25 février 1985. Daniel Vivier rentre chez lui, dans un immeuble bourgeois du XVIe arrondissement de Paris. Daniel Vivier monte sans se presser l’escalier qui le conduit au premier étage où se trouve son appartement.

 

Il monte toujours lentement cet escalier. Il n’a aucune hâte de retrouver sa femme, Simone. Depuis quinze ans de mariage, la situation entre eux n’a fait qu’empirer. Chaque fois, ce sont des reproches, des scènes pour les prétextes les plus futiles. Alors, depuis quelques années, il a pris l’habitude de rentrer de plus en plus tard. Il passe le plus clair de ses soirées à son club privé, où il joue. Il ne joue pas par passion du jeu et les sommes qu’il peut perdre ne mettent pas en difficulté le budget du ménage.

 

Non, il joue pour passer le temps, pour ne pas rentrer chez lui…

 

Daniel Vivier est arrivé devant la porte de son appartement. Il introduit sa clé. Malgré lui, il n’est pas à l’aise. C’est l’appréhension bien compréhensible qui précède les moments difficiles.

 

Daniel Vivier s’est bien préparé à ce qu’il va faire. Il y a des mois qu’il y pense et des semaines qu’il a mis tous les détails au point.

 

Pourtant, quand il pénètre dans son appartement il ne peut s’empêcher de trembler. Il faut se mettre à sa place: même quand on la déteste, ce n’est pas si facile que cela de tuer sa femme !

 

Simone Vivier vient à sa rencontre, dans sa robe à fleurs jaunes. Il n’aime pas cette robe et il le lui a dit. Depuis, elle n’arrête pas de la porter…

 

-Tiens, tu arrives à onze heures… Félicitations ! D’habitude c’est à deux ou trois heures du matin…. Qu’est-ce qui t’est arrivé? Tu as perdu au jeu plus vite qu’à l’accoutumée ?. ..

 

Et Simone continue à criailler derrière lui, tandis qu’il gagne le salon et se sert un whisky pour se donner du courage. Mais c’est inutile. S’il avait eu encore quelques hésitations, l’accueil qu’il vient de recevoir les lui aurait enlevées. Décidément, il n’y a pas à hésiter. Il faut en finir au plus vite…

 

Simone continue à débiter son flot de récriminations.

 

-Un whisky, maintenant !… Comme si tu n’avais pas assez bu tout à l’heure… Décidément, tu as tous les vices…

 

Et elle s’éloigne en haussant les épaules… Daniel a bondi… C’est maintenant ou jamais… Il agrippe un tisonnier dans la cheminée, le lève et frappe de toutes ses forces…

 

Simone Vivier a un petit cri étonné et tombe en avant… Un large filet de sang coule de son crâne et imbibe peu à peu le tapis. Il se penche sur elle, la retourne sur le dos… Elle a les yeux et la bouche ouverts… Voilà, c’est fait… Daniel Vivier est tout surpris de ne rien ressentir de spécial, ni crainte ni soulagement… Sans doute parce qu’il avait préparé son acte depuis longtemps. Tout s’est passé exactement comme il l’avait prévu…

 

Il reste maintenant la seconde partie de son plan à accomplir. Méthodiquement il entreprend d’ouvrir tous les tiroirs et d’en déverser le contenu sur le sol… Pour faire bonne mesure, il renverse quelques bibelots… Maintenant, il s’attaque aux armoires. Le contenu du linge de maison vient rejoindre à terre celui des tiroirs… A présent, la chambre… La coiffeuse de Simone est rapidement vidée. D’un geste vif, il jette les produits de beauté sur le lit et s’empare d’un élégant coffret. Il l’ouvre et en met le contenu dans sa poche: les bijoux de Simone; il y en a pour des centaines de milliers de francs… Tout est parfait: le crime crapuleux ne pourra plus faire de doute. Sa femme aura surpris ses voleurs en rentrant à l’improviste et elle l’aura payé de sa vie…

 

