
Deryn écarta les bras en croix, et attendit.
— R…
Elle inclina le bras gauche à quarante-cinq degrés.
— S…
Elle laissa retomber le bras droit, en pointant vers le bas le tournevis qu’elle tenait.
— G ! s’exclama Bovril, avant de grignoter une autre fraise.
Il jeta la tige par-dessus le balcon et passa la tête entre les barreaux pour la regarder tomber.
— Vous avez vu ça ? s’écria Deryn. Il a appris l’alphabet de A à Z !
Lilit et Alek fixèrent la créature, puis Deryn.
— C’est vous qui le lui avez appris ? demanda Lilit.
— Non ! Je répétais mes signaux. J’ai dû prononcer les lettres à voix haute, j’imagine, et au bout d’une ou deux fois. La bestiole a pris le coup, aussi rapide qu’un gabier !
— Est-ce la raison pour laquelle vous tenez à l’emmener ce soir ? s’enquit Alek. Au cas où nous aurions besoin d’envoyer des signaux de sémaphore ?
Deryn leva les yeux au ciel.
— Non, gros malin. C’est parce qu’il est…
Elle hésita, butant sur la manière de formuler la suite. Le loris avait le don de remarquer des détails intéressants, comme l’avait dit le Dr Barlow. Et la mission de ce soir serait la plus importante à laquelle Deryn avait jamais pris part. Elle tenait à la présence de la bestiole.
— Perspicace, dit la créature.
— C’est ça ! s’écria Deryn. Parce qu’il est bougrement perspicace.
Deux semaines plus tôt, Zaven avait mis sa culture à contribution et expliquait à Deryn la spécificité du loris.
Il apparaissait que « perspicace » signifiait la même chose que « rusé » ou même « clairvoyant ». Et bien que cela paraisse un peu curieux chez une bestiole, ce qualificatif lui allait à merveille.
Alek soupira, avant de se tourner vers l’appartement familial dont le lit-tortue de Nene émergeait lentement, couvert de cartes qui frémissaient dans la brise. La vieille dame appela Lilit et Alek.
En s’éloignant, Alek lança :
— D’accord, Dylan. Mais j’aurai un mécanopode à piloter. Alors, c’est vous qui vous en occuperez.
— Avec plaisir, fit Deryn d’une voix douce en chatouillant l’animal sous le menton.
Le fait de veiller sur la bestiole l’avait aidée à ne pas devenir folle au milieu des clankers et de leurs machines sans âme, dans la puanteur des gaz d’échappement et de la graisse de moteur. La magnificence d’Istanbul lui demeurait étrangère, avec ses langues trop nombreuses pour les apprendre en une vie, et encore moins en un mois. Deryn passait ses journées à imprimer des pamphlets dont elle ne comprenait pas un mot, sans savoir ce que signifiaient les prières qu’elle entendait résonner au-dessus des toits. Les motifs géométriques des tapis et des plafonds à mosaïques de Zaven lui donnaient le tournis, et même la nourriture succulente se révélait, à l’image de la capitale, trop riche pour elle.
Mais tout cela n’était rien comparé au fait de côtoyer Alek, tout en continuant à se cacher de lui. Il avait partagé son dernier secret avec elle, et Deryn réalisait à présent qu’elle aurait pu se confier à lui cette nuit-là, dans cette chambre d’hôtel obscure, sans personne à proximité pour les entendre.
Mais chaque fois qu’elle y pensait, Deryn se représentait l’expression d’horreur qui s’étalerait sur son visage. Non pas parce qu’elle était une fille en habits d’homme, ou qu’elle lui mentait depuis si longtemps. Alek oublierait bien vite toutes ces bêtises, elle en était convaincue. Comme elle était convaincue qu’il ne tarderait pas à tomber amoureux d’elle.
Hélas, tout le problème était là car il y avait bien une chose qui ne changerait jamais : Deryn était une roturière. Elle avait mille fois moins de prétentions à la noblesse que la mère d’Alek, qui était tout de même née comtesse, ou même que Lilit, une anarchiste qui maîtrisait six langues et savait toujours quel couteau employer. Deryn Sharp était aussi commune que la poussière du chemin, et la seule raison pour laquelle cela n’avait aucune importance aux yeux de Son Altesse Sérénissime, Aleksandar de Hohenberg, c’était qu’il la prenait pour un garçon.
À l’instant où elle pourrait devenir davantage qu’un ami, tout changerait, et il prendrait ses jambes à son cou.
Le pape ne rédigeait pas de lettres pour anoblir les orphelines d’aérostiers, les filles travesties ou les darwinistes impénitents. C’était une certitude absolue.
