L’enveloppe
De l’argent. Rien ne fonctionne en ce monde sans argent. Sandrine Besnin n’en a pas beaucoup, elle gagne par mois juste de quoi payer le loyer de l’appartement où elle vit avec sa mère, leur nourriture à toutes les deux, et ce qui reste n’est pas du superflu. Sandrine est employée avec son seau, sa serpillière et son balai dans un grand hôpital de province. On dit maintenant technicienne de surface. L’appellation nouvelle n’a rien changé à sa feuille de paie. Elle est brave, Sandrine, trop brave, d’une naïveté dont on sait bien autour d’elle qu’il s’agit de simplicité d’esprit. Comment dit-on cela en langage moderne ? Dans le Midi, on a résolu ce problème de vocabulaire: pour son village, Sandrine était ” la ravie “. Pas futée mais pas méchante pour un sou une scolarité très limitée un peu tête en l’air, capable tout de même d’assumer son existence. Et même celle de sa vieille mère.
Sandrine a vingt-cinq ans. Aucun homme dans sa vie. Et voilà qu’en passant dans le couloir de l’hôpital, elle croise un malade qui lui sourit. Un malade de passage dans le service pour une intervention bénigne. Cet homme-là ne sait pas que son sourire va déclencher une série d’événements complètement fous.
Aucun homme ne sourit à Sandrine. Aucun homme jeune et beau en tout cas. Aucun homme susceptible de faire naître en elle l’espoir d’être une femme comme les autres, de se marier, de s’appeler madame quelque chose, d’avoir des enfants. Lorsqu’on a été comme elle cataloguée simple d’esprit dès l’école, les hommes vous regardent différemment.
Celui-là a souri par gentillesse, peut-être parce qu’en passant il dérangeait la serpillière de Sandrine. Il a souri en pensant à autre chose, et il a regagné sa chambre d’hôpital. Sandrine l’a suivi des yeux, puis de la serpillière, jusqu’à la porte. Et le lendemain elle est revenue dans le même couloir passer la même serpillière devant la même porte. Ce petit jeu a duré quelques jours, le temps pour le patient de se trouver guéri et de disparaître. Un matin il n’y avait plus personne dans la chambre, rien qu’un autre malade anonyme, sans intérêt, qui ne souriait pas à Sandrine.
Ceci est le début de l’histoire. Des années vont passer. Sept ans. Jusqu’au 14 novembre 1961. Ce jour-là Sandrine sort de chez elle pour aller travailler, en laissant sa mère à la maison comme d’habitude. Elle ne travaille plus dans un hôpital mais dans un immeuble d’assurances où elle occupe toujours le même emploi de femme de ménage. Il est six heures du matin, le gardien lui ouvre, elle va prendre son matériel dans un cagibi, accroche son manteau, range son parapluie et se met au travail. A huit heures du matin, les locaux doivent être propres.
Après ses deux heures de travail, Sandrine enchaîne en assurant le même travail dans la villa d’un particulier. Ensuite elle retourne dans son quartier préparer le déjeuner de sa mère. Sa vaisselle faite, elle repart pour cette fois nettoyer la salle d’attente d’un vétérinaire avant la reprise de ses consultations à quinze heures. Et ensuite elle est libre. Il est donc environ quinze heures lorsqu’elle traverse la rue au coin de chez elle.
Il pleut finement, un brouillard léger a plombé la ville. Elle marche tête baissée sous son parapluie. C’est au moment où les passants entendent le coup de frein que Sandrine relève la tête.
Trop tard. La voiture a dérapé dans le virage, et la heurte de plein fouet.
Un attroupement se forme aussitôt; le conducteur, choqué, est pris à partie immédiatement. C’est vrai qu’il roulait trop vite sous le crachin, vrai aussi que cette femme a traversé hors des clous et sans regarder autour d’elle. Sandrine est morte sur le coup. Par terre, son sac, le parapluie, et dans sa main serrée une enveloppe brune.
La police établit le constat, l’ambulance emmène le corps, et les papiers de la victime sont examinés au commissariat. Un inspecteur va prévenir la mère de Sandrine à l’adresse indiquée sur la carte d’identité. Il tombe sur une femme âgée, légèrement impotente, vivant dans un appartement minuscule et pauvrement meublé. Il remet à Mme Besnin les affaires personnelles de sa fille.
Elle regarde l’enveloppe, l’ouvre et en sort d’abord de l’argent. Les larmes aux yeux, elle fait une réflexion bizarre:
-Ça ne servira plus à rien maintenant, elle n’a pas eu le temps de lui apporter l’enveloppe cette semaine.