Il reste encore un détail… Daniel Vivier va vers la porte d’entrée… Il sort de sa poche un outil allongé: une pince-monseigneur… En quelques gestes sûrs, qu’il a déjà répétés des dizaines de fois, il entre

prend de crocheter la serrure. Voilà… Maintenant l’illusion est parfaite. Il est temps de passer à son alibi, le dernier élément de son plan criminel…

 

Rapidement, Daniel Vivier est dans la rue… Il s’éloigne à pas pressés. En relevant le col de son pardessus pour être sûr de ne pas être reconnu, il a laissé sa voiture quelques centaines de mètres plus loin. Tout se passe bien. Dans ce quartier résidentiel, il y a peu de monde dans les rues après dix heures du soir et il ne croise personne…

 

Au passage, il jette les bijoux dans une bouche d’égout. Une fortune à la Seine. Mais un crime parfait vaut bien quelques sacrifices et il lui reste assez d’argent pour refaire sa vie une fois l’enquête terminée…

 

Au volant de sa voiture, Daniel Vivier roule rapidement. Il s’arrête dans une rue donnant sur les Champs-Élysées… L’instant d’après il est dans un bar aux fauteuils profonds, à l’ambiance feutrée… Un homme d’une cinquantaine d’années abandonne le comptoir pour le rejoindre à sa table. Daniel lui donne une poignée de main rapide.

 

-C’est fait !

 

L’homme a une grimace soucieuse… Daniel Vivier reprend d’un ton décidé:

 

-Tu ne vas pas me laisser tomber maintenant, Raymond ?

 

Le nommé Raymond secoue la tête.

 

-Non, je suis toujours d’accord…

 

Daniel Vivier sort son chéquier de sa poche.

 

-Tu te souviens bien. J’étais au club de dix heures du soir à deux heures du matin. Il faut que tu en sois totalement persuadé comme si cela s’était réellement passé. Tu auras peut-être à le jurer devant un tribunal…

 

Raymond regarde son ami écrire avec application.

 

-Ce n’est pas cela qui m’inquiète. Mais ce chèque de cinq cent mille francs au porteur, la police ne va pas se poser de questions ?

 

Daniel Vivier a le sourire supérieur du monsieur qui a pensé à tout.

 

-Tout le monde sait que je joue gros. Je dirai que c’est une dette de jeu et que j’ignore le nom du porteur. Tu vois, c’est utile d’avoir des vices connus. C’est parfaitement invérifiable .

 

Le patron du club arbore un sourire satisfait et empoche le chèque de cinq cent mille francs, le prix du faux témoignage, le prix du crime parfait…

 

Daniel Vivier passe dans la salle de jeu, qui est attenante. Il y règne une atmosphère enfumée. A part les tables, qui sont vivement éclairées, la pièce est dans l’ombre. Les joueurs absorbés par leur partie ne font pas attention à lui. Aucun d’eux ne l’a vu entrer. Si on les interroge sur l’heure de son arrivée, ils seront évasifs et comme le patron jurera que c’était à dix heures, c’est lui qu’on croira.

 

Décidément, son plan ne présente aucune faille. A onze heures du soir, heure à laquelle les médecins légistes fixeront la mort de Simone, il était à son club, comme tous les soirs ou presque… Alors pour quelle raison douterait-on que le meurtrier soit un banal cambrioleur, celui-là même qui a emporté les bijoux de la victime ?. ..

 

Parmi les joueurs, il y a une jolie femme très élégante qu’il n’avait jamais vue. Leurs regards se croisent et elle lui sourit. Il lui rend son sourire, mais se garde bien d’engager la conversation. Cela aussi fait partie du crime parfait: pas de femme dans sa vie… Un policier normalement constitué soupçonnant le mari cherchera une maîtresse. Or il n’en a pas. Il a tué Simone simplement parce qu’il ne pouvait plus la supporter. Après, une fois l’enquête terminée, il aura tout le temps de se rattraper !…

 

Deux heures du matin… Après une dernière poignée de main à Raymond, Daniel Vivier quitte son club. A petite vitesse il revient chez lui. Si ses voisins ont découvert la porte forcée et entrebâillée, il doit s’attendre à trouver la police chez lui. Il devra alors jouer la stupeur et la douleur. Sinon, ce sera à lui d’appeler la police…

 

Dans l’escalier de l’immeuble, tout est silencieux… Non, visiblement, personne ne s’est aperçu de rien… Daniel Vivier pousse la porte. L’entrée est déserte. Le téléphone est là. Autant ne pas attendre et appeler la police tout de suite…

 

Il compose les deux chiffres et attend… Il a préparé ce qu’il va dire depuis longtemps.

