L’image de la jeune femme si rapidement entrevue s’imposa de nouveau à Gorgio. « Vivre est gloire », se rappela-t-il, et il hâta le pas.
Il faisait une chaleur torride. Il pensa au corps transpercé de cette jeune femme étendue sous la dureté du soleil ; puis aussitôt au vieil homme agenouillé qui l’éventait avec un morceau de carton.
Au moment où il avait tourné les talons pour chercher du secours, une personne âgée était apparue. Celle-ci, à bout de souffle, avait le visage défait ; en l’apercevant, elle fut prise de panique. Il devait, sans doute, provoquer la terreur même quand il ne le souhaitait pas.
À présent, il fallait qu’il se hâte pour ramener l’ambulance. La jeune femme, dont le beau visage blême ne cessait de le poursuivre, était à l’agonie. « Vivre est gloire », se répétait-il. Avait-il suffisamment conscience du prix de la vie jusqu’à ce jour ?
L’ancienne photo de sa mère en pleine jeunesse lui revint en mémoire. Elle était belle, elle aussi ! Les visages de ces deux femmes se touchaient, se rejoignaient, se confondaient. Il éprouva pour l’une et l’autre une profonde compassion. Gorgio avait laissé sa mère sans nouvelles depuis plus d’un an, il en éprouva un remords cuisant et prit ses jambes à son cou. Il ne savait plus pour laquelle de ces femmes il courait si vite.
À travers sa chemise blanche qui se gonflait à chaque pas le soleil mordait sa peau ; il défit les premiers boutons, essuya avec un large mouchoir sa poitrine velue, ses aisselles, tout en continuant de courir. Il ne s’était pas rasé depuis quarante-huit heures. La sueur s’insinuait sous les bords de sa casquette, glissait sur ses tempes, ses joues, sa nuque. Il pensa à la douche du soir, dans la confortable salle de bains au carrelage vert ; par bonheur l’eau y coulait toujours.
Gorgio s’élance, court, se répète : « Vivre est gloire ! », comme un refrain. Il n’avait jamais songé à la vie de cette façon-là ! Il tuait, sur ordre ; ou bien, par fascination de la mort.
Arrivé à la limite du quartier, il interpella un marchand de légumes qui s’apprêtait à fermer sa boutique.
« L’hôpital est toujours par là ?
— Je n’en sais rien ! Moi, je boucle tout. Je m’en vais, je quitte ! Le pays est devenu invivable. Il est pourri, en loques, ce pauvre pays !
— L’hôpital n’a pas été bombardé ? »
Le boutiquier croisa ses bras, fixa Gorgio, et le toisant avec mépris :
« Pour qui te prends-tu avec ta mitraillette ? Tu ne me fais pas peur, ni toi, ni tes bandes d’assassins. Vous me dégoûtez, tous ! Vous l’avez foutu en l’air votre pays… Tout le monde se hait à présent… Tu me fais honte… Va-t’en ! »
Il y a quelques heures à peine Gorgio se serait emporté et, dans une explosion de colère, il aurait peut-être tiré sur cet individu qui le narguait. Cette fois il ne pensait qu’à une chose : arriver le plus rapidement possible à l’hôpital.
Le marchand hurlait de plus en plus fort. Comme Gorgio ne répondait pas, il lui lança d’abord en pleine figure, puis en le poursuivant, des prunes, des citrons, des pommes, des tomates encore à l’étalage :
« Salaud, fils de salaud ! Assassin ! Criminel ! Meurtrier ! » braillait-il.
Les tomates éclataient sur la chemise blanche. On aurait dit des flots de sang.
« Vivre est gloire », se répétait Gorgio redoublant de vitesse.