 

-Luigi, mon cher, je te l’ai déjà dit! Trop c’est trop ! D’ailleurs ce cher Lord Ashley avait besoin de moi quelques minutes ! Il est si charmant !

 

Charles n’en revient pas. Est-ce possible ? La seule présence de cette femme derrière lui lui a fait regagner ce qu’il avait perdu depuis la veille ?

 

-Je suis magique ! Que voulez-vous ! Et l’argent ne m’intéresse pas !

 

Ouh la menteuse !

 

Ça n’a pas de sens commun. L’escroquerie se renifle à des kilomètres. Mais quelle escroquerie?

 

De toute façon Charles n’y voit que du bleu. Il passe une soirée merveilleuse avec cette mystérieuse jeune femme, qui a carrément dédaigné son compagnon pour l’honorer de sa présence. Ils se sont même chamaillés gravement, et l’homme a disparu, furieux, en lançant à Charles une menace vexatoire:

 

-Elle vous trouve peut-être séduisant? Je vous souhaite bien du plaisir, mon vieux !

 

Ariane a les larmes aux yeux, et Charles doit la ramener à son hôtel en la consolant de son mieux.

 

-Voulez-vous souper? Puis-je vous revoir demain ? Ne pleurez plus ! Laissez-moi faire quelque chose pour vous…

 

Ariane refuse, son chagrin est immense:

 

-Je ne comptais pour lui que devant une table de roulette ou de poker ! Nous étions fiancés, vous vous rendez compte ? Laissez-moi. Adieu, monsieur…

 

Mais Charles va tomber amoureux. De la belle bien entendu, mais surtout de cette prétendue magie dont elle fait mystère suffisamment longtemps pour qu’il en devienne malade.

 

-Dites-le-moi, je vous en supplie: comment faites-vous ?

 

-Je refuse. Je ne vous accompagnerai plus jamais. Les hommes me déçoivent !

 

Ariane fait ainsi durer le plaisir plusieurs jours, plusieurs semaines, se laisse divertir, courtiser, mais refuse d’accompagner Charles devant une table de jeu. C’est fini, elle se l’est juré.

 

D’ailleurs la prédiction de sa mère va bientôt s’achever. Ariane ne portera plus bonheur à personne. Bientôt, finie la magie !

 

-Pourquoi? Mais pourquoi? De quelle prédiction parlez-vous ?

 

-Il faudra bien que je me marie un jour, et alors je perdrai tout mon pouvoir. Ma mère me l’a prédit. La pureté de mon corps est un porte-bonheur.

 

Il est réellement stupide, Charles, de vouloir en savoir davantage. Qui de nos jours écouterait de pareilles fadaises ? Il y a bien des gens qui croient dur comme fer à leur horoscope, d’autres qu’un dix de pique met dans un état de terreur avancé, d’autres encore qui trimbalent des pattes de lapin…

 

Charles écoute le discours d’Ariane, l’oeil allumé de convoitise. Ariane n’a jamais cédé aux messieurs elle ne va pas dans leur lit, elle entend demeurer pure. Car cette pureté lui garantit de conserver le  don extraordinaire qu’elle détient. Le grand problème est évidemment d’épouser un homme qui accepterait cette condition. Son fiancé l’avait accepté, mais il s’est montré d’une goujaterie qui a vraiment écoeuré la jeune fille !

 

-Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il avait décidé de passer la nuit avec moi, il l’exigeait. J’avais beau lui dire qu’il ne gagnerait plus rien si nous faisions cela, il insistait. C’est pour cela que je vous ai choisi ce soir-là. Au fond c’est mieux ainsi ! Voyez-vous, je ne supporte pas le contact physique avec un homme. C’est ainsi. Mon pouvoir fait mon malheur.

 

Enroulé dans la séduction jusqu’au cou, Charles déclare alors sa flamme. Il le jure: il sera un époux religieusement respectueux des désirs de sa femme ! Il ne la touchera pas !

 

-Vous voulez m’épouser pour l’argent! Je ne vous crois pas ! Un jour vous demanderez plus !

