Toujours à la recherche d’une ambulance, Gorgio arriva peu après Steph à l’orée du même pont.

Saisissant par la manche un homme âgé qui portait un bandage autour de la tête, se cramponnant à lui, il demanda : « Tu as été blessé, on t’a soigné, indique-moi vite l’hôpital ou le dispensaire d’où tu viens. »

Apercevant la mitraillette que Gorgio tenait pourtant canon au sol, l’homme paniqua. Il repoussa des deux mains celui qui le questionnait, et, lui tournant brusquement le dos, s’enfonça dans la foule.

Une femme aux cheveux outrageusement roux eut la même réaction. Elle s’empressa d’en avertir le voisinage.

« Cet homme à la casquette est armé, prenez garde. »

L’hostilité, la méfiance encerclaient Gorgio, il ne pouvait tout de même pas se débarrasser de son arme pour les apaiser.

Il aperçut enfin un gendarme juché sur une petite estrade qui s’efforçait de guider la foule dans les bonnes directions. Celui-là au moins ne serait pas épouvanté par une mitraillette !

« Hé, là-bas, capitaine ! cria-t-il, espérant l’amadouer en le gratifiant d’un grade élevé.

— Que me veux-tu ? » hurla l’autre.

Essayant de camoufler son fusil, Gorgio manœuvra le plus habilement possible pour atteindre l’homme perché sur son piédestal. En avançant il réalisa que son arme lui rendait service ; grâce à celle-ci les gens s’écartaient pour le laisser passer.

Suant à grosses gouttes, le gendarme relevait de temps à autre son képi pour se tamponner le front d’un large mouchoir.

« Il me faut une ambulance vite. Très vite ! lui cria Gorgio.

— Une ambulance pour qui ? » répliqua Fodl tout en gardant l’œil fixé sur la voiture d’un notable qu’il venait d’extirper avec peine du chaos. Il avait rapidement reconnu et respectueusement salué ce dernier dont la photo revenait périodiquement en première page des journaux.

« Là-bas, près de l’hôtel de ville, quelqu’un se meurt.

— Quelqu’un se meurt ! »

Le gendarme haussa les épaules :

« Quelqu’un se meurt ! répéta-t-il. Qui ça, quelqu’un ?

— Je ne sais pas… Une femme. Une jeune femme.

— Une jeune femme ! Mais ici, tout le monde crève… C’est le monde entier qui croule ici !

— Réponds-moi, insista Gorgio. L’hôpital est détruit. Où faut-il que j’aille pour trouver du secours ?

— Je n’en sais rien, répliqua l’autre excédé. C’est qui, cette femme ? Une parente à toi ?

— Non, je ne la connais pas.

— Elle n’est même pas de ta famille ?

— Quelle importance !

— Ne viens pas m’embêter avec tes réponses et tes questions. Je ne peux pas être partout à la fois, et tu vois bien tout ce que j’ai à faire. Tu pourrais m’aider à mettre de l’ordre dans ce chambardement plutôt que de t’occuper des morts.

— Elle n’est pas morte, je te dis. Elle a été blessée…

— Par quoi ?

— Une balle en plein dos. »

Fodl le toisa avec méfiance :

« Cette balle, c’était la tienne ? »

Gorgio ne daigna pas répondre.

« Tu l’as quittée depuis combien de temps ?

— Plus d’une heure.

— Alors je te le dis, avec une balle en plein dos, cette femme-là, à présent, n’est plus qu’un cadavre… Ne me fais plus perdre mon temps avec des choses inutiles ! »

Durant quelques secondes Gorgio pensa que le gendarme avait raison et qu’on ne pouvait pas survivre à cette sorte de blessure ; il perdait son temps à s’agiter, à s’inquiéter. Pourquoi s’obstinait-il ainsi ? Il regretta ses heures de solitude dans l’immeuble aux trois quarts démoli. Là il était son seul maître, là il régnait. Là il fouillait dans les armoires, essayait divers vêtements, et même, par amusement, des robes de femme. Il utilisait parfois des fards, des parfums, jouait divers personnages face aux multiples miroirs de la salle de bains.

D’autres fois il écoutait de la musique ou lisait, vautré sur un canapé. Il lisait, lisait, lisait comme jamais auparavant ! De temps à autre, pour se donner l’impression d’exister, de prendre part au combat, il visait un passant ou les pneus d’une voiture égarée. Il tirait de plus en plus juste et ratait rarement sa cible.

Ayant décidé une fois pour toutes que ceux qui passaient dans cette rue étaient des ennemis, ou du moins des adversaires, Gorgio n’éprouvait aucun scrupule à les descendre, il en ressentait plutôt de la fierté. Ennemis de qui, de quoi ? Il préférait ne pas trop s’interroger à ce sujet.

D’ici quelques jours il ferait un rapport à son camp, à ceux qui lui avaient confié cette arme. Drôle de camp qu’il avait rejoint dès le début des hostilités. Un camp qui fusionnait tantôt avec ceux-ci, tantôt avec ceux-là, se coalisant, se divisant, se subdivisant, se ralliant de nouveau. Gorgio en perdait le nord et se demandait si tout cela lui importait encore.

Il palpa sa longue poche, y glissa sa main, reconnut une fois de plus le carnet de moleskine et se sentit de nouveau rassuré.

Quelle part de son caractère intempestif, brouillon, s’accordait-elle à toutes ces pensées inscrites, page après page, dans une écriture qu’il s’appliquait à rendre lisible : « Les gens gagnent à être connus… ils y gagnent en mystère. » Jean Paulhan, se souvint-il. Quel était son propre mystère ? Le découvrirait-il un jour ?

« Alors, tu viens m’aider ? vociféra Fodl. En les menaçant de ta mitraillette tu pourrais calmer cette foule et la faire reculer. Ils m’encerclent de partout, ils vont bientôt m’étouffer. Aide-moi à mettre de l’ordre dans ce bordel. Si on t’a confié une arme, c’est pour que tu t’en serves. Réponds-moi. Eh ! tu t’en vas ! Tu repars ? Fils de salaud ! Gueule d’assassin ! Je te connais, c’est de dos que tu attaques. Disparais ! Surtout ne me pose plus de questions. Jamais plus ! »

Le gendarme trépignait, écumait de fureur. Poursuivi par ses hurlements, Gorgio s’éloigna aussi rapidement que possible. Il se sentait perdu et sans repères. Il eut soudain envie de se perdre dans cette foule ; de sombrer dans cette multitude démunie, dépossédée, pourchassée, et qui le rejetait à cause de cette mitraillette.

Il chercha à s’en débarrasser. Elle lui pesait soudain, déformant, trahissant sa propre personne. Il chercha à s’en défaire sans y parvenir. Qui était-il au fond ? Il ne l’avait jamais su, il se sentait perdu.

Les jurons, les malédictions du gendarme continuaient de l’atteindre, le transperçant comme des flèches.

Toujours agrippé à son arme, dont il n’arrivait pas à se débarrasser, il décampa en vitesse.

La voix criarde de Fodl le poursuivit un long moment. La distance l’amenuisa. Les cris se dissipèrent peu à peu.