Machinalement, elle secoue l’enveloppe sur la table, libérant des choses hétéroclites, que l’inspecteur contemple étonné. Des grains de café, du gros sel, des allumettes. Mme Besnin les étale, les compte du doigt tristement, les remet dans l’enveloppe et demande en regardant l’inspecteur:
-Je devrais peut-être aller les porter à sa place, on ne sait jamais.
-De quoi s’agit-il, madame ? Les porter à qui ?
-C’est pour le mauvais sort. Et pour son fiancé. Mme Sophie s’en occupe.
-Mme Sophie qui ?
-Je ne sais pas. Elle habite au coin de la rue, de l’autre côté, juste en face du café. Sandrine allait chez elle aujourd’hui, elle avait préparé l’enveloppe ce matin.
-Et que fait cette Mme Sophie ?
-Elle s’occupe du mauvais sort.
L’inspecteur flaire quelque chose d’anormal. Les conjureuses de mauvais sort à qui on apporte de l’argent dans une enveloppe, il n’aime pas.
-Vous permettez que je garde l’enveloppe ?
-Il faudrait la lui apporter, monsieur. Sandrine est morte, vous voyez, le mauvais sort continue, pourtant on a fait tout ce qu’elle disait…
-Je m’en charge. Gardez cet argent…
-Il ne faut pas. Il faut qu’il y ait l’argent, vous comprenez. Moi je ne peux pas vous expliquer, je ne suis pas maligne avec ces choses-là, mais Sandrine savait, elle.
-Elle a apporté beaucoup d’enveloppes chez cette dame Sophie ?
-Il y a longtemps qu’elle le fait. C’est depuis qu’elle a trouvé un fiancé, elle avait vingt-cinq ans.
L’inspecteur fait rapidement le compte, Sandrine aurait eu trente-deux ans si elle n’était pas passée sous les roues de cette voiture.
Dites-moi, madame Besnin, c’était toujours la même somme dans l’enveloppe ?
-Oh ! non, des fois plus, des fois moins, on a du mal à faire des économies, vous savez… Sandrine aurait bien voulu faire mieux, mais vous savez ce que c’est, il faut manger… Mais il fallait toujours treize billets. Vous voyez ? Il y a treize billets de cinquante francs.
L’inspecteur regarde maintenant le contenu bizarre de l’enveloppe, il compte les grains de café, treize grains de café… Il compte les grains de gros sel, treize… et treize allumettes aussi…
-Racontez-moi, madame Besnin.
-Sandrine a rencontré un garçon, elle aurait bien voulu se marier avec lui, il était à l’hôpital quand elle y travaillait, alors elle a raconté ça à une voisine, Mme Sophie. Mme Sophie a dit qu’elle allait l’aider. Parce qu’il y a un mauvais sort chez nous, ici dans l’appartement, et un mauvais sort pour le garçon aussi. C’est pour cela qu’il ne peut pas venir chez nous. Mme Sophie a dit qu’il vivait en Italie et que Sandrine devait lui envoyer des lettres. Pour les cadeaux il fallait mettre l’argent dans l’enveloppe, avec le café, le sel et les allumettes, et donner l’enveloppe à Mme Sophie. Elle l’enferme dans un coffre pendant treize jours, ensuite elle rend l’enveloppe à Sandrine, et nous devons la brûler. Il faut la brûler en la tenant en l’air dans la main, ramasser les cendres et les mettre sous l’oreiller. On peut aussi les mettre dans le soutien-gorge. Pour que le mauvais sort s’en aille et que Sandrine puisse voir son fiancé.
-Elle l’a déjà vu ce fiancé ?
-Elle l’a manqué de peu. Oh! oui, plusieurs fois elle est arrivée trop tard, c’est dommage. Mme Sophie lui a dit qu’il venait juste de partir.
-Et l’argent, madame Besnin ? Je suppose qu’il n’est plus dans l’enveloppe lorsque vous la faites brûler ?
-Bien sûr que non ! Il est parti en Italie.
-Et comment cela ?
-Je ne sais pas. C’est Mme Sophie qui s’en occupe, c’est de la magie très spéciale, vous comprenez ? Pendant que l’enveloppe est dans le coffre de Mme Sophie, il est à l’abri du mauvais sort, et il s’envole, il va retrouver le fiancé de Sandrine, il se transforme en cadeaux. Il a reçu beaucoup de cadeaux, il a dit à Mme Sophie qu’il était très heureux et qu’il attendait avec impatience de se marier avec elle.
-Vous le connaissez ce fiancé ? Vous l’avez vu ?
-Pas encore. Sandrine l’a vu à l’hôpital, et puis il a dû retourner chez lui, on ne savait pas où il habitait bien sûr, mais Mme Sophie le sait, il est en Italie… Il vient voir Mme Sophie, puisqu’il ne peut pas venir chez nous. Il va être très malheureux…
L’inspecteur a compris. Qui n’aurait pas compris ? Alors il rend l’argent à Mme Besnin et lui explique patiemment qu’elle ne doit pas brûler cette enveloppe, qu’il va la garder et aller voir lui-même cette Mme Sophie.
