Le réparateur de téléphone
-Que voulez-vous, monsieur ?
Judith Gaskell vient d’ouvrir la porte et reste un instant hésitante… Elle est habillée avec élégance d’une robe droite mi-longue ornée d’un collier de perles: la dernière mode en cette année 1934. Elle porte les cheveux bruns coiffés court, “à la garçonne”, ce qui ne l’empêche pas d’être très féminine et même ravissante.
En face d’elle, dans l’encadrement de la porte, un jeune homme blond, vêtu d’un costume bleu marine qui a de vagues allures d’uniforme. Il semble aussi emprunté qu’elle est à l’aise.
-Vous désirez, jeune homme ?
Le jeune homme dévisage l’apparition qui est devant lui. Il ravale sa salive et prononce d’une voix chevrotante:
-Je suis… le réparateur du téléphone.
Judith Gaskell éclate de rire.
-Ah! Le téléphone!… Bien sûr, le téléphone… Entrez, jeune homme. J’avais complètement oublié.
Et tout aussitôt, elle se met à éclater en sanglots.
-Il y a quelque chose qui ne va pas ?
-Non, tout va bien, jeune homme! Mon mari vient de me quitter pour une autre, mais cela ne fait rien… Entrez, je vous en prie…
Spencer Higgins s’avance dans le décor luxueux d’un appartement bourgeois… Judith Gaskell se laisse tomber sur le canapé. Elle pleure toujours. Totalement décontenancé, il explore les lieux du regard.
-Est-ce que… vous pouvez me dire… pour le téléphone ?
-Asseyez-vous.
-Pardon, madame ?
-Asseyez-vous ici, près de moi… Quel est votre prénom ?
-Richard… Mais mes amis m’appellent Dicky.
-Embrassez-moi, Dicky!
Pris d’une impulsion irrésistible, le jeune homme se jette sur elle et il s’ensuit une étreinte passionnée qui dure un long moment.
C’est alors que toutes les lumières s’éteignent, tandis que retentit un grondement assourdissant… Des bravos éclatent de toutes parts dans le théâtre de l’Empire à Boston, où l’on donne, ce 16 mai 1934 une représentation de la pièce alors en vogue: La Vie mondaine avec, en grande vedette, la célèbre actrice Judith Gaskell.
Tout cela n’était donc que du théâtre, mais la suite ne l’est pas.
Le rideau vient de tomber… Le deuxième acte est terminé. Judith Gaskell adresse un sourire à son jeune partenaire, Spencer Higgins, qui a été engagé il y a un mois à peine pour tenir le petit rôle du réparateur de téléphone.
-C’est très bien, Spencer. Vous sentez parfaitement votre personnage. Vous avez beaucoup de conviction, beaucoup de fougue.
Spencer Higgins a un sourire timide.
-C’est grâce à vous… Est-ce que vous me permettez de vous voir dans votre loge après le spectacle ?
-Vous avez quelque chose à me dire ?… Dites-le !
-Non. Je préférerais dans votre loge.
-Eh bien, d’accord. A tout à l’heure…
Dans le lointain, on entend les applaudissements du théâtre de l’Empire qui saluent la fin du spectacle… Après s’être inclinée une dernière fois Judith Gaskell quitte la troupe et gagne sa loge. A peine arrivée elle se défait de sa perruque et enlève ses faux cils. C’est alors qu’un toussotement dans son dos la fait se retourner. C’est Spencer Higgins: elle l’avait complètement oublié !
-Dites-moi ce que vous avez à me dire. Je suis malheureusement pressée.
Il y a un court silence et puis la voix étranglée de Spencer résonne dans la loge.
-Je vous aime !…
De nouveau un silence, suivi d’un petit rire crispé de Judith.
-Je vous en prie. Spencer, ici, nous ne sommes plus sur scène. Soyez sérieux.
Du coup, le jeune homme se jette à ses genoux.
-Mais je suis sérieux ! De ma vie je n’ai été plus sérieux…
Et, devant Judith abasourdie, Spencer Higgins se lance dans une tirade enflammée. Judith Gaskell l’interrompt gentiment:
-Cela suffit, Spencer…
Mais Spencer n’écoute pas. Il poursuit ses déclarations enflammées. Malgré les injonctions de plus en plus pressantes de sa partenaire, il redouble de fougue. Cette fois, c’en est trop ! Judith Gaskell se fâche.