 

Encore des semaines de cour assidue, de respect inflexible, et Ariane se laisse convaincre d’abord de l’accompagner à une partie de bridge privée et confidentielle, afin de lui montrer son pouvoir une fois de plus. Charles est servi ce soir-là comme jamais ! Et pourtant il joue contre l’ex-fiancé de la belle Ariane, qui prétend être là par hasard.

 

Si Lady Ashley était là, elle dirait certainement à son idiot de fils: ” Charles, ça n’a pas de sens commun, ces deux-là sont des compères, et cette fille ne veut qu’une chose, ton nom avec ton héritage ! “

 

Mais il est seul, Charles, et il a gagné! Ariane sourit modestement, et trois mois plus tard, les voilà mariés. Courte visite en Angleterre, sur le chemin du voyage de noces, et la jeune épouse fait sensation dans la famille de Charles. Double sensation.

” Charles, ça n’a aucun sens, elle a la moitié de ton âge ! Cela dit, elle nous a promis de t’empêcher de jouer à l’avenir ! Que Dieu l’entende ! “

 

Charles connaît sa première déception. L’empêcher de jouer ? Ce n’était pas dans l’accord !

 

Le couple a sa première dispute au retour dans l’avion Londres-Genève. Charles voulait bien réspecter madame, mais contre sa présence aux tables de jeu !

 

Ah, mais pas du tout! conteste la belle. Elle le savait bien. Charles ne l’aime donc pas ! Il l’a épousée uniquement pour l’argent ! C’est une honte ! Un camouflet insupportable !

 

La dispute se poursuit à l’aéroport de Genève. Puis dans l’appartement d’un grand hôtel. Charles avait l’intention de passer la soirée au casino. Ariane refuse tout net !

 

-J’espérais au moins que tu aurais la décence d’attendre quelque temps ! Puisque c’est ainsi, vas-y tout seul ! Moi je me couche ! Nous n’avons plus rien à nous dire !

 

Charles insiste, discute, et supplie. Une fois ! Rien qu’une fois, après tout ça ne lui coûte rien ! N’a-t-il pas respecté leur accord: jamais il n’a cherché à la mettre dans son lit !

 

Rien à faire. La belle va se coucher, éteint les lumières, laissant le vieux marié à sa lourde déception. Charles s’en va donc au casino passer sa nuit de noces. Sûr de perdre. En tout cas de ne pas gagner. Il se plante devant la roulette, mise avec désespoir, et c’est à partir de cet instant que rien ne va plus…

 

A deux heures du matin, il fait un retour tonitruant dans la chambre nuptiale, une liasse de francs suisses vole sur le lit ! Il a gagné ! Sans elle ! Et il est tellement content qu’il a bu plus que de raison, ce vieux Charles ! Soûl comme une barrique ! Le voilà qui réveille la belle avec des intentions précises. Pureté ? Plus question de pureté, ma fille, la fête ne fait que commencer. Ce soir il en a appris des choses, Charles ! Il en sait des mystères qui n’en sont pas! Et maintenant il veut sa femme! Il y a droit! Finies les minauderies !

 

Un petit quart d’heure plus tard… une partie du personnel d’étage est derrière la porte de l’appartement nuptial, attiré par le scandale. Personne n’ose encore intervenir. Jusqu’au moment où les hurlements s’amplifient, suivis par un silence terrifiant. Enfin le personnel voit sortir Charles échevelé, bafouillant et vert de peur.

 

-Je l’ai tuée ! Elle est morte ! Faites quelque chose !

 

L’appartement est dévasté. Les fauteuils, les rideaux, les vases de fleurs ont subi une tornade. La garde-robe de la jeune mariée jonche le sol, entièrement déchiquetée. Quant à la jeune Lady Ashley, elle est étendue dans la salle de bains, inerte !

 

Charles s’effondre dans le couloir en pleurant, tandis qu’on appelle un médecin, la police et que l’on cherche à étouffer le scandale avec célérité, et un maximum de discrétion.

 

Ariane a des traces de strangulation sur le cou. Son visage est bleu, ses jolies lèvres violettes, mais fort heureusement, après des soins appropriés, elle reprend souffle en hoquetant. Charles a voulu l’étrangler, c’est certain, et il n’y a pas réussi. Mais il ne perd rien pour attendre. Non seulement Ariane porte plainte contre son époux pour tentative de meurtre, mais elle l’accuse aussi de viol! Et elle demande le divorce immédiatement !

