Opération au revolver

 

 

Ernest Jones a cinquante-trois ans, Nancy Jones en a quarante-cinq. Il est grand, brun, distingué, elle est blonde, potelée; il est un peu séducteur, elle est un peu femme-enfant. Bref, ils forment ce qu’il est convenu d’appeler un beau couple. Socialement, c’est tout aussi brillant. Ernest dirige une importante concession automobile à Columbus, dans l’Ohio, Nancy est esthéticienne et ils habitent une luxueuse villa d’un quartier résidentiel de la ville.

 

Leur union est, certes, un peu agitée. Ils ont l’un et l’autre leur caractère: lui est autoritaire, elle a parfois des crises de nerfs; elle est soupe au lait, comme on dit. Cela donne de temps en temps des scènes de ménage particulièrement animées dont les voisins ont l’écho. Mais tout rentre dans l’ordre sans laisser de trace et leur mariage, qui dure depuis maintenant huit ans, a la solidité des constructions qui ont résisté aux orages…

 

Jusqu’à cette terrible soirée du 22 juin 1985 où tout va basculer en un instant. Et le mot ” instant ” est sans conteste celui qui convient. Car qu’y a-t-il de plus bref, de plus instantané qu’un coup de revolver ?

 

 

-Je ferai repeindre la chambre d’amis en vert !

 

-Pas question ! J’ai horreur du vert et en plus cela porte malheur…

 

-“Cela porte malheur…” Il n’y a que toi pour dire des bêtises pareilles, ma pauvre Nancy! Tu as une mentalité de collégienne attardée. Je me demande pourquoi je t’ai épousée !

 

-Il fallait y penser avant. Et de toute manière, si tu n’es pas content, tu n’as qu’à divorcer. Tu pourras toujours te remarier avec ta chère, ta parfaite secrétaire !

 

-Qu’est-ce que Gladys vient faire là-dedans ?

 

-Je sais ce que je dis !

 

-Tu dis n’importe quoi !

 

Ernest Jones s’approche de sa femme, l’air menaçant, mais Nancy hausse encore le ton.

 

-La chambre d’amis ne sera pas verte! Et d’abord, ca n’aurait jamais dû être une chambre d’amis…

 

-Tu ne vas pas recommencer avec ça ?

 

-Si, je vais recommencer et je recommencerai tous les jours de notre vie. Je ne te le pardonnerai jamais !

 

Nancy éclate en sanglots, quitte le salon, s’engouffre dans la cuisine, dont elle claque la porte avec violence. Elle se laisse tomber sur une chaise et pleure amèrement…

 

Elle n’en peut plus ! Non, vraiment, elle n’en peut plus… Cette histoire de chambre d’amis est la goutte d’eau qui fait déborder le vase !… Ernest a toujours voulu décider de tout dans le ménage. C’est lui qui choisit les meubles, la couleur des murs, la destination de leurs vacances, leurs sorties, les programmes de télé, tout !

 

Mais le pire, ce sont les enfants ou plutôt les enfants qu’ils n’ont pas. Ernest n’en voulait pas. Il s’estimait trop vieux pour les élever. Et elle a accepté. Pour lui, elle a accepté de gâcher sa vie de femme, sa vie de mère et elle se retrouve, à quarante ans passés, avec un homme dont elle ne veut plus !…

 

Nancy Jones s’était enfermée dans la cuisine pour se calmer, mais elle s’aperçoit, au contraire, qu’elle se monte la tête de plus en plus, que sa rage ne fait qu’augmenter…

 

“Non, pas d’enfant, ma chérie. Comme ça, nous vivrons toute la vie en amoureux… ” Il avait une telle manière de dire cela qu’elle l’a cru. Mais les hommes changent, voilà le malheur. Le séducteur si prévenant, si galant, s’est métamorphosé en tyran. Son caractère est devenu impossible. Non seulement il décide de tout, mais il fait des critiques pour un oui ou pour un non, pour un plat trop salé, pour un objet mal rangé…

 

Un objet mal rangé… Nancy se rend compte soudain que jamais elle n’aurait dû venir se réfugier dans la cuisine. Une pensée effroyable vient de s’emparer d’elle: n’est-ce pas ici, dans le deuxième tiroir, qu’Ernest range son revolver? Son revolver qui est toujours chargé et dont il suffit de retirer le cran de sûreté ?

