Le surdoué

 

 

C’est le jour de la rentrée à Berkeley, la grande université californienne. Les étudiants se pressent pour le cours inaugural.

 

Parmi la foule des élèves, un jeune homme roux attire tous les regards. Autour de lui, on chuchote:

 

-Tu as vu? C’est lui!

 

Et il est certain qu’on ne peut pas le confondre avec les autres. Michael Crookes a quinze ans. Plusieurs revues scientifiques lui ont consacré des articles. C’est un surdoué, peut-être un génie.

 

C’est d’ailleurs là tout son problème et toute son histoire.

 

 

L’enfance de Michael Crookes a été une enfance à part. A l’âge de deux ans, ses parents lui ont donné un petit alphabet avec un dessin d’animal illustrant chaque lettre. Un livre d’images pour les enfants ordinaires. Pas pour Michael. Deux jours plus tard, devant son père et sa mère éberlués, il récitait dans l’ordre la liste des lettres et des animaux.

 

L’instant de surprise passé, ses parents comprennent que leur enfant est ce qu’on appelle un “surdoué “. Ce sont des gens modestes. Le père est vendeur chez un concessionnaire automobile, la mère ne travaille pas. La découverte des dons de Michael bouleverse leur vie. Elle les remplit d’une fierté sans limites. Dès lors, ils ne songent qu’à une chose: pousser au maximum leur fils pour qu’il puisse aller plus loin encore.

 

Et ils n’ont pas à forcer le petit Michael. Au contraire, il en redemande. Il a un appétit de savoir inimaginable. Tout de suite après l’alphabet, ses parents lui font lire des livres pour enfants. Il en a vite assez, c’est trop facile pour lui. Alors ils le lancent dans la littérature: de courtes histoires d’abord, puis des ouvrages de plus en plus gros.

 

Mme Crookes, surtout, veille aux progrès de son enfant. Quelle joie, quelle fierté, quel orgueil de pouvoir dire aux autres mères:

 

-Vous savez, Michael, qui a trois ans, vient de terminer Autant en emporte le vent… Non, non, pas en bandes dessinées, pas dans une version condensée, le texte intégral…

 

A l’âge de quatre ans, Michael Crookes délaisse les romans, qui ne l’intéressent plus, pour les ouvrages techniques. De toute évidence ce sera un scientifique.

 

Mme Crookes est un peu déçue. Elle espérait un artiste. Elle aurait bien aimé un petit Mozart… Tant pis, ce sera un matheux. Ses parents lui achètent donc des ouvrages d’algèbre et de géométrie qu’il dévore avec une joie et une facilité déconcertantes.

 

A cinq ans Michael passe un test d’intelligence avec la mention ” génial “. A dix ans, il écrit son premier ouvrage sur un problème de mathématiques. A partir de ce moment, il marque un intérêt tout particulier pour les ordinateurs. A l’école, il est en avance de trois classes et, malgré tout, il est le premier.

 

A quatorze ans, il passe ce qui correspond chez nous au baccalauréat et au mois d’octobre suivant, il entre à l’université de Berkeley. Il a juste quinze ans…

 

Voilà, résumées en quelques mots, les premières années de Michael Crookes; une vie réglée, une progression constante qui ressemble à un manuel de mathématiques bien fait.

 

 

Ses débuts à l’université se passent bien. Michael Crookes s’est inscrit aux cours d’informatique. Dans sa section d’une centaine d’élèves, c’est lui de loin le plus briilant. Ses professeurs n’en reviennent pas. Des spécialistes viennent l’étudier. Ils sont formels. Michael Crookes est plus qu’un surdoué. Chez les surdoués, en effet, le développement de l’intelligence se fait en avance mais s’arrête une fois atteint un niveau légèrement supérieur à la moyenne. Michael, au contraire-tous les tests le prouvent, possède d’ores et déjà une intelligence exceptionnelle et ne s’arrêtera pas là. C’est un futur génie.

 

Comme les étudiants américains, Michael vit à l’université même. Il ne rentre chez ses parents que pour les week-ends. L’année scolaire s’écoule…

 

Nous sommes au mois de mars 1989. Et c’est alors qu’éclate une nouvelle qui ne va pas tarder à faire du bruit: Michael Crookes a disparu…

 

Le 19 mars 1989, son professeur d’informatique téléphone chez les Crookes.