-Tant pis pour vous! Il y a des limites à ne pas dépasser! Je n’ai pas l’habitude de me laisser ennuyer.
-Mais Judith…
-Ne m’appelez pas Judith. Cherchez-vous un autre rôle car, pour ce qui est de celui-là, vous pouvez y renoncer…
-Vous n’allez pas faire cela ?
-Si!
-Mais Judith…
-Sortez, ou j’appelle !
26 mai 1934. Dix jours ont passé depuis la soirée où Spencer Higgins a déclaré sa flamme à Judith Gaskell. Ce n’était pas de sa part un jeu ou une démarche inspirée par un quelconque intérêt. Depuis toujours, il a voué une admiration sans bornes à la brillante actrice. Lorsqu’il est devenu acteur lui-même, il n’aurait jamais pensé être amené à jouer avec elle. Et voilà que, par le hasard des circonstances-un acteur tombant malade au cours de la série de représentations à Boston-, le miracle s’est accompli: il a été choisi pour jouer avec Judith Gaskell. Et dans quel rôle ! Une scène d’amour !… C’en était trop, Spencer Higgins a succombé. Il a été instantanément sous le charme…
Dix jours après, il l’est encore. C’est en spectateur qu’il assiste, dans le théâtre de l’Empire, tout au fond de l’orchestre, à une représentation de La Vie mondaine… Le second acte est sur le point de se terminer. La vedette, au cours d’une scène dramatique vient de se disputer avec son mari qui lui a avoué qu’il avait une maîtresse… Elle s’effondre en larmes sur le canapé lorsqu’on sonne à la porte. Elle va ouvrir… Un jeune comédien, vêtu d’un vague uniforme bleu, paraît dans l’encadrement. Spencer Higgins ne peut s’empêcher de remarquer à quel point il a l’air emprunté dans son costume. Et son physique !… Comment est-ce que la salle ne se met- elle pas à siffler d’un seul élan ? Il est ridicule, tout bonnement ridicule ! Et sa réplique ?… Il l’a oubliée, sa réplique ?
-Je suis… le… réparateur du téléphone…
Jamais on n’a joué plus faux ! Pourtant, Judith n’a pas l’air de s’en apercevoir. Elle enchaîne:
-Ah ! Le téléphone !… Bien sûr, le téléphone !… Entrez, jeune homme… J’avais complètement oublié.
Et toute la suite de la scène se déroule jusqu’à l’étreinte finale… Spencer Higgins n’attend pas que le rideau tombe. Il se met à siffler d’une manière stridente comme le font les marins, les deux doigts dans la bouche… Autour de lui, il y a des cris de réprobation, vite couverts par des bravos unanimes.
Bousculant ses voisins, Spencer Higgins quitte son siège, tout en grinçant entre les dents:
-Ah ! C’est comme ça !… C’est comme ça !…
En cet instant précis, il vient de découvrir un sentiment qu’il ignorait jusqu’à présent: la haine, une haine absolue, si forte qu’elle le fait trembler; une haine qui ne pourra être apaisée que par un acte extraordinaire …
27 mai 1934. Spencer Higgins n’a pas attendu plus d’une journée pour mettre son projet à exécution… Encore une fois, il a assisté à la représentation. Et, à la fin de la pièce, il se précipite dans les coulisses. Il entre sans frapper dans la loge de Judith Gaskell. Celle-ci se retourne, a un sursaut.
-Qu’est-ce que vous faites là ?
Le jeune homme ne répond pas. Il parcourt la pièce du regard, cherchant quelque chose de précis. Voilà. Il a trouvé ! Il bondit !…
L’instant d’après, il tient le sac à main de Judith. Celle-ci se lève et va dans sa direction.
-Vous êtes devenu fou ?…
Non, Spencer Higgins n’est pas devenu fou, du moins pas au sens où l’entend Judith. Ce qu’il fait est parfaitement cohérent, s’inscrit dans un plan dont il a mille fois ressassé les détails. Dans le sac à main de Judith, il trouve son mouchoir parfumé. Il le prend entre le pouce et l’index et extrait de cette manière un petit revolver à crosse de nacre… Il le pointe vers l’actrice qui recule.