-Et le mauvais sort ?
-Je m’en occupe aussi, madame, n’ayez pas peur.
Comment expliquer à cette femme, si naïve et si simple d’esprit-comme sa fille-, qu’elle s’est fait escroquer ?
L’inspecteur prend l’enveloppe, il fait signer à Mme Besnin une décharge de remise de pièce à conviction, à laquelle elle ne comprend rien. Mais elle a confiance en tout le monde et, pour une fois, cette confiance est bien placée.
L’inspecteur se rend à l’adresse indiquée, au coin de la rue, en face du café. C’est là que Sandrine a traversé pour la dernière fois, avec sa dernière enveloppe contre le mauvais sort. Étrange tout de même, car il y a fort à parier que, sans cela, la police n’aurait jamais eu en main la preuve de l’escroquerie. L’immeuble est vétuste, aucune plaque sur la porte signalant qu’ici sévit une “déjoueuse de mauvais sort”. L’inspecteur demande à la gardienne de lui indiquer l’appartement de Mme Sophie, en faisant mine d’avoir oublié le nom de famille.
-Mme Fidelli ? La couturière ? Cinquième droite.
-Elle est couturière ? Vous êtes sûre ?
-Si vous êtes client, vous le savez mieux que moi…
-Pas client… inspecteur de police.
Devant la carte officielle que lui présente le visiteur, la gardienne change de ton.
-Je ne me mêle pas de la vie des gens de l’immeuble, mais une couturière en chambre avec son allure, si vous voyez ce que je veux dire… mais je ne vous ai rien dit moi, d’abord on n’a aucune preuve.
-Vous avez vu cette femme venir chez elle ?
Devant la photographie de Sandrine, la concierge n’hésite pas.
-C’est la femme de l’accident? Évidemment elle lui faisait du ménage, je l’ai vue monter souvent. Elle disait toujours bonjour poliment, pas du tout le genre de l’autre… l’air un peu… enfin pas très futée…
Au cinquième étage droite, une porte ornée d’une carte de visite indiquant ” Sophie Couture “. L’inspecteur sonne. Une femme d’une trentaine d’années lui ouvre avec méfiance. Arrogante dès qu’on lui demande si elle connaît Sandrine Besnin. Devant l’enveloppe ” magique “, elle nie l’évidence avec culot:
-J’y suis pour rien moi, elle voulait que je lui fasse rencontrer ce type !
Finalement elle reconnaîtra les faits. A la première confidence de Sandrine sur ce garçon qu’elle avait à peine vu à l’hôpital, Mme Sophie a sauté sur l’occasion. L’homme était reparti, replongeant dans l’anonymat, mais elle lui trouva une nationalité à l’étranger, c’était plus pratique- puis elle inventa le mauvais sort qui empêchait que les deux amoureux se rencontrent. Plus de vingt fois en sept ans, Sandrine a raté ainsi son rendez-vous avec l’amour et le mariage. Il venait de sortir, il était par ici, puis par là. Un jour prochain… à condition que l’enveloppe arrive régulièrement, tout s’arrangerait, et l’on célébrerait le mariage. A partir du témoignage de la mère de Sandrine, l’enquête a reconstitué la somme ainsi escroquée. Environ un million d’anciens francs, une fortune pour Sandrine, qui se privait très souvent du nécessaire, afin de réunir les treize billets. Et comble de l’exploitation Sandrine faisait le ménage chez la fausse sorcière gratuitement et de fond en comble, une fois par semaine.
Mme Sophie exerçait par ailleurs ses talents dans un autre domaine. Sophie Couture… recevait des amants payants, qui n’avaient d’autre besoin que d’enlever leur costume. Pas de machine à coudre chez elle. Juste un carnet rempli de numéros de téléphone. Et accessoirement une boule de cristal, un jeu de tarot, un accoutrement style gitane de pacotille, histoire d’écumer le portefeuille d’autres gogos.
Entre la prostitution, la cartomancie et la sorcellerie de bazar, le revenu de Mme Sophie était beaucoup moins médiocre que celui de sa victime préférée, venue mourir au coin de sa rue avec sa dernière obole à la main.
Et vous savez quoi ? Coupable d’escroquerie, cette femme sans scrupule a droit à l’anonymat que nous avons respecté. A part les treize grains de café, de sel, les treize allumettes et les treize billets dans une enveloppe. Si donc on vous demande un jour d’accomplir un rite de ce genre, et Dieu sait qu’il en fleurit tous les jours, versez directement l’argent aux oeuvres de la police, et le reste à la poubelle.