 

-Allô, madame Crookes ? Michael n’est pas venu aux cours depuis trois jours. Je suis venu prendre de ses nouvelles. J’espère qu’il n’est pas gravement malade.

 

Au bout du fil, Mme Crookes manque de se trouver mal.

 

-Mais Michael nous a quittés lundi matin pour se rendre à l’université. Il allait très bien.

 

Une heure plus tard, l’officier de police Parker, à qui la disparition a été signalée, se présente chez le couple. Il se veut rassurant:

 

-Écoutez, il doit s’agir d’une fugue. Il aura rencontré une fille. Ce ne serait pas la première fois…

 

Mais les parents de Michael secouent la tête… Mme Crookes affirme, entre deux sanglots:

 

-C’est absurde, Michael ne s’intéresse pas aux filles. Non, on l’a enlevé. Je vous assure qu’on l’a enlevé…

 

Le lieutenant Parker n’insiste pas. Il prend congé des Crookes et mène son enquête selon les méthodes traditionnelles. Dans l’hypothèse d’une fugue amoureuse, il fait rechercher un jeune homme roux de petite taille, en compagnie d’une fille de son âge. Pensant également à une drogue-party qui aurait mal tourné, il surveille les milieux traditionnels de toxicomanes…

 

Une semaine passe et tous ses efforts ne donnent rien. Quand il revoit les Crookes, le lieutenant est beaucoup moins sûr de lui. Il prête une oreille plus attentive à leurs affirmations.

 

-Nous vous le disons depuis le début, lieutenant, c’est un enlèvement.

 

-Mais vous n’avez reçu aucune demande de rançon. Et d’ailleurs, vous n’êtes pas riches…

 

-Nous ne recevrons jamais de demande de rançon. C’est pas pour de l’argent qu’on a enlevé Michael. Ce n’est pas pour nous le rendre un jour, c’est pour le garder…

 

-Le garder ?

 

-Vous ne comprenez pas que Michael est un génie? Peut-être le plus grand qu’aient connu les Etats-Unis depuis Einstein. Alors c’est du côté d’une puissance étrangère qu’il faut chercher…

 

Le lieutenant Parker, abasourdi, décide d’en référer à ses supérieurs qui prennent la chose très au sérieux et mettent à sa disposition des moyens importants.

 

Cette fois ce sont des dizaines de policiers qui parcourent la région de San Francisco à la recherche du jeune Michael. D’autant que la presse commence à s’intéresser à l’affaire… Les jours passent et les titres se succèdent, plus sensationnels les uns que les autres: ” Le futur cerveau numéro un des États-Unis enlevé.” “Le jeune Einstein kidnappé.” Un hebdomadaire à sensation suggère même que Michael était un extraterrestre que ses congénères sont venus reprendre à bord d’une soucoupe…

 

La vérité va éclater le 16 avril 1989, vingt-huit jours après la disparition du jeune étudiant. Le lieutenant Parker appelle ses parents.

 

-Michael vient d’être retrouvé à La Nouvelle-Orléans.

 

-Et les ravisseurs ?

 

-Il n’y a pas de ravisseurs. Quand on l’a trouvé, il était seul. Malheureusement, son état n’est pas brillant. Il a fait une tentative de suicide aux barbituriques. Il est toujours dans le coma…

 

-Mais pourquoi ?

 

-Pour l’instant, on ne sait pas…

 

 

” Pourquoi ? “, c’est la première question que M. et Mme Crookes posent à leur fils trois jours plus tard, à l’hôpital de La Nouvelle-Orléans où il est soigné:

 

-Mais pourquoi as-tu fait cela ?

 

Michael ne répond rien… Il n’a pas prononcé un mot depuis qu’il est sorti de l’inconscience. Son mince visage est tout pâle sur son oreiller. Il a les yeux lointains, comme s’il ressentait une douleur qu’il ne voulait pas exprimer.