 

Elle ne sait plus ce qu’elle fait. Elle en a assez! Tout cela doit finir. Il le faut! Par n’importe quel moyen !… Elle ouvre le tiroir, se saisit du revolver et bondit hors de la pièce…

 

En voyant son épouse déchaînée surgir dans le salon l’arme à la main, Ernest a un cri:

 

-Non! Ne fais pas ça! Ne…

 

Il ne peut en dire davantage. La déflagration couvre sa voix. Il porte les mains à son ventre, tourne lentement sur lui-même et glisse à genoux. Sur sa chemise claire, à hauteur du ventre, une tache rouge s’élargit rapidement. Horrifiée, Nancy laisse tomber son arme à terre et court vers son mari.

 

-Je ne voulais pas cela! Oh, mon Dieu, pardonne-moi !

 

Ernest ne perd pas la tête. Il grimace de douleur.

 

-Appelle un médecin, vite.

 

Quelque temps plus tard, une ambulance fonce, sirène hurlante, vers l’hôpital central de Columbus. Le blessé, conduit aux urgences, est dirigé aussitôt vers le bloc opératoire où l’équipe chirurgicale est prête à l’intervention… Nancy reste seule à faire les cent pas dans le couloir. Un grand homme en jean et blouson de toile l’aborde.

 

-Vous êtes Mme Jones ?

 

-Oui. Vous avez des nouvelles de mon mari ? Ne me dites pas qu’il est…

 

-Non, je ne fais pas partie de l’hôpital: inspecteur McLean. Le médecin-chef m’a prévenu. C’est la loi chaque fois qu’il y a blessure par balle. Que s’est-il passé, madame Jones ?

 

Nancy reste un instant la bouche ouverte, hésite, cherche ses mots et puis s’effondre.

 

-Je suis une criminelle ! Nous nous sommes disputés et… et j’ai tiré…

 

-Je vais vous demander de me suivre, madame.

 

-Mais mon mari? Ils sont en train de l’opérer… Je ne peux pas le laisser là. Je veux savoir !

 

-Vous aurez de ses nouvelles, ne vous inquiétez pas. En attendant, vous êtes en état d’arrestation. Je vais enregistrer votre déposition…

 

Le lendemain matin, Ernest Jones émerge de son anesthésie. Tout lui revient… C’est un réveil particulièrement affreux, car à son état de santé s’ajoute le souvenir de sa dispute avec Nancy. Un homme en blouse blanche ne tarde pas à entrer dans la chambre. Il a l’air cordial, presque jovial.

 

-Comment vous sentez-vous, monsieur Jones?

 

-A peu près bien. Est-ce que je suis hors de danger ?

 

-Plutôt deux fois qu’une !

 

-Je ne comprends pas…

 

-Vous ne pouvez pas comprendre et je vais vous expliquer… Il s’agit du cas le plus extraordinaire de ma carrière et je suis peut-être le seul chirurgien à qui la chose soit arrivée…

 

Le praticien s’assied sans plus de façons au bord du lit.

 

-Parlons d’abord de votre blessure. Vous avez eu beaucoup de chance: la balle est passée entre l’estomac et l’intestin, mais sans toucher aucun organe. Je n’ai eu aucun mal à la retirer et il n’y aura pas de séquelle Même votre cicatrice sera insignifiante… Mais tout cela n’est rien…

 

Il y a un silence et le médecin reprend:

 

-Pendant que j’y étais, en même temps que la balle, j’ai retiré la tumeur cancéreuse à l’estomac qui se trouvait à côté ! Je dois même préciser que le projectile en avait enlevé une partie. Une opération au revolver, monsieur Jones, sans doute la première de l’histoire !…

 

Il y a un nouveau silence… Ernest Jones a évidemment besoin d’un certain temps pour enregistrer l’information.

 

-J’avais un cancer ? Mais je ne savais pas…

 

-Certainement que vous ne saviez pas, sinon vous auriez été vous faire soigner… Voyez-vous, il était juste temps pour l’intervention. Avec un traitement approprié, je peux vous garantir que dans six mois, vous serez entièrement guéri. Mais si nous avions agi dans une semaine ou deux, il aurait sûrement été trop tard. Vous étiez perdu…

 

Le chirurgien regagne la porte.

