
Les éléphants de guerre ottomans défilaient au loin sur le boulevard bordé d’arbres, en laissant des empreintes profondes sur le pavé. Leurs drapeaux frappés du croissant flottaient au vent, et leurs trompes – terminées par une mitrailleuse – se balançaient entre leurs défenses hérissées de crochets. Ils tournèrent d’un bloc, avec la précision de soldats à l’exercice, puis continuèrent en direction des quais.
Deryn poussa un soupir de soulagement et rendit les jumelles à Alek.
— M. Zaven avait raison. Ils ne s’intéressent pas à nous.
— C’est sans doute la parade qu’ils préparaient, dit Alek, avant de tendre les jumelles à Klopp. Was denken Sie, Klopp ? Hundert Tonnen je ?
— Hundert und fünfzig répondit le maître de mécanique.
Deryn marqua son assentiment d’un hochement de tête. Si elle avait bien compris, Klopp estimait le poids des éléphants de métal à cent cinquante tonnes chacun. Les tonnes clankers étaient un peu plus lourdes que les tonnes britanniques, se souvint-elle, mais l’essentiel était ailleurs.
Ces éléphants étaient bigrement imposants.
— Mit achtzig-Millimeter-Kanone aufdem Türmchen, ajouta Bauer, ce qui dépassait les connaissances linguistiques de Deryn.
Mais elle hocha la tête encore une fois, pour faire comme si elle comprenait.
— Kanone, répéta Bovril, assis sur l’épaule d’Alek.
— Eh oui, des canons, murmura Deryn en regardant scintiller le métal des tourelles sur le dos des éléphants.
C’était le mot le plus important, après tout.
Comme Klopp et Alek poursuivaient leur discussion en clanker, Deryn partit se dérouiller les jambes à l’autre bout du balcon. Elle avait encore le postérieur endolori après leur folle poursuite en taxi, bien plus inconfortable que le dos d’un cheval au galop. Elle ne comprenait pas comment les clankers pouvaient se déplacer toute la journée à bord de ces machines – rien que leur manière de bouger lui hérissait le poil.
— Vous êtes blessé ? lui demanda Lilit juste dans son dos.
Deryn sursauta. Cette fille la prenait toujours par surprise.
— Je vais bien, lui assura Deryn, avant d’indiquer les éléphants. Je me demandais simplement s’ils défilaient souvent comme ça, en broyant les pavés ?
La fille secoua la tête.
— D’ordinaire ils restent en dehors de la ville. Mais là, le sultan fait une démonstration de force.
— Ça, c’est certain. Pardonnez-moi, mademoiselle, mais vous n’avez aucune chance contre eux. Ces mécanopodes sont armés de canons, alors que les vôtres n’ont que leurs griffes et leurs poings. Autant emporter une paire de gants de boxe pour un duel au pistolet !
— Ma grand-mère dit toujours que le monde repose sur des éléphants. C’est une loi ancienne – nos mécanopodes n’ont pas le droit d’être armés, au contraire de ceux du sultan. Au moins nous lui avons fait peur. Son armée ne serait pas en train d’éventrer les boulevards s’il n’était pas nerveux !
— D’accord, il est nerveux, mais ça veut dire aussi qu’il est prêt à vous recevoir.
— La dernière révolution ne remonte qu’à six ans, rappela Lilit. Il se tient toujours prêt.
Deryn allait observer que ce n’était pas une idée très réconfortante quand elle entendit un étrange chuintement derrière elle. Elle se retourna, et vit un appareil étrange sortir sur le balcon. Sorte de croisement entre un reptile et un lit à baldaquin, il se dandinait sur ses jambes boudinées en bourdonnant comme un jouet à ressort.
— Mais nom d’une pipe, qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ma grand-mère, répondit Lilit avec un sourire.
Alors qu’elles rejoignaient les autres, Deryn repéra une masse de cheveux gris au milieu des draps blancs.
Il s’agissait d’une vieille dame, sans doute la redoutable Nene dont lui avait parlé Alek.
Bovril parut enchanté de la voir. Il délaissa l’épaule d’Alek, fila à travers le balcon puis grimpa sur l’avant du lit. Et il se tint posté là, le pelage ébouriffé par le vent, fier comme un amiral.
Alek s’inclina devant la vieille dame et lui présenta poliment maître Klopp et le caporal Bauer, en allemand.
Nene hocha la tête, puis tourna son regard perçant vers Deryn.
— Tu dois être le garçon du Léviathan, déclara-t-elle, avec un accent anglais aussi précieux que celui de Zaven. Ma petite-fille m’a parlé de toi.
Deryn fit claquer ses talons.
— Aspirant Dylan Sharp, à votre service, m’dame.
— D’après ton accent, je dirais que tu as grandi à Glasgow.
— Oui, m’dame. Vous avez une excellente oreille.