 

La police, de son côté, a pu reconstituer son emploi du temps durant sa disparition. Il a gagné La Nouvelle-Orléans en auto-stop. Pendant près d’un mois il a vécu dans le quartier du port avec une bande de clochards, échappant miraculeusement à toutes les recherches. Mais, sur les mobiles de son acte, il n’y a pas un commencement de réponse…

 

Michael Crookes retourne chez lui, à San Francisco. Il s’enferme dans sa chambre et ne veut plus en sortir… Ses parents sont atterrés, les autorités universitaires aussi. Pour elles, la santé morale de leur plus brillant sujet est une préoccupation majeure. Aussi les responsables décident-ils de faire appel à un psychologue de renom.

 

Michael se laisse difficilement convaincre de lui rendre visite. L’entrevue a lieu dans le bureau du professeur. Il a une cinquantaine d’années, les cheveux gris, un sourire bienveillant. Il prie Michael de s’asseoir.

 

-Alors, tu as fait une grosse bêtise ? Mais après tout, c’est de ton âge.

 

-De mon âge ?…

 

-Bien sûr tu as quinze ans non ? Ce que tu sais faire avec ton intelligence, je m’en fiche. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe en toi, tes problèmes personnels…

 

Michael regarde intensément son interlocuteur:

 

-Vous êtes le premier qui me dites cela. Tous les autres me parlent comme à un homme, quand ce n’est pas à un monstre.

 

-Ne t’occupe pas des autres. Raconte…

 

Michael Crookes hésite un instant et soudain, pour la première fois, il raconte sa vie, sa vraie vie vue de l’intérieur, qui n’est rien d’autre que l’histoire d’une solitude.

 

Jamais il n’a pu jouer avec ses camarades. Leurs jeux n’étaient pas de son âge. Ils n’avaient pas les mêmes préoccupations. Le seul domaine où ils auraient pu être à égalité, c’étaient les sujets du programme. Mais là, il les dépassait. Michael leur donnait des complexes. Ils le jalousaient, le détestaient.

 

A dix ans, Michael se trouvait au milieu de garçons et de filles qui découvraient les premiers émois amoureux. Que pouvaient-ils se dire, eux et lui ?…

 

Quand Michael eut treize ans, à son tour, il aurait bien aimé, lui aussi, avoir une aventure avec une fille de son âge. Mais il n’a pas pu ou pas su… Il avait l’impression qu’il faisait peur avec son esprit…

 

Et puis, il y avait ses parents. Pour eux, il a toujours été un objet de fierté, pas d’amour. Et c’était le défilé des amis, des voisins, des relations, que son père et sa mère invitaient pour le montrer, comme un animal de cirque. C’était leur incommensurable vanité d’avoir engendré l’enfant le plus intelligent des États-Unis…

 

Alors, il n’a pas pu. Il a tout fui: ses parents, son université. Il s’est caché, mais ce n’était pas suffisant. Il a voulu fuir la vie elle-même, d’où son geste désespéré…

 

Michael a terminé son récit. Il s’arrête épuisé mais heureux d’avoir enfin parlé… Le psychologue se lève et lui donne une tape amicale sur l’épaule.

 

-Bien, mon garçon… Maintenant, veux-tu me faire confiance ?

 

Michael répond avec élan:

 

-Oh oui !

 

-Tu vas habiter seul et arrêter tes études. Il faut que tu attendes trois, quatre ans, le temps que tu deviennes un adulte. Alors, tu pourras revenir avec les autres et mener une vie normale…

 

Michael Crookes a suivi le conseil du psychologue. Il est rentré dans l’anonymat et on n’a plus parlé de lui… Pendant dix mois.

 

Le 9 février 1990, on a retrouvé son corps dans une forêt, non loin de San Francisco. Il s’était tiré une balle dans la tempe. Sa tête avait littéralement éclaté. Comme s’il avait voulu anéantir la partie de lui-même qui était responsable de tout…

 

Malgré les conseils du psychologue, il n’avait pas pu tenir le coup. Il n’avait pas pu résister à sa solitude…

 

Jusqu’au bout, Michael Crookes aura été en avance sur les autres… Même pour sa mort.

 

Issue fatale
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