 

-Je vous laisse, monsieur Jones. Je ne veux pas savoir qui vous a blessé ni dans quelles circonstances. Cela ne me regarde pas, c’est le travail de la police. Mais en tant que médecin, je peux vous assurer une chose: c’est ce coup de feu qui vous a sauvé la vie…

 

 

Deux jours plus tard, une autre personne se trouve auprès d’Ernest Jones dans sa chambre d’hôpital. L’inspecteur McLean a obtenu l’autorisation d’interroger le blessé, qui, visiblement, va beaucoup mieux.

 

-Je vais vous lire la déposition de votre femme monsieur Jones: ” Une scène de ménage m’a opposée à mon mari pour une raison futile. J’ai eu l’imprudence de me réfugier à la cuisine pour y retrouver mon calme. Mais je me suis souvenue que le revolver se trouvait dans un des tiroirs et, toujours sous l’effet de la colère, je m’en suis emparée. Je suis revenue dans le salon où Ernest se trouvait toujours et j’ai tiré sur lui. Je ne voulais pas le tuer ni même le blesser. Je ne voulais même pas tirer. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je regrette mon geste.” Confirmez-vous ces aveux, monsieur Jones ?

 

Le blessé a un sourire apitoyé.

 

-Pauvre Nancy ! …

 

-Que voulez-vous dire ?

 

-Je veux dire qu’elle a raconté n’importe quoi. Où est-elle ?

 

-En prison. Où voulez-vous qu’elle soit après ses aveux ?

 

-Mais vous êtes fou ! Ce n’est pas en prison, c’est à l’hôpital qu’elle devrait être ! Vous ne vous êtes pas rendu compte de l’état dans lequel elle était quand elle vous a dit cela ?

 

-Elle m’a fait l’impression d’une personne bouleversée, mais on l’est généralement après avoir tiré sur son mari.

 

-Elle était en pleine dépression ou en plein délire, oui ! Il faut avoir perdu la raison pour s’accuser à tort…

 

-Donc, vous récusez ses aveux ?

 

-Bien sûr !

 

-Alors, si votre femme n’a pas tiré sur vous, qui était-ce, monsieur Jones? Car on n’a retrouvé que ses empreintes sur le revolver.

 

-Bien sûr que c’est elle qui a tiré, mais c’est un accident.

 

-Et que faisait-elle, le revolver à la main ?

 

-Je lui donnais une leçon de tir…

 

-Dans le salon, à dix heures du soir ?

 

-Dans le salon, à dix heures du soir…

 

-Sur quoi l’entraîniez-vous à tirer ?

 

-Sur le mur. Citez-moi une loi qui interdise de s’entraîner au tir sur le mur de son salon !

 

-A part tapage nocturne, le cas échéant, effectivement, je ne vois rien.

 

-Eh bien, voilà… Vous n’avez plus qu’à libérer Nancy. Merci, inspecteur !

 

Le policier s’approche du blessé.

 

-Écoutez, monsieur Jones, avant de vous interroger, j’ai été voir le médecin et je suis au courant de tout. Sans le vouloir, votre femme vous a sauvé la vie, alors vous voulez la sauver à votre tour. C’est normal… Mais elle a bien voulu vous tuer. Je ne crois pas un mot de vos salades !

 

-Vous perdez votre temps, inspecteur. Je suis le seul témoin. Et si le seul témoin vous dit que cela s’est passé ainsi, vous êtes dans l’obligation de le croire. A moins d’en trouver un autre qui dise le contraire…

 

L’inspecteur McLean se lève avec un soupir.

 

-Vous avez hélas raison. Et vous avez beaucoup de chance, votre femme et vous !

 

 

La presse américaine a été au courant de l’incroyable histoire du coup de revolver miraculeux. Tout comme l’inspecteur McLean, elle n’a pas cru un mot de la version officielle. Et le couple réuni dans son pavillon après le retour, pour l’un de l’hôpital, pour l’autre de la prison, a reçu les journalistes. C’est Ernest Jones qui a eu le mot de la fin:

 

-Nancy a sauvé ma vie et notre couple. Mais je déconseille aux autres femmes de tirer sur leur mari. Elles risquent de ne pas avoir son adresse et un accident est si vite arrivé !

 

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