Arme secrète
En 1912, le 15 avril, à deux heures trente du matin, le plus grand paquebot du monde, le Titanic, heurte un iceberg à cent cinquante kilomètres au large de Terre-Neuve. Mille cinq cent treize personnes périssent dans les flots glacés. Après le naufrage on essaie en vain de détruire les icebergs qui continuent à menacer les navires. Les coups de canon sont impuissants à les faire couler. Quelques années plus tard, pour un certain Geoffrey Pyke, qui vient de lire le récit de cette tragédie dans un magazine, c’est la révélation…
Winston Churchill, le Premier ministre britannique, le Vieux Lion, est dans son bain. Cela n’a rien d’étonnant: il adore patauger tout nu dans sa baignoire. C’est là qu’il réfléchit le mieux… à condition que l’eau reste à une température suffisamment chaude. C’est pourquoi, en cette année 1943, Churchill, qui a bien des problèmes à résoudre, n’hésite pas à prendre au moins deux bains par jour. Et même à recevoir dans sa salle de bains les grands de ce monde qui sont pressés de le voir.
-Milord, Sir Winston est dans sa baignoire. Faut-il le déranger immédiatement ?
La secrétaire aimerait recevoir du comte Louis Mountbatten une réponse négative:
-Pas de problème, j’en ai vu d’autres. S’il est dans sa baignoire, ça m’intéresse.
Et Louis Mountbatten pousse la porte de la salle de bains. Churchill le regarde entrer d’un air un peu étonné:
-Il y a le feu quelque part ?
-Au contraire. Tenez !
Mountbatten tient dans sa main un sac en papier kraft. Il en extrait quelque chose qui ressemble à un gros glaçon bien froid. Avant que Churchill ait pu tirer une bouffée supplémentaire de son cigare, le glaçon vient de tomber dans la baignoire:
-Etes-vous fou ? Mon bain va refroidir !
Churchill se rue sur le robinet d’eau chaude et l’ouvre à fond. Le glaçon flotte dans la baignoire, imperturbable, ce qui est le propre des glaçons. Mountbatten, avec un regard amusé, dit:
-Devinez ce que c’est.
Malgré l’arrivée d’eau chaude le glaçon, tel un petit iceberg, se maintient à la surface. L’eau est à présent si chaude que Churchill, sans la moindre gêne, doit sortir de la baignoire. Le glaçon reste intact. Mountbatten explique:
-Mon cher, c’est de la glace qui ne fond pas.
-Très intéressant pour ceux qui en mettent dans leur whisky.
Une fois que Churchill a recouvert sa nudité d’une robe de chambre à sa dimension, il rentre dans son bureau. Mountbatten récupère le glaçon dans la baignoire et donne des explications:
-En fait ce que vous venez de voir est un produit révolutionnaire: du pykrete. D’après le nom de son inventeur, Geoffrey Pyke, un Anglais, un peu excentrique, il faut l’avouer, mais plein d’idées…
Geoffrey Pyke correspond en effet à cette définition du comte Mountbatten. Ce que Mountbatten ne dit pas, parce qu’il l’ignore, c’est qu’au moment où le “pykrete” est présenté à Sir Winston Churchill, Geoffrey Pyke, lui, se repose dans une maison de santé où l’a conduit l’ébullition permanente de ses neurones. Pyke est grand, maigre, ascétique et sa manie la plus innocente consiste à vouloir, avec obstination, porter des guêtres sans jamais porter de chaussettes. Pour tuer le temps il lit des magazines et tombe sur l’article concernant le naufrage du Titanic. Et particulièrement le passage où les explosifs sont impuissants à faire sombrer les icebergs assassins. ” Eurêka ! Il fallait y penser. “
Notre petit génie se met à imaginer un navire, un porte-avions, fait de glace et muni de moteurs et d’un système de réfrigération qui empêcherait la glace de fondre.
