S’accrochant à son bras, Anton entraîne Steph de force vers le trottoir. Steph continue de se débattre.

« Laissez-moi, je ne peux rien pour vous. Je suis pressé. Ma femme m’attend, elle est en danger.

— C’est ici qu’on t’attend. Ici. Elle est ici.

— Qui, elle ?

— Ton amie, ta femme.

— Mon amie ?

— Elle a été blessée. La balle d’un franc-tireur l’a atteinte en plein dos, au milieu de cette rue, pendant qu’elle courait te rejoindre », raconte Anton dans un souffle.

Steph résiste encore.

« Approchez. Vous la reconnaîtrez. »

Assise entre les jambes d’une femme aux cheveux blancs, Steph a d’abord du mal à la reconnaître.

« C’est toi ? Marie, c’est toi ? »

Il finit par distinguer son visage derrière ce masque blême et crispé :

« C’est toi ? »

C’était elle ! Ces lèvres pâles, ce teint verdâtre, ces cheveux bruns collés au crâne par la sueur, cette face marquée par la douleur. C’était bien elle ! Ce large front, la finesse de ce nez, cette bouche haletante, il les reconnaissait malgré leur pâleur.

Steph se jeta à genoux, saisit les deux mains de Marie et les couvrit de baisers :

« Qu’est-il arrivé ? »

Elle frissonna, les lèvres tremblantes. Des vagues de froid parcouraient son corps. Ses yeux pourtant s’illuminaient d’une joie indescriptible.

Plus rien n’existe que ce moment.

Steph et Marie se touchent, se reconnaissent :

« Comme ils s’aiment », murmure Anya.

Marie aurait voulu expliquer, raconter son dernier parcours, la certitude de le rejoindre devant le pont, cette balle qui est venue tout interrompre. Le pont n’était qu’à une vingtaine de minutes de distance, elle avait été certaine d’y parvenir à l’heure indiquée.

Elle aurait voulu lui dire le bonheur de sa lettre, combien il avait raison, que la seule force vive était celle de l’amour. L’amour, elle le vivait en cet instant, intensément, même si la mort devait suivre. La mort suivait toujours… Elle aurait voulu lui livrer ces pensées qui s’amoncellent, mais les paroles se reliaient mal, s’éparpillaient en chemin, ne parvenaient pas jusqu’à ses lèvres.

Il fallait abandonner cet effort inutile, se laisser porter.

Steph s’efforçait de cacher son désarroi, et, se tournant vers Anton :

« L’hôpital ? Où se trouve l’hôpital ? »

Il se sentait capable d’emporter Marie dans ses bras jusqu’au lieu où on la soignerait, où on la guérirait.

« Vite, vite, répondez-moi ! »

Anton lui fît signe d’approcher :

« Il ne faut pas la bouger. Je suis médecin. Sa blessure est fatale. Elle est restée en vie pour vous attendre. Le moindre geste hâterait sa fin.

— Et si je n’étais pas venu ?

— Elle serait morte depuis un long moment. »

Steph se souvint de sa déception, de sa fureur devant le pont, de son départ précipité, de cet imprévisible changement. Cette décision, folle, insensée, l’avait empoigné, foudroyé, précipité sur le chemin du retour.

« Ma femme et moi lui disions que vous arriviez… Nous vous expliquerons plus tard.

— Je veux être certain qu’il n’y a plus rien à faire.

— Quelqu’un est parti chercher une ambulance. Il ne devrait pas tarder.

— Qui ça ?

— Quelqu’un qui passait par là, il y a plus d’une demi-heure, un franc-tireur je crois.

— Un franc-tireur, celui qui a tiré cette balle ?

— Je ne sais pas, répliqua Anton. Il semblait bouleversé. C’est lui qui va ramener l’ambulance. J’en suis certain. Il fallait que quelqu’un reste auprès de Marie. On ne pouvait pas la laisser seule. Ma femme a couru vers le pont pour vous donner ces quelques mots que Marie avait griffonnés pour vous. »

Il tira la photo de sa poche, la lui montra. Steph lut : « Je venais… »

« Ne perdez plus de temps, insista Anton, restez auprès d’elle. C’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Prenez ma place », dit Anya.