Deryn regarda Alek s’agenouiller près du lit de Nene comme un petit-fils dévoué, tandis que tous les trois passaient une dernière fois en revue les détails de l’assaut. Alek et elle avaient tous les deux participé à l’élaboration du plan d’attaque ; ils ne seraient jamais plus proches que cela.
— A, B, C… ? demanda Bovril, et Deryn hocha la tête.
Elle pria pour avoir l’occasion de se servir de son entraînement aux signaux. Si tout se déroulait bien ce soir, l’équipage du Léviathan scruterait la carcasse du canon Tesla une fois qu’il aurait été détruit. Ce serait peut-être sa seule et unique chance de lui faire savoir qu’elle était encore en vie.
Peut-être même pourrait-elle rentrer chez elle, et oublier enfin son satané prince.
Le portail extérieur de la cour s’ouvrit lentement, sur un ciel clair et sans lune.
— Heureusement qu’il ne pleut pas ce soir, dit Alek en vérifiant ses cadrans.
— Comme vous dites, répondit Deryn.
La pluie aurait changé leurs bombes à épice, les seules armes du comité, en bouillie inoffensive. C’était l’inconvénient dans une bataille, leur répétait souvent M. Rigby, le moindre grain de sable dans l’engrenage et tout votre plan se retrouvait par terre.
« Comme dans la vie en général », songea-t-elle.
La cour s’emplit du grondement des moteurs. Sahmeran, pilotée par Zaven, leva une main géante et fit signe aux autres mécanopodes de la suivre à travers le portail.
Lilit lui emboîta le pas, à bord d’un Minotaure. L’homme à tête de taureau se pencha pour faire passer ses cornes, mains écartées pour garder l’équilibre. Ses bombes à épice s’entrechoquèrent dans le magasin que maître Klopp avait fixé à son avant-bras.
Alek posa les pieds sur les pédales du djinn. Klopp avait insisté pour lui faire piloter une machine arabe cette nuit ; leur canon à vapeur faisait de ces mécanopodes les mieux armés du comité. Derrière le djinn, Klopp et Bauer suivaient à bord d’un golem de fer.
— Accroche-toi, Bovril ! dit Deryn.
La bestiole grimpa sur son épaule. Ses griffes s’enfonçaient comme des aiguilles à travers sa veste de pilote.
Alek joua des pieds, et la machine fit un grand pas en avant.
Deryn se cramponna aux bras de son siège, nerveuse, comme toujours à bord de l’une de ces machines. Au moins le djinn se trouvait encore en mode « parade », le sommet de la tête découvert, de sorte qu’elle pouvait voir les étoiles et respirer l’air frais.
— Tournez à gauche ici, dit-elle.
Pour garder leur mission aussi secrète que possible, aucun des quatre mécanopodes n’emportait de copilote. Deryn faisait donc office de navigatrice pour Alek, et le moment venu, elle l’aiderait à affiner la précision de ses lancers. Elle n’avait jamais servi une pièce d’artillerie auparavant, mais les relevés d’altitude l’avaient rendue habile à estimer les distances – tant qu’elle se rappelait de parler en mètres et non en yards.
Deryn consulta sa carte. On y avait reporté quatre routes différentes jusqu’au canon Tesla, avec celle d’Alek tracée en rouge. Comme les quatre mécanopodes devaient sortir avant le déclenchement de la grande offensive, ils ne pouvaient pas se permettre d’éveiller les soupçons en se déplaçant en groupe. Toute la difficulté consisterait à parvenir à leur destination tous au même moment.
On voyait également sur la carte les positions des quarante et quelques mécanopodes acquis au comité, prêt à passer à l’action une heure plus tard. Deryn craignit qu’il y ait des traîtres parmi leurs équipages, disposés à vendre le plan du comité au sultan contre une jolie récompense en or.
Au moins était-elle certaine que personne ne savait rien de cet assaut contre le canon Tesla. Zaven lui-même n’en avait entendu parler que dans l’après-midi. Il avait d’abord fulminé, vexé qu’on ne lui ait rien dit, jusqu’à ce qu’il réalise qu’il n’aurait pas besoin d’affronter les canons du Goeben.
À moins que l’Amirauté n’ait modifié la date d’arrivée du béhémoth, naturellement.
— Avez-vous seulement pensé au nombre de choses susceptibles de mal tourner ? demanda Deryn. Comme dans le poème de Robert Burns, vous savez : « Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas. »
— Peuh ! fit Bovril, avec la voix de Zaven.