« J’aime cet homme que j’ai failli quitter pour toujours », se disait Anya. L’absurdité ou la signification de l’existence s’affrontaient sans cesse.
Leurs trois enfants s’étaient expatriés, leurs cinq petits-enfants étaient devenus des adultes. Ils se voyaient peu, mais elle savait les liens libres et tendres qui les unissaient. Anya et Anton avaient perdu leurs propres parents à tous les âges ; souvent trop jeunes, parfois si vieux. Ils éprouvaient la crainte de peser sur les leurs, la peur de dépendre. La sortie était imminente, ils se demandaient comment la mort se présenterait.
S’étant connus à seize ans en leur chair savoureuse, en leurs visages ensoleillés et lisses, ils ne se voyaient pas vieillir ; ou bien cela n’importait plus.
Le passé pénétrait le présent, écartant les poussières et l’usure. Ils s’exprimaient, souvent, avec des mots d’adolescents, confrontaient leurs nudités sans gêne aucune. Ils étaient frères et plus que frères ; amants et plus qu’amants. Leurs regards entremêlaient tous leurs âges.
Malgré quelques résistances, quelques impatiences, ils s’acceptaient, ils s’accordaient, s’émerveillant d’être encore là, et de s’être retrouvés. Le privilège d’une longue vie leur avait accordé le temps de s’aimer, de se séparer, de s’aimer encore. Ils n’imaginaient plus une existence qui les priverait l’un de l’autre.
Une vague de froid s’empara de la jeune femme. Elle frissonna malgré la chaleur.
Anya s’empressa d’ouvrir sa valise et d’en tirer une large écharpe en laine dont elle la recouvrit. Elle souffla, réchauffant de son haleine chaude les joues livides, les paupières closes. Elle prit enfin les mains tremblantes et glacées entre les siennes et les frotta lentement.
Les rôles auraient dû s’inverser. N’est-ce pas plutôt à la vieillesse de s’éteindre ? Elle éprouva un malaise à l’idée d’être encore vivante et en suffisante santé, tandis que d’autres, tellement d’autres, disparaissaient à la fleur de l’âge.
Sa trousse de médecin ne lui servait plus à rien ; Anton sentait la fin approcher, et l’impossibilité de venir en aide à la jeune femme.
Si Anya avait été là, étendue sur le sol, à la place de l’autre, elle aurait eu Anton auprès d’elle ; et le départ aurait été accepté. Pour Marie tout était irrémédiablement gâché.
On ne lui offrait qu’illusion en insistant sur l’arrivée de Steph. On trahissait la vérité, on inventait un mirage.
C’était pourtant cela qu’il fallait faire, Anya en était convaincue. Elle s’enfonçait de plus en plus dans ce mensonge, dans cette fiction, qui allégeait les dernières minutes que Marie avait à vivre.
Sur l’autre rive, qu’est-ce qui nous attend ? Anya se sentait incapable de l’imaginer.
Elle ne connaissait et ne reconnaissait que ce monde-ci. Mais les humains ont tellement soif d’un ailleurs, tellement le goût de l’indicible, tellement besoin d’absolu ! Refuser de disparaître conduisait vers les religions, vers la création, vers l’art, vers l’étrange, vers l’insolite, vers le terrifiant aussi. Et l’amour, l’amour dans tout cela ? Cet amour qui n’est peut-être que le désir de sortir de sa peau, de rejoindre l’autre, de s’ouvrir à de vastes horizons, d’approfondir le mystère au fond de chacun. Pourquoi, dans quel but cette quête sans réponse se trouvait-elle au cœur de l’humanité ? Résurrections, vies éternelles, jardins paradisiaques, Anya refusait d’y croire. Quant au symbole de la goutte d’eau rejoignant en fin de course l’Océan primordial, cette vision ne la satisfaisait pas.
« Que fait-on de cette mémoire qui nous construit ? »
Anton avait des vues plus mystiques. Passionné par Jean de la Croix, Thérèse d’Âvila, le poète Rumī il ne rejetait ni l’extase ni l’illumination.
Elle se tourna vers lui : « Demain, où serons-nous, mon amour ? »
Il se pencha pour l’embrasser, lui non plus n’avait pas de réponse.
Elle se remit à chantonner :
Just as long as you stand by me
Stand by me
Stand by me
There is no fear, my love…