Le choix impossible

 

 

Il fait froid dehors… Il fait toujours froid l’hiver, en Poméranie, au nord de l’Allemagne de l’Est, et nous sommes en décembre, le 21 décembre 1951 précisément… La ferme Braun, située à Rockenberg, un village de Poméranie centrale, se consacre à la culture de la pomme de terre, ce qui n’a rien d’original étant donné que c’est la monoculture locale; son originalité est d’être une des dernières exploitations individuelles, les autres ayant été regroupées en une exploitation collective…

 

Volker Braun, cinquante et un ans, ne paraît pas son âge, ou, plutôt, il le porte bien. Cheveux bruns, avec quelques filets blancs, taille élancée, corpulence sèche, il a incontestablement de la classe. Et ses yeux bleus un peu rêveurs lui donnent un charme inattendu chez quelqu’un de la campagne…

 

Dans la même pièce, la salle commune de la ferme, une femme est occupée à des travaux de couture. Josefa Braun est beaucoup plus jeune que son mari. Elle n’a que vingt-huit ans. Elle est blonde et particulièrement jolie. Tout en elle est rayonnant: le sourire, le regard, l’allure en général.

 

Aux côtés de Josefa, deux bambins se disputent en babillant: ce sont August et Werner, les jumeaux; dans un berceau, un bébé de huit mois est endormi: c’est Martin, le petit dernier… Alors qu’il fait si froid dehors, cette paix et cette chaleur évoquent on ne peut mieux la douceur d’un foyer, et pourtant, Volker Braun ne peut s’empêcher de repenser aux douloureux événements de son existence…

 

Josefa n’est pas sa première femme. Celle-ci s’appelait Frieda. Elle était brune autant que Josefa est blonde. Elle était de Rockenberg comme lui. C’était la fille de la ferme voisine. Gamins, ils ont été à l’école ensemble, ils ont joué dans les champs. Lorsqu’ils se sont mariés, ils n’avaient que dix-huit ans.

 

Ils ont eu cinq enfants, trois filles et deux garçons, et puis en 1945, un officier allemand est venu à la ferme… Volker, qui avait quarante ans au début du conflit, avait eu la chance d’être juste trop vieux pour être mobilisé. Mais avec l’avance des troupes russes, les nazis enrôlaient pêle-mêle les tout jeunes et les hommes mûrs. C’est ainsi qu’un jour de mars 1945, il s’est retrouvé à creuser des tranchées antichars quelque part dans la plaine…

 

Les Russes sont arrivés presque tout de suite. Il a été interné en Sibérie. Il faisait encore plus froid qu’en Poméranie. Il y est resté deux ans. Quand il a été libéré, en 1947, Rockenberg était passé en Allemagne de l’Est…

 

Les gens de Rockenberg étaient prévenus de son arrivée et l’attendaient à la descente du train.

 

-Tu dois être courageux, Volker. La semaine après ton départ, Frieda et tes enfants sont partis devant les Russes… Frieda a pris la direction de la mer. Elle est montée sur un bateau en partance pour Hambourg. Mais il a coulé…

 

-Et ils sont…

 

-Morts… Tous les six. Ta femme et tes cinq enfants…

 

Volker n’a pas voulu y croire. Il a fait toutes les démarches possibles auprès des autorités. Mais la réponse définitive lui est parvenue six mois après, sous forme d’un certificat officiel de décès. Alors, il a décidé de vivre, même si désormais rien ne pouvait être comme avant. Un an plus tard, il épousait Josefa, et, un an plus tard encore, naissaient les jumeaux…

 

Volker Braun sursaute: on vient de frapper à la porte. Josefa va ouvrir. C’est le facteur. A cette heure-là, c’est la première fois…

 

-Un télégramme pour vous monsieur Braun…

 

Volker Braun quitte son fauteuil et va prendre le télégramme… Il provient d’Allemagne de l’Ouest. Il l’ouvre et lit: “Volker, je suis en vie, ainsi que nos cinq enfants. Je t’appellerai demain à la poste de

Rockenberg. Ta femme qui t’aime. Frieda. “

 

 

Janvier 1951, cinq heures de l’après-midi. Volker Braun est avec sa femme, enfin, avec sa femme Josefa dans le bureau de poste de Rockenberg. Ils attendent l’appel de Frieda Braun… Il y a une sonnerie… Derrière son guichet, la postière décroche, prononce quelques mots brefs en hochant la tête.