-C’est vous-même qui m’avez montré votre revolver, Judith. Vous ne vous souvenez pas ? Vous m’avez dit: ” J’ai peur d’être attaquée. Il ne me quitte jamais “… C’était il y a un mois quand nous jouions ensemble. C’est loin déjà !
-Qu’est-ce que vous voulez ?
-Rien… Approchez-vous… Voilà… plus près encore…
-Vous êtes ignoble !
Judith Gaskell sent son ancien partenaire se plaquer contre elle. Mais la suite n’est pas du tout celle qu’elle imaginait. Avec des gestes d’une rapidité incroyable, il lui a pris la main droite tandis qu’il lui mettait le revolver dans la paume et, appuyant à travers le mouchoir, il presse la détente… Le coup part… L’instant d’après, il est à terre, râlant, dans une mare de sang. La porte s’ouvre avec fracas. Plusieurs personnes font irruption: des acteurs, le régisseur, le pompier de service… Judith Gaskell hébétée, tient le revolver encore fumant à la main.
-Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Je ne sais pas… C’est lui…
Spencer Higgins se dresse avec effort sur un coude.
-Judith… Pourquoi avez-vous fait cela ?
Et il retombe, la tête en arrière, tandis qu’un flot de sang lui monte à la bouche… La panique est complète. Ce sont des cris, une bousculade générale. Un médecin vient peu après constater le décès de Spencer et, un peu plus tard encore, deux policiers arrêtent Judith…
L’inspecteur Murphy est très impressionné d’avoir à mener l’enquête concernant la ravissante et célèbre Judith Gaskell, mais il est également passablement irrité de son attitude.
-Voyons, mademoiselle Gaskell, ce n’est pas sérieux! Vous dites que Spencer Higgins se serait suicidé. Pourquoi maintenir une telle version ?
-Il m’a mis le revolver dans la main et il a appuyé. Je n’ai rien pu faire pour l’en empêcher.
-Dans ce cas, pourquoi n’a-t-on retrouvé sur le revolver que vos empreintes et pas les siennes ?
-Parce qu’il le tenait avec mon mouchoir et qu’il a pressé la détente à travers le mouchoir.
-Et pourquoi ce malheureux garçon aurait-il imaginé tout cela ?
-Par haine de moi. Il m’avait fait des avances et je l’avais repoussé. Il devait être un peu exalté, pas très équilibré.
-Mademoiselle Gaskell… Encore une fois, soyez raisonnable! Qu’il ait été amoureux de vous, cela semble évident, mais avouez donc la vérité: il est entré à l’improviste dans votre loge. Il s’est jeté sur vous. Vous avez pu vous saisir de votre sac et, dans un réflexe, vous avez tiré…
-Ce n’est pas vrai !
-Il l’a dit lui-même avant de mourir… Je vous assure que votre intérêt est de confirmer cette version. Vous avez tiré en état de légitime défense…
Effectivement, l’intérêt de Judith Gaskell est de plaider la légitime défense. Son avocat, un des plus célèbres et des plus chers de Boston, le lui confirme avec la plus grande énergie.
-Dites que vous vous êtes défendue d’une agression sexuelle! Cet individu était un obsédé dangereux.
-Ce n’est pas vrai. C’était un pauvre garçon un peu fou.
-Je ne veux pas le savoir. Dites ce que je vous dis et n’importe quel jury vous acquittera !…
Et c’est en définitive cette version que Judith Gaskell présente devant ses juges, lorsqu’elle passe devant le tribunal de Boston, le 12 janvier 1935… L’avocat avait raison: la thèse de la légitime défense était susceptible de l’emporter devant n’importe quel jury. Et c’est à l’unanimité que Judith Gaskell est acquittée.
Elle sort du tribunal, portée en triomphe, au milieu des vivats et des éclairs de magnésium. Elle disparaît peu après dans une énorme limousine aux vitres teintées dont l’occupant est invisible de l’extérieur…
A partir de ce moment, contrairement à ce qu’avait cherché, en se suicidant, le malheureux Spencer Higgins, la carrière, déjà brillante, de Judith Gaskell a connu un nouvel élan… Judith Gaskell, qui figurerait sans doute parmi les gloires du cinéma américain si un stupide accident d’auto ne lui avait coûté la vie un an plus tard. Le destin, encore une fois…