Au bout d’une rapide et longue marche, arrivé à l’embranchement qui donnait sur les bâtiments hospitaliers, Gorgio n’y trouva que ruines.

En grande partie détruite par une voiture piégée, la bâtisse gisait dans un éboulis de gravats, un éparpillement d’appareils électroniques, de portes fracturées, d’armoires et de tables démolies, de lits disloqués, de papiers dispersés.

Vidé des malades qu’on avait pu sauver, débarrassé de ses morts, l’hôpital était réduit à un vaste champ de dévastation. Quelques murs, encore debout, exhibaient de larges brèches qui annonçaient leur prochain écroulement. On aurait dit un château de cartes, aux trois quarts anéanti, qui n’attendait qu’une chiquenaude pour culbuter dans le néant.

Gorgio avança parmi les décombres. Au comble de la fureur, il envoya des coups de pied au bas des murs. La poussière l’enveloppa d’un nuage grisâtre.

Qui avait perpétré cette insanité ? Était-ce quelqu’un de son camp ? Comment aurait-il agi, si cet ordre lui avait été donné ? Quelle cause cela servait-il ? Il continuait à ruer dans les pierres, à trépigner de rage. Saisissant son fusil à deux mains, il tournoya dans tous les sens comme s’il cherchait à surprendre un des criminels qui avaient démoli l’établissement.

Cet hôpital lui était familier. Il y a une dizaine d’années, sa mère y avait été soignée, puis guérie. Ce souvenir le bouleversa.

Il n’avait que douze ans à l’époque. Pour fêter la sortie de sa mère, il avait arraché une rose sur la pelouse interdite du jardin dans l’intention de la lui offrir. Une épine lui avait entaillé le pouce, qui s’était mis à saigner et qu’il avait aussitôt entortillé dans un mouchoir.

« Tiens, cette rose est pour toi maman », dit-il en arrivant dans sa chambre.

Elle rayonnait de joie, d’émotion, et le prit dans ses bras, tout contre elle.

« Merci mon bel enfant, merci… »

Il éprouva une sensation tiède, douce, moelleuse, qu’il aurait voulu prolonger.

Découvrant la main qu’il cachait derrière son dos et le mouchoir imbibé de sang, son père devina le larcin. D’un geste il arracha Gorgio de sa mère :

« Voleur, sale petit voleur ! hurla-t-il. Où l’as-tu prise cette rose ? »

Sa mère s’interposa, serra la main bandée entre les siennes, la couvrit de baisers :

« Il l’a fait pour moi. Rien que pour moi ! »

Le père secouait la tête, il avait une barbe pointue, bien taillée, qui se dressait à chaque mouvement de menton.

« Tu le pourris. Tu l’élèves contre tous les principes. »

La barbe noire dramatisait encore plus l’implacable visage. Les traits de sa mère s’effondraient, ses joues devenaient d’une pâleur mortelle.

Une heure plus tard, accompagnée et soutenue par une cohorte d’infirmières qui lui étaient attachées, elle pénétra dans la Mercedes, suivie de Gorgio.

Excédé par la scène et les signes de sympathie qui se prolongeaient, le père trépignait devant son volant.

« Cette sentimentalité idiote ne fait que nous retarder », dit-il de plus en plus irrité.

Au début du conflit qui allait s’emparer du pays, Gorgio et son père avaient eu, une fois de plus, un grave différend.

Ce dernier avait renoncé à sa barbe, mais accusait dix années de plus. Les deux hommes s’étaient injuriés. Ils en étaient venus aux mains.

« Je m’en vais ! criait Gorgio. Je ne reviendrai jamais plus. Je vais rejoindre l’autre camp, celui de tes ennemis. »

Sa mère s’interposa ; elle s’accrochait au bras de son fils, à son tricot, au pan de sa chemise :

« Ne fais pas ça. Je t’en supplie. Ton père t’aime, je te le jure. Il ne sait pas te le dire. »

Gorgio l’avait repoussée brutalement… Elle aurait glissé sur le carrelage sans le secours de son époux :

« Je te maudis, hurla celui-ci. Tu vas jusqu’à frapper ta mère. Ne remets jamais les pieds ici. Jamais plus. »

Gorgio était parti en courant.

Le saccage, l’anéantissement de l’hôpital évoquaient de nouveau l’image de sa mère tremblante, livide, s’efforçant d’accorder l’inconciliable.

La destruction avait sans doute eu lieu il y a plusieurs jours ; vivant isolé et tranquille dans son no man’s land, où il reprenait goût à l’existence, Gorgio n’en avait rien su.

Une poussière opaque recouvrait les décombres d’un linceul grisâtre ; celles-ci n’avaient ni forme ni odeurs. On aurait dit un décor cauchemardesque, mais abstrait. Gorgio s’en détourna ; ces ruines ne le concernaient plus.

Il fouilla dans la poche de son pantalon kaki pour s’assurer que son carnet de citations était en place. Il reconnut au toucher la couverture en moleskine. Cela le rassura. Il ne pouvait plus se passer de ces voix.

Pressé d’en finir avec ce monde en loques, Gorgio ne rêvait que de retrouver son antre, ses armoires débordantes de victuailles, son frigo à moitié plein, son îlot au neuvième étage de l’immeuble abandonné.

« Là-haut, je fais ce que je veux. Là-haut je suis un aigle. Un roi. Un gouverneur !… Et même un penseur », se dit-il étonné.

Avant de retrouver le domicile qu’il s’était choisi, il lui fallait trouver une ambulance et ramener celle-ci au plus tôt jusqu’à l’endroit où gisait la jeune femme. Il en ressentait l’urgence et l’obligation.

Cette face exsangue qui l’obsédait se posait comme un masque sur le visage de sa mère. Il ferma les yeux pour chasser ces visages qui se juxtaposaient avec leur même pâleur et leurs gémissements qui se faisaient écho.

Il décida de rejoindre les quais en bordure du fleuve. Il bifurqua vers la grande rue qui se poursuivait jusqu’au pont et se hâta dans cette direction, persuadé que là-bas il pourrait se renseigner, trouver d’autres services hospitaliers, ramener enfin cette sacrée ambulance !