 

-Monsieur Braun… Cabine 1.

 

Volker entre dans la cabine. Josefa reste à l’extérieur. Mais elle le regarde et il la voit à travers la vitre. C’est son visage qu’il a sous les yeux tandis qu’il entend la voix de celle qu’il croyait morte depuis six ans…

 

-Volker, c’est toi ?

 

-Oui, Frieda.

 

Après les effusions et les larmes, Frieda Braun explique ce qui s’est passé. Elle devait s’embarquer sur le bateau qui a coulé, mais au dernier moment, elle a préféré continuer vers l’ouest à pied avec les enfants… Quant à Volker les autorités d’Allemagne de l’Ouest lui ont dit qu’il était mort, parce qu’elles ont fait confusion avec un autre Braun. Elles viennent de se rendre compte de leur erreur et de la prévenir.

 

Volker n’ose pas encore parler… Il l’écoute. Il écoute cette voix éclatante de bonheur, aussi gaie, aussi fraîche que lorsqu’ils étaient jeunes mariés… Avec l’accent du bonheur, Frieda Braun raconte encore… Elle habite Hambourg. Elle est employée chez un fleuriste et elle gagne bien sa vie. Leurs trois aînés se sont mariés. Deux enfants sont déjà nés. Il est deux fois grand-père… Elle s’arrête brusquement.

 

-Volker, tu ne dis rien… Il y a quelque chose qui ne va pas ? Tu es malade ?

 

-Non, je vais très bien…

 

-Tu es… marié ?…

 

Volker Braun regarde, à travers la vitre de la cabine, le visage, d’habitude rayonnant de Josefa, déformé par l’angoisse… Il n’a pas le droit d’attendre.

 

-Oui, Frieda.

 

-Tu as des enfants ?

 

-Trois…

 

-Je te félicite… Elle est jolie ?

 

-Je te croyais morte, Frieda… C’est pour cela…

 

-Moi aussi, je te croyais mort, mais je ne me suis pas remariée. Tu l’aimes ?.. .

 

-Frieda…

 

Il y a une sonnerie discontinue. Frieda Braun a raccroché…

 

21 janvier 1951. Quinze jours ont passé. Quinze jours de supplice pour Volker Braun, placé dans une situation comme peu d’êtres en ont connu. Josefa lui a dit, après sa sortie de la cabine:

 

-Tu es libre.

 

Et elle n’a rien ajouté d’autre… Mais ce silence digne et douloureux est plus difficile à supporter que tout… Frieda, de son côté, ne s’est plus manifestée par téléphone. Mais elle a envoyé une lettre. Ou plutôt une enveloppe contenant une photo: elle est entourée de ses trois filles de ses deux fils et de ses deux petits-enfants… Volkér a été bouleversé: ils ont tellement changé tous. Tous sauf Frieda, qui est toujours la même…

 

Alors que faire? Et d’abord, qu’est-il possible de faire précisément sur le plan légal ?… Cela, du moins, Volker Braun va l’apprendre ce 21 janvier 1952. C’est pour cette raison qu’il a été convoqué à Rostock dans le bureau du commissaire régional de Poméranie. Ce haut fonctionnaire est un personnage froid et imposant… Il fait pourtant un visible effort d’amabilité.

 

-Je suis désolé pour vous, monsieur Braun. Votre cas est très… désagréable et exceptionnel…

 

Le commissaire régional prend un air contraint.

 

-Il est même tellement exceptionnel que nous en avons discuté avec les autorités de l’autre Allemagne par l’intermédiaire du consul de Suisse…

 

Volker Braun écoute… Il sait que son sort, de même que celui de ses deux femmes et de ses huit enfants, se joue en ce moment.