— J’en ai même deux, répliqua Nene. Et tu as une drôle de voix. Puis-je voir tes mains ?
Deryn hésita, mais quand la vieille dame claqua des doigts, elle se surprit à obéir.
— Je sens des cals, commenta Nene en lui palpant les mains avec attention. Tu as l’habitude de travailler dur, contrairement à ton ami le prince de Hohenberg. Tu dessines, et tu couds beaucoup pour un garçon.
Deryn s’éclaircit la gorge, en pensant à ses tantes qui lui apprenaient enfant à faire du piquage.
— Dans l’Air Service, les aspirants doivent repriser eux-mêmes leur uniforme.
— C’est admirable. Ma petite-fille me dit que tu n’as pas confiance en nous.
— Eh bien… C’est un peu délicat, m’dame. Je suis tenu au secret concernant ma mission ici.
— Ta mission ? Tu ne m’as pourtant pas l’air d’être en uniforme, rétorqua Nene en détaillant Deryn de la tête aux pieds.
— Je suis peut-être déguisé, m’dame, répondit Deryn, mais je reste un soldat.
— Déguisé, gloussa Bovril. Monsieur Sharp !
Deryn le fusilla du regard. Pourvu que cette maudite bestiole arrête de répéter ça.
— Ma foi, mon garçon, au moins tu ne fais pas mystère de tes soupçons.
Nene lui lâcha les mains pour se tourner vers Alek.
— Alors, que pensent tes hommes de nos mécanopodes ?
Alek lui répondit en clanker, et Klopp et Bauer commencèrent bientôt à bombarder leurs hôtes de questions.
Deryn ne suivit pas la moitié de la conversation, mais quelle que soit la langue utilisée, sans canons, cette révolution était condamnée d’avance. Zaven avait perdu la tête s’il se figurait le contraire.
Même Alek refusait de voir les choses en face. Il n’arrêtait pas de dire qu’il était destiné à aider la révolution, à se venger des Allemands et à mettre fin à la guerre. Pures fadaises, selon Deryn. Ce n’était pas la providence qui empêcherait les éléphants du sultan de mâcher les vieilleries du comité comme une poignée de caramels mous.
Elle sortit son carnet de croquis et reporta son attention sur le défilé. Les éléphants étaient alignés le long d’une jetée, le canon relevé, prêt à tirer une salve en l’honneur d’un bâtiment de guerre…
— Le Goeben, murmura Deryn.
Les couleurs ottomanes flottaient au mât du cuirassé, dont le canon Tesla étincelait au soleil.
Lilit avait raison – le sultan procédait à une démonstration de force. Même si le comité parvenait à l’emporter face à ces éléphants, il lui resterait encore à affronter les canons du Goeben et du Breslau.
Mais peut-être pas. Dans moins d’un mois désormais, le Léviathan reviendrait dans les Dardanelles, pour jeter une bête monstrueuse sur les cuirassés allemands. L’amiral Souchon avait peut-être déjà affronté des krakens, mais jamais rien qui ressemble à un béhémoth. Cette créature était assez forte pour engloutir en une demi-heure les deux nouveaux fleurons de la flotte du sultan.
Là, ce serait vraiment la nuit idéale pour déclencher une révolution.
Le problème, c’est que Deryn ne pouvait pas en parler au comité. Si l’un de ses membres était un agent clanker, lui dévoiler ce plan pouvait sceller le sort du Léviathan. Son devoir lui imposait donc le silence.
Un torrent de fumée s’échappa des canons des éléphants, un nuage énorme que la brise marine se chargea de disperser. Le son leur parvint après plusieurs secondes seulement, comme un coup de tonnerre lointain. Les canons du Goeben grondèrent en retour, dix fois plus fort.
Deryn soupira et se mit à croquer la scène – ce fichu puzzle comportait beaucoup trop de pièces. Le béhémoth pouvait couler les cuirassés allemands, mais il lui était impossible de grimper à terre et de s’occuper aussi des éléphants du sultan.
Derrière elle, la conversation devenait houleuse. Zaven haussait le ton en clanker tandis que Klopp secouait la tête, les bras croisés.
— Nein, nein, nein, s’entêtait à répéter le vieil homme.
Si seulement il existait un moyen simple d’éliminer la menace de cent cinquante tonnes d’acier…
Et puis soudain, elle eut une illumination :
— Attendez, monsieur Zaven. Peu importe que vos mécanopodes ne possèdent pas de canons. Nous pouvons remédier à cela !
Alek secoua la tête avec lassitude.
— Il n’y a rien à faire. D’après lui, l’armée impose un contrôle très strict sur les armes et les munitions.
— D’accord, mais nous pouvons très bien nous en passer, rétorqua Deryn. Lors de la prise du Dauntless, nos abordeurs se sont uniquement servis de cordes.