Pyke se lance dans la rédaction d’un mémoire de deux cent trente-deux pages sur l’utilisation de la glace pour fabriquer des porte-avions de glace pratiquement insubmersibles. Qu’il envoie à qui de droit: Louis Mountbatten. Celui-ci est passionné par l’idée. Il réagit immédiatement:
-Mon cher Davidson, lisez-moi ça et faites-m’en un résumé d’une seule page. Winston Churchill ne lit rien qui dépasse cette dimension.
Sir Winston Churchill, devant le rapport, décrète:
-Ce projet est très intéressant mais il ne pourra être mené à terme qu’à deux conditions: trouver le moyen d’utiliser la glace présente dans la nature et ne pas mobiliser trop d’hommes pour sa réalisation.
-Demandons l’aide du Canada. C’est le seul endroit où la glace soit suffisamment abondante et l’espace suffisamment grand pour garantir le secret. Mackenzie King, le Premier ministre canadien, est d’accord pour apporter l’aide nécessaire.
1943: première réunion technique. Il y a là les Britanniques, les Américains et les Canadiens. Des ” pour ” et des ” contre “. Pour l’instant on décide de construire une maquette. Les universités canadiennes étudient la nature de la glace et on prévoit de construire la maquette sur le lac Louise. Budget estimé: cent cinquante mille dollars. Le projet ultra-secret reçoit le nom de code GEl.
Geoffrey Pyke, reposé, ressort de la clinique. Il prend contact avec un savant autrichien réfugié aux Etats-Unis:
-Mon cher, vous êtes un spécialiste des polymères. Nous avons besoin de vous pour étudier un produit qui puisse renforcer la résistance de la glace aux projectiles divers.
Le savant, un certain Fricht, mis en contact avec la cellule de recherches, obtient des crédits et s’enferme dans son laboratoire.
-Pyke, il est temps d’aller au lac Louise pour voir où ils en sont.
Bizarrement les travaux ont avancé. La maquette mesure dix-huit mètres de long. Elle est constituée de blocs de glace mélangée à de la pulpe de sapin. Cela forme un matériau dur comme de l’acier. Mackenzie King décrète:
-Choisissons trois universités canadiennes et chargeons-les de construire les poutres en pykrete nécessaires. Ça roule !
Un mauvais esprit s’avise alors d’une chose qui a échappé à tout le monde, y compris Pyke. Le professeur Hamilton annonce:
-Dans un iceberg, un huitième seulement de la masse dépasse du niveau de la mer. Avec le pykrete plus lourd que la glace, quelle est la masse du porte-avions qui va dépasser au-dessus de la ligne de flottaison ?
Le professeur Meredith, un Anglais enthousiaste, réplique:
-Pas de problème. Nous allons insuffler de l’air dans la glace pour l’alléger.
-Insuffler de l’air dans la glace? Mais comment ?
-Nous trouverons le système adéquat.
Bel optimisme.
D’Angleterre arrivent d’autres conclusions, fort inquiétantes: le porte-avions de pykrete devra, pour être opérationnel, se montrer capable d’affronter des vagues de trente mètres de haut et de trois cents mètres de long. Le pont d’envol devra se trouver à quinze mètres au-dessus de la ligne de flottaison. Ce qui veut dire que la quille du navire s’enfoncera d’à peu près cent cinq mètres dans la mer. En admettant que le pykrete soit devenu aussi léger que la glace naturelle, le jour où l’on saura comment lui insuffler des bulles.
Autre petit détail technique, pour permettre l’atterrissage et l’envol des chasseurs susceptibles de détruire les sous-marins allemands, on a calculé que le GE1 devra avoir une longueur minimale de six cents mètres de long.
Les Canadiens de leur côté ne chôment pas et déposent aussi leurs conclusions très intéressantes: le porte-avions pèsera deux millions de tonnes. Il comportera un équipage de deux mille hommes. Avec tout ce qu’il faut pour la vie quotidienne de l’équipage, des installations sanitaires aux cuisines. Il sera propulsé par vingt-six moteurs d’avions. Ce qui implique bien sûr des réserves de carburant.
Au point où on en est, le matériau de base se présente sous la forme de pains de glace mélangée à de la pulpe de sapin gorgée d’eau à 90 %. Ces pains de glace sont farcis de tuyaux qui permettent une réfrigération permanente empêchant la glace de fondre. Le tout enfermé dans des caissons de bois isolants.