 

-Tout d’abord, je vous rassure, monsieur Braun. Il n’est pas question de vous accuser de bigamie. Vous ne portez aucune responsabilité dans cette situation dont vous êtes la principale victime. Maintenant, voici comment cela se présente sur le plan juridique. C’est assez compliqué…

 

Volker se crispe.

 

-D’après l’article 39 du Code civil de la République fédérale d’Allemagne, pour briser le nouveau mariage, il suffit de la demande de l’un des deux anciens conjoints déclarés morts par erreur. D’après l’article 5 de notre Code, il faut l’accord des deux. Autrement dit, pour l’Allemagne de l’Ouest il suffit de la demande de Frieda Braun pour annuler votre nouveau mariage. Pour nous, il faut sa demande plus la vôtre…

 

Le commissaire régional regarde Volker dans les yeux.

 

-C’est notre législation qui a été retenue et Frieda Braun a fait la demande d’annulation. Elle est prête à venir vivre avec vous à Rockenberg. Si vous faites également la demande d’annulation votre second mariage sera annulé; si vous ne la faites pas, c’est le premier mariage qui sera annulé. Vous avez bien compris ?

 

-Cela veut dire que tout dépend de moi ?

 

-Oui, monsieur Braun… J’ajoute que le délai a été fixé à trois mois…

 

Dans un éclair, Volker Braun a une vision… Ses deux femmes, l’ancienne et la nouvelle, lui souriant et l’appelant depuis les deux plateaux d’une balance avec autour de chacune d’elles ses cinq enfants d’un côté et ses trois enfants de l’autre. Et c’est à lui de décider !…

 

En cet instant, il préférerait presque avoir trouvé la mort en Russie ! Car qui a déjà eu un choix aussi terrible à faire ?…

 

 

24 janvier 1952. Il y a du monde ce jour-là dans la petite poste de Rockenberg, village de Poméranie, la province située au nord de l’Allemagne de l’Est… Beaucoup d’habitants de Rockenberg se sont déplacés. Ce sont des amis de Volker Braun. Ils sont graves, silencieux. Ils sont là pour le soutenir moralement par leur présence, car ils savent que ce qu’il va avoir à faire est terrible…

 

Volker Braun se tient près du guichet, en compagnie de sa femme Josefa. Tous deux ont le visage fermé et ne laissent transparaître aucun sentiment. Pourtant cet instant est le plus important de leur vie. Volker Braun a demandé au téléphone Frieda Braun, son autre femme, à Hambourg. Dans quelques minutes, il va lui communiquer la décision qu’il a prise une décision qui met en cause onze êtres: lui-mêmé, ses deux femmes et ses huit enfants…

 

La postière a légèrement pâli.

 

-Je vous passe Hambourg, monsieur Braun.

 

Volker, sans un mot, entre dans la cabine et ferme la porte derrière lui. Il voit le visage de Josefa qui est en train de le fixer intensément. Il tourne la tête vers le mur et prend le combiné.

 

-C’est toi, Frieda ?

 

-Oui.

 

-J’ai pris ma décision… j’ai réfléchi tant que je pouvais…

 

Il y a un silence. La voix de Frieda est étrangement calme.

 

-J’ai compris. C’est elle…

 

-Non, Frieda, ce n’est pas elle! Ce sont les enfants ! Je ne peux pas les abandonner…

 

-Ici aussi, tu as des enfants! Tu en as même plus ! Et tu as deux petits-enfants !

 

-Justement. Ils sont grands. Ils ont fondé un foyer. Ils pourront plus facilement se passer de moi. Tandis qu’ici, ils sont trop petits pour que je les laisse…

 

Et moi? Je pourrai facilement me passer de toi.

 

- Écoute, Frieda…

 

- Je ne sais pas quand j’aurai les autorisations nécessaires pour venir te voir. Je ne sais même pas si je les aurai. Peut-être que nous ne nous reverrons jamais… Tu m’entends, Volker?…

 

Oui, Volker Braun l’entend. Mais il est incapable de prononcer un mot. Il sort de la cabine en laissant le combiné pendre au bout du fil. Josefa se précipite vers lui tout en faisant un geste à la postière. Celle-ci a compris. Elle reprend la communication.

 

-L’appel est terminé… Non, je regrette, madame… Terminé…

 

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