Beaux billets

 

 

Quand on est prêteur sur gages et changeur, en Sicile de surcroît, on peut s’attendre à tout. Au meilleur comme au pire. Surtout si l’on approche des cinquante ans. Cinquante ans d’expérience et de méfiance. Pour l’instant Don Pasquale Ferrandi somnole au fond de sa petite boutique de Syracuse.

 

La porte de la boutique s’ouvre et le carillon réveille un peu Don Pasquale. La personne qui vient d’entrer est un jeune homme élégant comme on l’était à l’époque, avant la guerre-veste noire canotier de paille, pantalon de lin et souliers vernis. La tenue bourgeoise pour les Siciliens en ce début d’été.

 

-Auriez-vous l’amabilité de me changer ce billet de dix dollars ?

 

Don Pasquale saisit le billet que lui tend le jeune homme et, d’un geste professionnel, il fait glisser le billet entre ses doigts. Puis il l’examine par transparence à la lumière. Sur le visage de Don Pasquale, le jeune homme peut voir un sourire commercial un peu mécanique.

 

-Dix dollars, cela fait cinq mille lires, moins ma commission de 10 %, cela fait donc quatre mille cinq cents lires.

 

Don Pasquale a ouvert un coffre métallique et il en tire les billets qu’il compte d’un doigt expert. Le jeune homme saisit la liasse, soulève son canotier dans un petit salut qui ne manque pas d’allure et sort de la boutique d’un pas alerte.

 

Avant de disparaître au coin de la rue, il se retourne et son regard rencontre celui de Don Pasquale qui, machinalement, continue à l’observer. On ne sait jamais, quand on est changeur sicilien, il peut être utile de mémoriser les visages.

 

Quelques jours plus tard la même scène exactement se rejoue. Le même jeune homme, portant la même tenue, entre dans la boutique à la même heure du jour pour changer un nouveau billet de dix dollars américains. Mais cette fois le compte est un peu différent, de quelques lires. Le cours du dollar a évolué entre-temps. Le jeune homme ajoute en partant:

 

-Merci, Don Pasquale.

 

Don Pasquale sourit toujours aussi commercialement, mais un peu plus largement.

 

Une fois le jeune homme sorti, le changeur reprend le billet de dix dollars et l’examine à nouveau en le tournant vers la rue inondée de soleil.

 

Le jeune homme élégant revient une troisième fois pour changer un billet de dix dollars, mais dès qu’il a sa liasse de lires italiennes dans les mains, il ne semble pas décidé à se retirer aussi vite que les deux premières fois:

 

-Eh bien, Don Pasquale, je suis content que vous m’ayez changé mes trois billets de dix dollars. Cela prouve que c’est de la bonne marchandise. Pour qu’un changeur aussi expert et aussi prudent que vous n’y ait vu que du feu, il faut qu’ils soient vraiment bien imités.

 

Don Pasquale pâlit et reprend précipitamment dans son tiroir le billet de dix dollars. Il se met à le scruter à l’aide d’une loupe. Le jeune homme n’a pas bougé d’un poil. Don Pasquale, sous l’effort, transpire un peu.

 

-Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demande le jeune homme. Beau travail, avouez-le.

 

-C’est stupéfiant. Et pourquoi exactement êtes-vous venu me voir ?

 

-Est-ce que ce genre de dollars vous intéresse ?

 

-Ça dépend à quelles conditions.

 

-Je vous échangerai mes dollars contre les vôtres. Deux mille de mes dollars contre mille des vôtres.

 

Don Pasquale réfléchit un instant:

 

-Et quand ? Où ?

 

-Si ça vous intéresse, vous apportez mille dollars dimanche matin à neuf heures trente. Je vous attendrai au buffet de la gare de Catane. Quand vous entrerez, si je suis en train de lire le Corriere della Sera, vous pourrez m’aborder. Si je ne lis pas et si le journal est posé sur la table, attendez sans vous manifester.

 

-Eh bien d’accord. A dimanche matin, neuf heures trente, au buffet de la gare de Catane.

 

Une fois de plus le jeune homme soulève son canotier et sort de la boutique du changeur pour s’éloigner dans la rue ensoleillée.

 

Le dimanche matin, de bonne heure, Don Pasquale, après avoir longuement pesé le pour et le contre, se décide à prendre le train de Catane. Dans une petite sacoche il a rangé mille dollars de la meilleure origine et il espère bien revenir dans la journée après les avoir échangés contre deux mille de leurs si étranges petits frères tellement bien imités que même lui ne parvient pas à faire la différence.