On suppose que les fameuses bulles seront insufflées une fois pour toutes et qu’il ne faudra pas, en plus, installer un système de gazéification de la glace.
Une nouvelle positive arrive cependant: le coût de la construction du porte-avions numéro zéro sera de soixante-dix millions de dollars. La moitié d’un porte-avions normal. Ça se présente plutôt bien.
Eh bien non, ça ne se présente pas bien. Le professeur Hamilton, responsable de l’opération pour le Canada, fait des calculs et se met à paniquer:
-Si l’on construit le porte-avions GE1 à Terre-Neuve, cela va dévorer tout notre budget d’effort de guerre. Il va falloir trop d’hommes, construire des nouveaux outils pour le système de réfrigération, de nouvelles usines. Nous n’y arriverons pas tout seuls.
Cela provoque l’envoi à Londres d’un émissaire chargé de discuter avec les responsables de l’Amirauté britannique qui, depuis le début, sont violemment anti-pykrete. Ils s’attendent à une âpre discussion, mais, en fait, Britanniques et Canadiens se retrouvent d’accord pour couler le GE1, porte-avions insubmersible.
C’est compter sans l’obstination légendaire de Winston Churchill qui n’oublie pas le glaçon jeté dans sa baignoire par Mountbatten:
-Convoquez une réunion à Québec. Il faut convaincre les Américains en leur faisant une démonstration de pykrete.
Pas question de plonger tout le monde dans une baignoire et d’y jeter un glaçon insubmersible. On doit prouver que le pykrete, mélange de glace et de pulpe de sapin, est un matériau hors du commun. Une réunion extraordinaire devant les représentants américains est organisée à l’hôtel Château-Frontenac.
-Messieurs, nous allons faire deux démonstrations comparatives entre des pains de glace ordinaire et des pains de pykrete ayant exactement les mêmes dimensions.
Des militaires canadiens apportent les pains nécessaires et l’on commence. L’officier supérieur chargé de faire la démonstration pulvérise d’un coup de pioche un pain de glace ordinaire. Puis il frappe avec le même instrument un pain de pykrete. Sous le choc il pousse un cri de douleur et manque se briser le poignet. Décidément, ce pykrete est extraordinaire .
-Passons maintenant à la démonstration de résistance à un projectile.
Un autre officier supérieur dégaine son revolver. Une première balle brise un pain de glace sans difficulté. La balle qui est à présent dirigée contre un pain de pykrete laisse tout le monde pantois. Non seulement elle ne parvient pas à pénétrer le matériau miracle, mais, rebondissant sur l’obstacle, elle repart vers la foule des spectateurs et manque tuer net deux personnalités dans un double ricochet très impressionnant. Un spectateur s’écrie:
-C’est formidable !
Dès le lendemain, Franklin Delano Roosevelt, depuis son fauteuil d’infirme, donne son accord pour la fabrication du porte-avions révolutionnaire. Les ingénieurs américains, qui, depuis quelques mois, ont appris à connaître Geoffrey Pyke, ses idées farfelues et ses guêtres, sont furieux. Jusqu’où cet olibrius va-t-il les entraîner? C’est à peu près à cette époque que le comte Mountbatten se trouve appelé à un autre destin. Il part pour le Sud-Est asiatique.
Les Alliés, peu à peu, regagnent la maîtrise de la bataille de l’Atlantique. La nécessité de jeter de nombreux avions contre les sous-marins allemands s’estompe. En revanche, les Américains ont de plus en plus besoin de porte-avions dans le Pacifique pour leur lutte contre les Japonais. Mais les icebergs sont plus rares dans ces eaux relativement chaudes.
La maquette du lac Louise du projet GE1 est abandonnée. Trois ans après la guerre, Geoffrey Pyke, qui avait sans doute eu entre-temps d’innombrables nouvelles idées géniales, ouvre un tube de somnifères et se suicide dans une chambre d’hôtel minable de Londres.