Steph s’accroupit, adopta avec précaution la même posture que la vieille ; aperçut la plaie dont Anton avait tenté d’arrêter le saignement. Il adossa Marie contre sa poitrine et lui parla à l’oreille, lentement. Des mots usés, des mots neufs, des mots denses, chargés d’amour. Des mots inépuisables. Des mots simples, des mots vrais :

« Je t’aime. Tu es ce qui m’anime. Je n’ai aimé que toi. »

Marie ne peut retenir la vie qui s’écoule, mais elle glisse, apaisée, vers l’autre rive. Il ne lui faut rien, plus rien que ces bras qui l’encerclent et l’écho de ces mots qui lui parviennent encore.

Marie sait que sa fin est proche. Elle s’y prépare. Elle ne lui résiste plus.

 

Comment, le jour venu, lui ferait-elle face ? Cela, elle ne le savait pas encore.

Marie avait si souvent fixé sur sa pellicule les drames, les catastrophes naturelles, les guerres, les révolutions ; toutes ces épreuves que l’humanité ne cesse de subir. Toutes ces saignées, toutes ces sentences d’un univers aux prises avec son propre chaos ou celui qu’on lui impose. D’épreuves en épreuves, ses yeux s’étaient ouverts.

Elle ne se résignait pas à ces destructions, à ces carnages, à cette mort répugnante, vénéneuse qui surgissait sur tous les continents. Celle-là était inacceptable. Mais l’autre ?

Elle tentait d’imaginer un monde d’où la mort serait exclue, ce monde-là deviendrait démentiel avec l’enchevêtrement des générations, l’encombrement, les haines perpétuées, la confusion, les détresses, les maladies sans limites, les conflits jamais dénoués, les temps jamais révolus… L’horreur d’une éternité parfaitement inhumaine. Peut-être que la vie même y perdrait son sens. « Dans sa sagesse la vie s’inventa la mort », se disait-elle.

Qu’elle vienne donc cette mort, elle l’acceptait à présent. Mais pas trop vite. Pas trop vite. Un peu de temps encore… Encore un peu de temps…

Steph berçait Marie comme un enfant.

Il leva les yeux vers Anton et sa femme, tous les deux debout à une certaine distance, se tenaient par la main et les regardaient.

Il eut soudain l’impression de se refléter dans ce couple, qu’ils auraient pu devenir, si la vie leur en avait laissé le temps.

« Tu venais à moi, je le sais. À présent me voici. Je suis auprès de toi et je ne te quitterai jamais plus. »

Il ne pouvait plus lui mentir, les événements se dérouleraient d’une manière irréversible. Tous les deux le savaient.

Marie éprouvait de moins en moins de douleurs. Elle naviguait au cœur de l’instant. Regrets, chagrins, ruptures, larmes se dissipaient.

Le corps de Steph enveloppait son corps. Ses cuisses entouraient les siennes, son souffle tiède caressait sa nuque, sa joue. Ses baisers s’enchaînaient. Marie se sentait à l’abri dans une grotte profonde et lumineuse, dans un nid éclairé du dedans.

Leurs joues se frôlaient, Steph posait ses lèvres sur ses tempes, sur ses cheveux. Ses paroles devenaient mélodie. Elles entrouvraient le passage, écartaient les murs, s’évasaient vers l’embouchure. Marie s’y glisserait, s’y faufilerait, en confiance.

Le passage se déroula calmement, sans heurt. Marie s’évada en douceur vers une substance translucide, avant de n’être plus.

Steph avait tout éprouvé. Tout ressenti.

Le visage baigné de larmes, il se dégagea, graduellement, étendit Marie sur le sol avec une attention extrême et se mit lentement debout.

Puis il la regarda un très long moment avant de lui fermer les yeux.

Anya et Anton se tenaient là, immobiles.