 

Don Pasquale se prend à rêver: “Après tout, ça pourrait faire une jolie boule de neige. Une fois rentré chez moi, je mets en circulation mille faux dollars puis je garde les mille autres. Je recontacte mes fournisseurs et la fois suivante je leur achète à nouveau deux mille faux dollars que je leur paie avec… leurs propres dollars de la première fois. Et ainsi de suite. “

 

Don Pasquale a pratiquement l’impression d’avoir redécouvert, sinon inventé, quelque chose qui ressemble assez au mouvement perpétuel…

 

Arrivé en gare de Catane, il descend sur le quai et cherche du regard l’entrée du buffet. Avant d’y pénérer, il jette un coup d’oeil sur la salle à travers la porte vitrée. Dans un coin à l’écart, le jeune homme au canotier, attablé devant un café, lit tranquillement le Corriere della Sera.

 

Don Pasquale, sa serviette à la main, s’approche de la table, comme s’il allait demander: ” Cette place est-elle libre?

 

Au dernier moment le jeune homme au canotier lève les yeux et arbore un grand sourire:

 

-Don Pasquale ! Vous avez fait bon voyage ?

 

-Excellent, je vous remercie. Tout va bien ?

 

-Tout est en ordre. Voulez-vous boire quelque chose ou préférez-vous que nous allions directement à… l’atelier ?

 

-J’aimerais mieux en finir le plus vite possible.

 

Les voilà tous les deux partis à pied dans les rues de la ville. Et bientôt ils arrivent dans un quartier de villas entourées de jardins, loin de la circulation du centre, loin des commerçants, loin des carabinieri.

 

Un coup de sonnette, un portail qui s’ouvre sur un jardin planté de citronniers, d’orangers de lauriers-roses en fleur. Un homme apparaît sur le seuil de la villa.

 

 Le jeune homme fait les présentations:

 

-Don Pasquale, Don Giovanni.

 

Don Giovanni, un homme aux cheveux grisonnants, s’essuie les mains avec un chiffon. Elles sont maculées d’encre verte.

 

-Entrez, messieurs.

 

Les trois hommes pénètrent dans un atelier sombre. Ébloui par le soleil de l’extérieur, Don Pasquale distingue vaguement une presse, une rotative. Don Giovanni se dirige vers un placard et en sort des liasses de billets verts.

 

-Voilà, c’est bien deux mille que vous vouliez ?

 

Don Pasquale fait signe que oui. Il se sent la gorge un peu sèche. Don Giovanni, très aimablement, propose:

 

-Voulez-vous un verre de limonade pendant que vous examinez la marchandise tranquillement?

 

-Avec plaisir.

 

Durant la demi-heure qui suit, Don Pasquale, au soleil extérieur, regarde attentivement tous les billets verts qu’on vient de lui proposer. De temps en temps, à mi-voix, il s’exclame pour lui-même:

 

-Extraordinaire! C’est parfait! Quel travail! Splendide ! C’est incroyable !

 

Puis il se lève et il tend une main énergique à Don Giovanni:

 

-Mes félicitations ! Vous êtes un artiste hors du commun.

 

Il sort alors de sa sacoche les mille dollars qui doivent payer son achat. Don Giovanni demande:

 

-Vous permettez ?

 

Don Pasquale ne sait pas ce qu’il doit permettre:

 

-Pardon?

 

-Vous permettez que j’examine, moi aussi, vos dollars. Au cas où quelqu’un vous en aurait refilé certains qui soient un peu suspects.

 

Don Pasquale éclate de rire. Il n’avait pas prévu cet aspect de la question:

 

-Je vous en prie, mais faites-moi confiance: celui qui me refilera des faux dollars n’est pas encore né…

 

Une fois que Don Giovanni, aidé du jeune homme au canotier, a examiné rapidement les dollars de Don Pasquale, l’affaire est faite et il est temps de songer à repartir.

 

-Vous repartez pour Syracuse? s’informe le jeune homme au canotier. Nous pourrions repartir ensemble ?

 

Don Pasquale n’y voit pas d’inconvénient. Mais, à présent, il préférerait s’éloigner de son fournisseur. Celui-ci échange quelques banalités avec Don Giovanni puis les deux hommes, malgré la chaleur regagnent d’un bon pas la gare de Catane.

 

-Nous serons arrivés dans une heure, remarque le jeune homme. Il ne doit pas y avoir trop de monde dans ce sens-là. Essayons de trouver un compartiment vide.

 

C’est ce qu’ils font et ils s’installent tous deux dans un compartiment où ils peuvent prendre leurs aises. Ce compartiment donne directement sur le quai puisque les trains de cette époque ne comportaient pas de couloir central.

 

Coups de sifflet et le train démarre. Don Pasquale pose sa sacoche, pleine des deux mille faux dollars, à côté de lui et il essaie de lutter contre la somnolence qui l’envahit. Le jeune homme, qui a enfin ôté son canotier, fume cigarette sur cigarette en contemplant la mer d’un bleu intense. Au loin, l’Etna lance des fumerolles qui n’annoncent rien de bon.

 

Le train s’arrête de temps en temps dans des petites gares brûlantes de soleil.

 

Le jeune homme au canotier déclare soudain:

 

-Je meurs de soif. Au prochain arrêt je vais faire un saut au buffet pour avaler une limonade. Voulez-vous que je vous rapporte quelque chose? Des oranges ?

