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Comme prévu, il n’y avait personne devant la cabine du comte.

Deryn ouvrit la porte et découvrit Volger penché au-dessus du hublot en train d’admirer le splendide mécanopode du sultan. Avant de quitter la salle de navigation, elle avait eu un aperçu de la machine éléphantine qui traversait l’aérodrome. Elle était encore plus imposante que le Dauntless, surmontée d’un palanquin aussi extravagant qu’un chapeau de dame au Derby d’Epsom.

— Excusez-moi, monsieur, dit-elle à Volger, mais vous avez de la visite.

Pendant que le comte s’extrayait du hublot, Deryn s’assura que le couloir était désert puis referma la porte derrière elle.

— De la visite ? répéta Volger. Comme c’est intéressant.

Le reporter s’avança et lui tendit la main.

— Eddie Malone, reporter au New York World.

Le comte Volger se contenta de le dévisager sans rien dire.

— Il a un message de la part d’Alek, dit Deryn.

Le visage de Volger se figea.

— Alek ? Où est-il ?

— Ici même, à Istanbul, répondit Malone, le calepin sorti de sa poche. Il m’a raconté qu’on vous retenait prisonnier à bord de cet aéronef. Êtes-vous bien traité, monsieur ?

Volger resta muet ; il paraissait encore sous le choc.

— Bon sang, Malone ! jura Deryn. Nous n’avons pas le temps pour une interview. Voulez-vous bien demander à votre foutue bestiole de se mettre à table ?

— Alek a dit que c’était un message privé à l’intention du comte.

Deryn poussa un gémissement de frustration.

— Alek ne vous en voudra pas si je l’entends aussi. N’est-ce pas, monsieur le comte ?

Volger regarda le crapaud avec une expression de dégoût. Il adressa néanmoins un hochement de tête au reporter.

Malone attrapa l’animal sur son épaule et le déposa sur le bureau. Puis il le chatouilla sous le menton après avoir tapoté une sorte de code avec ses doigts.

— OK, Rusty. Répète.

Le crapaud se mit à parler avec la voix d’Alek :

— Je ne suis pas certain que ce soit vous, comte, mais je suis obligé de faire confiance à cet homme. Nous sommes toujours à Istanbul, voyez-vous, ce qui va certainement vous contrarier au plus haut point. J’y ai rencontré des amis – des alliés, pourrait-on dire. Je vous en parlerai plus en détail quand nous nous reverrons.

Deryn se renfrogna. Des alliés ? Qu’était-il en train de raconter ?

— Monsieur Malone me dit que le Léviathan est encore là lui aussi, poursuivit l’animal. Si Hoffman et vous réussissez à vous échapper, rejoignez-nous ! Nous sommes dans un hôtel de la vieille ville qui porte le même nom que ma mère. Nous y resterons aussi longtemps que possible.

À ces mots, le comte Volger gémit, les poings serrés contre ses flancs.

— Oh, et pardonnez-moi de vous avoir obligé à écouter cette abomination. Mais j’ai besoin de votre aide, comte, plus que jamais. Essayez de nous rejoindre, je vous en prie. Heu, fin du message.

Le crapaud se tut.

— Cela vous ennuie-t-il si je vous pose quelques questions, monsieur ? demanda Malone, le crayon à la main.

Sans répondre, le comte Volger se laissa tomber sur sa chaise et lança au crapaud un regard assassin.

— C’est vraiment lui ?

— C’est bien sa voix en tout cas, répondit Deryn. Et ces bestioles répètent seulement ce qu’elles ont entendu.

— Dans ce cas, pourquoi parle-t-il en anglais ? voulut savoir le comte.

— Je ne m’appelle pas Rosencrantz(1.), répliqua Eddie Malone. Je n’allais pas transmettre un message que je ne comprenais pas.

— Le petit imbécile, fit le comte à voix basse, en secouant la tête. À quoi joue-t-il ?

Eddie Malone ramassa son crapaud et le remit sur son épaule. Il avait l’air renfrogné.