 

-Allô… Venez vite ! C’est affreux… Ma femme… Des cambrioleurs… Je crois qu’elle est morte…

 

Il donne son nom et son adresse et raccroche…

 

Daniel Vivier se dirige vers le salon. Un petit coup de whisky ne lui fera pas de mal… Son premier verre seul dans son appartement, son premier verre d’homme libre. Il entre dans la pièce et reste figé sur le seuil…

 

Simone est là, appuyée sur les coudes, le visage inondé de sang… En le voyant, elle a un sursaut. Elle s’agrippe au canapé et se redresse. Elle parle d’une voix sifflante.

 

-Salaud !… Tu vas me le payer. Je dirai tout…

 

Elle s’approche de lui en titubant.

 

-Tu iras en prison pendant des années… des années… Quand tu en sortiras, tu seras un homme fini. Tu n’auras plus de métier, plus de famille, plus rien…

 

Daniel Vivier reste la bouche ouverte. Il ne peut que balbutier:

 

-Simone… Ce n’est pas vrai…

 

Sa femme commence d’une voix faible:

 

-Au secours !

 

Puis elle se met à crier de plus en plus fort:

 

-Au secours ! Au secours !…

 

Daniel Vivier voit tout se brouiller devant lui. Une seule pensée occupe son esprit: elle ne doit pas crier, il ne faut pas qu’elle crie!… Il agrippe le premier objet qui lui tombe sous la main, un presse-papiers, et de toutes ses forces, il frappe.

 

Pour la seconde fois, Simone tombe sur le sol, la bouche et les yeux ouverts…

 

Quelques minutes plus tard, un inspecteur et un agent en tenue pénètrent dans la pièce… Daniel Vivier est assis sur un fauteuil, il a encore son presse-papiers à la main… Il est hébété. Des souvenirs dérisoires viennent le narguer: son plan, les bijoux jetés dans les égouts, son alibi de dix heures du soir à deux heures du matin, qui lui avait coûté cinq cent mille francs… Simone est morte une minute après qu’il a appelé la police. Simone a attendu qu’il soit là pour mourir. Elle ne lui a laissé aucune chance, aucune !

 

L’inspecteur va examiner la victime, hoche la tête, puis retourne vers lui et désigne le presse-papiers:

 

-C’est l’arme du crime ?

 

-Oui, c’est l’arme du crime. Et puis le tisonnier. Elle a été frappée aussi avec le tisonnier.

 

-Je comprends votre émotion, monsieur, mais vous n’auriez pas dû y toucher. A cause des empreintes, vous comprenez…

 

-C’est inutile, vous n’y trouverez que les miennes.

 

-Comment cela ?

 

-C’est moi qui ai tué ma femme.

 

Le policier le regarde d’un air dubitatif et compatissant. Visiblement, il pense qu’il est sous le choc et il ne le croit pas.

 

-J’ai constaté que la porte avait été crochetée…

 

-C’est vrai… A la pince-monseigneur…

 

-Donc quelqu’un est entré ici ?

 

-Personne d’autre que moi, puisque je l’ai tuée.

 

-Alors, ce désordre, ce n’est pas un cambriolage, c’est une scène de ménage ?

 

-Non plus.

 

-Je ne comprends pas…

 

Daniel Vivier hoche la tête avec un vague sourire.

 

-Bien sûr que vous ne comprenez pas! Personne ne peut comprendre une chose pareille… Personne…

 

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