 

Une fois dessoûlé et rassuré sur son sort d’assassin manqué, Charles est mis en cellule. Il est fou furieux quand la police l’interroge.

 

-Cette garce! Elle m’a bien eu! Elle n’était même pas vierge !

 

Certes, Lord Ashley, mais de nos jours…

 

-Vous ne le saviez pas ?

 

-Elle m’a eu, je vous dis !

 

-Ce n’était pas une raison pour la violer et l’étrangler !

 

-Attendez… laissez-moi m’expliquer! Hier soir elle s’est couchée! Vertueuse! Madame ne voulait pas m’accompagner au casino ! Il faut vous dire que tout vient de là ! En principe j’ai épousé une femme magique ! Elle devait me faire gagner une fortune ! Sa virginité était une garantie à la roulette! Vous comprenez ?

 

Il eut du mal à comprendre, le malheureux inspecteur suisse, mais il fit un effort.

 

Le plus intéressant n’était pas la rencontre coup de foudre à San Remo, c’était la rencontre de la veille.

 

-Je gagnais hier soir, incroyable ! Alors j’ai fêté ça, vous comprenez ? Il y avait un type au bar, une vague relation de casino… au bout d’un moment on avait pas mal bu, et on a commencé à discuter. Je lui ai parlé de ma femme, j’ai raconté notre histoire, et quand j’ai prononcé le nom d’Ariane, le type m’a dit:

 

” Ariane ? La fille de San Remo ? Vous l’avez crue ? C’est pas vrai !

 

-Mais je l’ai épousée, mon vieux! On est en voyage de noces ! Et j’ai gagné ce soir ! Vous avez vu ! J’ai réellement gagné !

 

-Mon pauvre ami. Je suis désolé pour vous. Mais si c’est votre femme, évidemment…

 

-Quoi évidemment ? Vous la connaissez ? “

 

De fil en aiguille, l’autre s’est laissé convaincre de parler. Ariane? Une professionnelle. Elle n’en était pas à sa première tentative. Un vieux truc pour se faire épouser ! La vierge porte-bonheur ! Le complice était l’amant de la belle. Et Charles n’allait sûrement pas tarder à en avoir des nouvelles d’une manière ou d’une autre.

 

Voilà pourquoi, ivre et enragé, Charles est arrivé dans la chambre nuptiale bien décidé à faire fi de tout respect. Vierge ou pas vierge ? On allait voir ça ! Au lit la traîtresse !

 

Mais elle ne voulait pas, bien entendu. Elle s’obstinait à lui faire croire qu’il avait gagné grâce à elle ! Elle se débattait comme une furie, en hurlant: “Je suis vierge ! Ne me touche pas ! ” De quoi rendre fou ce pauvre Charles. Et le précipiter dans les pires ennuis. Violer sa propre femme, ce n’est pas forcément permis, même avec des circonstances atténuantes. L’étrangler, sûrement pas. Charles était coupable. Seul et unique coupable. Pour une fois qu’il avait gagné… Il lui restait à faire la preuve qu’il s’était fait avoir au coin d’un bois par une biche apeurée: pas facile non plus. Plus d’amant, pas de preuves.

 

Toujours est-il que madame demanda le divorce la première, avec de bonnes cartes en main. Elle n’en espérait sûrement pas autant. Cette sombre histoire s’est terminée en correctionnelle, par un accord financier qui n’a pas laissé la belle sur la paille. Son avocat italien a prétendu que madame était effectivement vierge avant les épousailles, que la jeune épouse avait subi en outre d’atroces violences, que l’époux était un affreux sadique, et pire… elle réclama une compensation, pour perte de son pouvoir magique ! Charles n’avait-il pas gagné ce soir-là, juste avant de commettre son forfait ? N’était-ce pas une preuve de l’efficacité d’Ariane ?

 

Ça n’a pas vraiment marché, mais tout de même ! Charles a perdu la partie. Il lui a coûté cher, son porte-bonheur ambulant. Un an avec sursis pour violences et tentative de meurtre. Le ridicule en prime.

 

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