— Vous ne paraissez pas très content d’avoir des nouvelles de votre ami. Il semble pourtant vous tenir en haute estime.

— Savez-vous à quoi il faisait allusion ? demanda Volger à Malone. Qui sont ces « alliés » dont il parle ?

Le reporter haussa les épaules.

— Il ne s’est pas répandu en confidences. Istanbul regorge de sociétés secrètes et de conspirations. Il y a eu une révolution voilà six ans tout juste.

— Il se serait donc acoquiné avec des anarchistes ? Merveilleux.

— Des anarchistes ? s’étonna Deryn. Alek n’est pas complètement stupide, vous savez !

Volger fit un geste vague en direction du crapaud.

— La preuve que si ! Il lui suffisait de quitter Istanbul et de trouver un endroit où se cacher.

— D’accord, mais pourquoi aurait-il fait ça ? rétorqua Deryn. Son père et vous l’avez tenu en cage toute sa vie, comme une perruche, et maintenant il est enfin libre. Vous pensiez vraiment qu’il irait s’enterrer dans un trou ?

— Dans sa situation, cela m’aurait paru judicieux.

— Alek ne va pas fuir éternellement ! s’écria-t-elle.

Il a besoin d’alliés, comme il en avait à bord de cet aéronef avant que la guerre ne vienne s’en mêler. Il a besoin de trouver sa place quelque part. Je vais vous dire une bonne chose – je suis content qu’il soit loin de vous, même si ça veut dire qu’il a rejoint la Brigade Secrète des philoluddites ! Au moins, il peut prendre ses propres décisions maintenant !

Le comte Volger la dévisagea longuement, et Deryn réalisa que sa voix était remontée dans les aigus. Voilà ce qui se passait quand elle pensait trop à Alek – elle se comportait en vraie fillette, parfois.

— Décidément, cet Alek m’intéresse de plus en plus, dit Malone, en griffonnant des notes dans son calepin. Pourriez-vous m’en dire un peu plus à son sujet ?

— Non ! lui répondirent Deryn et Volger d’une seule voix.

Le signal du décollage retentit, et Deryn entendit des bruits de pas rapides dans la coursive. Elle jura – le capitaine avait ordonné une ascension accélérée. Ils devaient traverser la péninsule avant le coucher du soleil, sans quoi son groupe d’intervention effectuerait sa descente dans le noir.

— Il faut y aller, maintenant, dit-elle en tirant Malone vers la porte. On va bientôt venir chercher monsieur le comte pour aider aux moteurs.

— Et mon interview ?

— Si on nous surprend ici, vous nous condamnez à la pendaison !

Deryn entrebâilla la porte, jeta un œil à l’extérieur et attendit que la coursive soit déserte.

— Monsieur Sharp, l’appela le comte Volger dans son dos. J’espère que vous comprenez que ceci complique singulièrement les choses.

Elle regarda derrière elle.

— Que diable voulez-vous dire ?

— Je dois rejoindre Alek et le sortir du pétrin dans lequel il semble s’être fourré. Ce qui veut dire m’échapper de cet aéronef. Hoffman et moi allons avoir besoin de votre aide pour cela.

— Avez-vous perdu la tête ? s’écria-t-elle. Je ne suis pas un traître, enfin, pas à ce point, en tout cas.

— Peut-être, mais si vous refusez de nous aider, je me verrai contraint de révéler votre petit secret.

Deryn se figea.

— J’ai commencé à avoir des doutes lors de nos leçons d’escrime, expliqua froidement le comte. Il y a quelque chose dans votre façon de vous tenir. Et vos emportements à propos d’Alek étaient révélateurs eux aussi. Mais c’est l’expression de votre visage, à l’instant, qui vient d’achever de me convaincre.

— Je ne sais pas… de quoi vous parlez, dit-elle.

Elle avait pris une voix ridiculement basse, celle d’un petit garçon qui tente de se faire passer pour un homme.

— Moi non plus, dit Eddie Malone, dont le crayon volait au-dessus de la page. Mais je trouve ça fascinant.