 

Don Pasquale ne se voit pas en train de courir jusqu’au prochain buffet. Et puis il faudrait emporter la sacoche aux deux mille dollars. Il refuse l’aimable proposition…

 

-Lentini, cinq minutes d’arrêt !

 

Le train s’immobilise:

 

-Ah, j’y vais ! Je reviens tout de suite. Surveillez bien la sacoche !

 

Le jeune homme saute du train sans attendre la réponse.

 

L’arrêt à Lentini dure cinq minutes, pas une de plus. Don Pasquale entend déjà les portières qui claquent. Que fait le jeune homme? Don Pasquale se penche à la portière, jette un oeil sur le quai où le chef de gare, sifflet aux lèvres, s’apprête à donner le signal du départ.

 

Le train se met en marche et Don Pasquale, avec une moue perplexe, se résigne à continuer le voyage sans son compagnon. Après tout, quelle importance !

 

Deux stations plus loin le train s’arrête à nouveau quelques minutes. Notre changeur rêvasse un peu en essayant de lutter contre la chaleur et la soif: ” Une bonne limonade m’aurait fait du bien. Ou bien une orange. Nous verrons ça à Syracuse. “

 

A côté de lui la sacoche aux deux mille faux dollars.

 

Soudain la porte du compartiment qui donne sur le quai s’ouvre brutalement. Deux carabinieri en uniforme montent et, désignant la sacoche en cuir près de Don Pasquale, lui demandent de but en blanc:

 

-Est-ce que cette sacoche vous appartient ?

 

Don Pasquale a pâli. Sans réfléchir davantage il répond:

 

-Euh, non. Justement, elle appartient à un jeune homme qui est descendu à Lentini pour boire une limonade et qui n’est pas remonté.

 

L’un des carabiniers, un grand à moustaches, dit:

 

-C’est elle.

 

L’autre saisit la sacoche et, après un bref salut à Don Pasquale, ils descendent sur le quai. Déjà le train s’ébranle. Don Pasquale arrive à Syracuse plus mort que vif. Il ne sait que penser. Le jeune homme a-t-il été arrêté ? Toute l’affaire des faux dollars est-elle découverte? Si ça se trouve, les policiers sont déjà à la boutique de change. Ou peut-être alors vont-ils se présenter demain à la première heure ?

 

Don Pasquale rentre chez lui en transpirant d’angoisse. Il met quelques effets dans une valise puis prend un taxi qui l’emmène à la campagne, chez sa soeur qui se montre très étonnée de cette arrivée inopinée. Don Pasquale ne lui donne aucun détail. Au bout de quinze jours, il se décide à regagner Syracuse. Les abords de la boutique sont calmes. Rien ne semble avoir changé.

 

-Bonjour, Don Calogero. Personne ne m’a demandé en mon absence ?

 

-Non, personne. Mais vous avez dû rater quelques affaires. Où étiez-vous passé ?

 

-J’ai été rendre visite à ma soeur et à sa famille.

 

Dans les semaines qui suivent, Don Pasquale essaie de comprendre ce qui lui est arrivé. Il finit par raconter sa mésaventure à son ami Filippi.

 

-Inutile de te dire que je n’ai jamais revu le jeune homme au canotier. J’aurais pu essayer de retourner chez Don Giovanni pour essayer d’en savoir plus, mais suppose que la police soit là-bas…

 

-On ne peut tout savoir.

 

Ce que Don Pasquale ne peut savoir, c’est que son ami Filippi, le bijoutier, est un indicateur de la police. Il va raconter la mésaventure de Don Pasquale au capitaine Guarnieri et celui-ci cherche à s’informer sur cette histoire.

 

Une visite chez Don Giovanni n’apporte rien d’intéressant. Don Giovanni est un honnête citoyen et l’atelier de “faux-monnayeur” se révèle tout juste susceptible d’imprimer les affiches qui annoncent les fêtes de la paroisse.

 

-Mais alors, qu’est-ce qui s’est passé en définitive ? demande Filippi au capitaine.

 

-Le jeune homme au canotier a joué finement. Les dollars prétendument faux qu’il a changés à Don Pasquale étaient d’authentiques billets verts. Et les deux mille dollars soi-disant fabriqués par Don Giovanni étaient parfaitement authentiques eux aussi. Une fois descendu à la gare de Lentini, le jeune homme au canotier, un certain Luigi Serafini, s’est précipité chez les carabiniers pour leur dire, l’air affolé, qu’il avait oublié une sacoche contenant deux mille dollars, toutes les économies de sa tante, dans le train, en indiquant le compartiment.

 

Il avait fait le pari que Don Pasquale, sous le coup de l’émotion, n’oserait pas dire que la sacoche était à lui. Pari gagné. Personne n’a porté plainte. Rien à reprocher à Serafini.

 

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