Marie entend distinctement et reconnaît les voix d’Anton et d’Anya. Parfois celles-ci s’entrelacent ; d’autres fois elles lui parviennent une à une.
Leurs présences lui sont de plus en plus proches. Comme elle les aime d’être ici, auprès d’elle. Ces moments si graves les ont étroitement reliés.
Marie tente de leur sourire. Son visage lui échappe, il est loin, inatteignable, on dirait qu’il lui appartient de moins en moins. Elle a du mal à commander ses muscles, à tirer de sa face défaite l’expression souhaitée. Elle s’efforce de nuancer son souffle pour exprimer sa tendresse, sa gratitude, elle y parvient à peine.
Les minutes s’allongent, les secondes s’étirent. Depuis l’arrivée du vieux couple, depuis la disparition puis le retour de la femme, toute une vie s’est déroulée.
Quelle qu’en soit l’issue à présent, tout est en place, tout est bien, puisque Steph va bientôt arriver. Ils le lui ont dit. Il sera ici sous peu. Il sait qu’elle courait vers lui, qu’elle l’aime, qu’elle l’aimait ; que rien d’autre ne compte.
Elle n’a plus qu’à attendre son arrivée, qu’à imaginer déjà son visage penché au-dessus du sien. Alors, elle en est persuadée, ses traits lui obéiront ; le sourire submergera sa face.
Plus tard, l’âge ayant raboté leurs aspérités, quand les années, qui ne seront pas parvenues à les séparer, les auront ajustés l’un à l’autre, ils franchiront, ensemble, le dernier parcours.
« Elle a souri, dit Anton. Elle nous entend. »
Anya se penche, cherche des mots neufs, s’embrouille, s’affole :
« Chante, lui souffle Anton. Tu as une belle voix… »
Une chanson de Brel lui vient subitement à l’esprit, elle la fredonne :
Bien sûr nous eûmes des orages
Vingt ans d’amour
C’est l’amour fort…
Persuadés que Steph ne viendra plus, Anton et Anya sont décidés à maintenir l’illusion jusqu’au bout.
« Elle n’en a plus pour longtemps, chuchote Anton après avoir repris son pouls. Chante, chante toujours ! »
Anya chante. Mêlant Gainsbourg à Cabrel, Trenet à Brassens, Ferré à Souchon, Brel à Chedid… Des bribes, des mots épars, des phrases, des airs dont elle se souvient. Un brassage de joies et de peines, de fronde et de réconfort.
Anton sait que la jeune femme n’en a plus pour longtemps ; dès le début, la gravité de la blessure ne lui a pas échappé. À travers sa longue vie de médecin, il a toujours voulu accompagner ses grands malades jusqu’à l’ultime départ.
La jeune femme aura rendu son dernier soupir bien avant l’arrivée de l’ambulance. Il se félicitait d’avoir éloigné le franc-tireur qui avait perturbé Anya et qui aurait fini par inquiéter Marie.
À présent ils s’efforcent, ensemble, de donner réalité, consistance, à l’image de Steph. Ils l’évoquent descendant la pente, courant vers eux, s’approchant de plus en plus vite, les coudes au corps :
« Son retard s’explique, il a dû subir des contrôles pour pénétrer dans ce quartier qui n’est pas le sien. Il sera bientôt au bout de la rue. Nous le verrons de très loin. Son chandail bleu ne passera pas inaperçu ! Nous te tiendrons au courant. »
Ils mentaient. Ils mentaient bien. Ils finissaient par croire à leurs mensonges.
« Ma petite fille, je l’ai vu de près, il est vraiment beau ton amour », lui souffla-t-elle.
Elle la tutoyait, elle aurait pu être sa grand-mère :
« Ma petite fille, ma petite fille chérie, tout est bien.
— Bientôt on fera une fête, tous les quatre », ajouta Anton.
Du fond de la souffrance, Marie parvint à sourire, une fois de plus.