Un sourire cruel se dessina sur le visage du comte Volger.

— Si vous voulez continuer à servir à bord de cet aéronef, monsieur Sharp, vous devez nous aider à nous enfuir. À moins que vous ne préfériez que je mette notre ami journaliste ici présent dans la confidence ?

Deryn avait la tête qui lui tournait. Elle avait vécu ce moment des centaines de fois dans ses cauchemars, et pourtant, il lui tombait dessus comme si elle venait d’être frappée par la foudre. Se faire démasquer par le comte Volger, nom d’une pipe en bois !

Deryn se mit soudain à détester les petits malins trop curieux.

Elle se mordit la lèvre et s’obligea à mettre de l’ordre dans ses idées. Elle était l’aspirant Dylan Sharp, officier décoré de l’Air Service de Sa Majesté, et non une jeune péronnelle sur le point de perdre la tête. Quoi qu’elle dise maintenant, elle pourrait toujours trouver un moyen de s’en dépêtrer plus tard.

— Très bien, cracha-t-elle. Je vous aiderai.

Volger tambourina avec ses doigts.

— Prévoyons cela pour demain soir, avant que le Léviathan ne quitte Istanbul pour de bon.

— Ne vous en faites pas. Je serai content d’être enfin débarrassé de vous !

Sur ces mots, elle entraîna Eddie Malone dans la coursive.

 

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Trois heures plus tard, Deryn se tenait dans la soute du Léviathan, au bord de la trappe béante, un gros sac à dos sur les épaules, à contempler les collines rocheuses qui défilaient en dessous.

Elle soupira. « Autant sauter tout de suite, sans s’embêter avec une foutue corde ! »

Elle avait beau retourner la question dans tous les sens, elle ne voyait aucun moyen de redresser la situation. Le comte avait deviné son secret, et devant un journaliste en plus ! Son premier commandement à peine commencé, sa carrière était déjà fichue.

— Ne vous en faites pas, lui glissa le bosco debout à côté d’elle. Ce n’est pas aussi haut que ça en a l’air.

Elle hocha la tête. Cette descente en glissade était le cadet de ses soucis. On pouvait vaincre la gravité : il suffisait d’un peu d’hydrogène, d’air chaud ou d’une corde. Mais être une fille constituait une épreuve insurmontable, et qui n’avait pas de fin.

— Je me sens bien, monsieur Rigby. Je suis impatient de sauter. Pas vous, les gars ? dit-elle en se tournant vers ses hommes.

Ces derniers tentaient de faire bonne figure mais sans parvenir à détacher les yeux du paysage en contrebas.

À l’approche du Sphinx, l’aéronef ralentit et vira face au vent violent qui soufflait de la mer. Mais les officiers ne pouvaient pas l’arrêter complètement sans risquer d’éveiller les soupçons du sultan et de sa suite.

Il fallait un certain toupet pour commettre un acte d’espionnage au nez et à la barbe d’un souverain étranger.

Le bosco consulta sa montre.

— Vingt secondes avant le saut.

— Bouclez vos mousquetons ! ordonna Deryn.

Son cœur battait à tout rompre à présent, balayant ses idées noires. Que Volger aille au diable avec ses menaces ! Elle pouvait toujours le jeter par le hublot de sa cabine.

Le terrain s’élevait sous l’aéronef ; les arbres cédèrent la place à des buissons et des rochers, puis à du sable. Le Sphinx se dressait sur leur droite, formation naturelle évoquant la statue érodée de quelque dieu païen.

— Préparez-vous, les gars ! cria-t-elle. Trois, deux, un…

… et elle sauta.

La corde chuintait à travers son mousqueton, rêche et brûlante dans la brise maritime. Deryn entendait ses compagnons descendre autour d’elle dans un concert de frottements.

Le terrain se rapprochait à vue d’œil, et Deryn boucla un deuxième mousqueton. La friction multipliée par deux la freina, avec une secousse, mais la roche et l’herbe rase continuaient à défiler sous elle – beaucoup trop vite à son goût.