
Les minarets de la mosquée Bleue s’élevaient au-dessus des arbres, six hautes tours évoquant des crayons, pointe en l’air. L’arc gracieux de la coupole se détachait en gris foncé sur le ciel brumeux, où le soleil scintillait sur les rotors des gyroplanes et des aéroplanes.
Alek était assis à la terrasse du café où Eddie Malone l’avait emmené la veille. La rue était tranquille, et il sirotait son café noir en étudiant sa collection de pièces ottomanes. Il avait commencé à apprendre leur nom en turc, et il savait maintenant lesquelles cacher aux boutiquiers s’il ne voulait pas se faire rouler.
Avec les Allemands qui exhibaient partout les photos de Bauer et de Klopp, Alek était le seul à pouvoir faire les courses. Il avait beaucoup appris à déambuler seul dans les rues d’Istanbul. Comment marchander, comment se faufiler dans les quartiers allemands sans attirer l’attention, comment savoir l’heure qu’il était rien qu’aux appels à la prière des muezzins du haut des minarets.
Plus important, il avait compris quelque chose à propos de cette ville – le destin avait voulu qu’il soit là.
C’était là que le sort de la guerre se déciderait, en faveur des clankers ou de leurs ennemis. Un mince bras d’eau miroitait à distance, sillonné de bateaux qui faisaient mugir leur corne de brume. Ce passage de la Méditerranée à la mer Noire était vital pour l’armée russe, comme pour la cohésion des puissances darwinistes. Voilà pourquoi la providence l’avait conduit ici à travers la moitié de l’Europe.
Alek se trouvait là pour mettre un terme à la guerre.
Il en avait profité également pour acquérir quelques notions de turc.
— Nasilsiniz(2.) ? s’entraîna-t-il à dire.
— Iyiyim(3.), lui répondit une voix depuis la cage à oiseau couverte sur sa table.
— Chut !
Alek jeta un regard inquiet autour de lui. Les animaux fabriqués n’étaient peut-être pas illégaux à proprement parler mais il ne servait à rien d’attirer l’attention. Par ailleurs, il trouvait insupportable que la créature possède un meilleur accent que lui.
Il rectifia le tombé du tissu sur la cage avant de refermer l’entrebâillement qui avait permis à la créature de l’observer. Mais celle-ci boudait déjà dans son coin. Elle montrait une capacité stupéfiante à déchiffrer l’humeur d’Alek, dominée pour l’instant par l’agacement.
Où donc était passé Eddie Malone ? Il avait promis d’être là une demi-heure plus tôt, et Alek avait un autre rendez-vous juste après.
Il était sur le point de partir quand la voix de Malone s’éleva derrière lui.
Alek se retourna et s’inclina avec horreur.
— Ah, vous voilà enfin.
Malone haussa les sourcils.
— Enfin ? Vous êtes pressé ? On vous attend quelque part ?
Alek ignora la question.
— Avez-vous vu le comte Volger ?
— Oui, je l’ai vu.
Malone fit signe à un serveur et commanda un déjeuner après avoir consulté la carte. Il prit tout son temps.
— Un engin fascinant, ce Léviathan. La petite promenade du sultan s’est révélée beaucoup plus passionnante que je ne m’y attendais.
— Je suis heureux de l’entendre. Mais je m’intéresse surtout à ce que le comte Volger a pu vous dire.
Malone sortit son calepin et prépara son crayon.
— Il m’a dit beaucoup de choses… dont je n’ai pas compris la moitié. Je serais curieux de savoir si vous connaissez le garçon qui m’a fait entrer dans sa cabine. Un certain Dylan Sharp.
— Dylan ? répéta Alek, surpris. Bien sûr, que je le connais. C’est l’un des aspirants du Léviathan.
— Auriez-vous remarqué quelque chose de bizarre, chez lui ?
Alek secoua la tête.
— Comment ça, bizarre ?
— Eh bien, quand le comte Volger a entendu votre message, il a décrété que ce serait une bonne idée de vous rejoindre. Je l’ai trouvé plutôt imprudent, de parler d’évasion en présence d’un membre de l’équipage.
Mais ensuite, il a carrément ordonné à M. Sharp de l’aider.
— Ordonné ?
Malone opina du chef.
— On aurait presque dit qu’il le menaçait. Ça m’avait tout l’air d’une sorte de chantage. Savez-vous de quoi il pouvait être question ?
— Eh bien… pas vraiment, reconnut Alek.
Dylan avait certes commis quelques actions répréhensibles qu’il n’aimerait pas voir portées à la connaissance de ses officiers – avoir gardé pour lui les petits secrets d’Alek, par exemple. Mais Volger ne pouvait pas s’en servir contre lui sans dévoiler aux darwinistes la véritable identité d’Alek.
— Cela me semble étonnant, monsieur Malone. Vous avez peut-être mal entendu.
— Eh bien, vous allez pouvoir l’entendre vous-même.
Le reporter prit son crapaud perché sur son épaule, le posa sur la table et le chatouilla sous le menton.
— OK, Rusty. Répète.
Un instant plus tard, la voix du comte Volger sortait de la bouche du crapaud.
— Monsieur Sharp, j’espère que vous comprenez que ceci complique singulièrement les choses, fit l’animal, avant de poursuivre avec la voix de Dylan : Que diable voulez-vous dire ?
Alek jeta un regard autour de lui, mais les autres clients de la terrasse ne semblaient pas s’intéresser à eux. Ils regardaient plus loin, à distance, comme s’ils voyaient tous les jours des crapauds qui parlent. Pas étonnant que Malone ait choisi cet établissement comme lieu de rendez-vous.
Le crapaud imita ensuite un hululement strident, rappelant le klaxon du Léviathan, avant de reproduire une discussion confuse où différentes voix tentaient vainement de se faire entendre par-dessus la sirène.
La voix du comte Volger finit par émerger du brouhaha.
— Peut-être, mais si vous refusez de nous aider, je me verrai contraint de révéler votre petit secret.
Alek fronça les sourcils, perplexe. Volger faisait allusion à des leçons d’escrime. Dylan commençait par bredouiller qu’il ne comprenait pas, mais sa voix tremblait, comme s’il se retenait de pleurer. Pour finir, il acceptait d’aider Hoffman et le comte à s’échapper, et, après un dernier coup de sirène, le crapaud se tut.
Eddie Malone ramassa le batracien et le reposa délicatement sur son épaule.
— Peut-être pourriez-vous éclairer ma lanterne ?
— Je crains que non, s’excusa Alek.
C’était la pure vérité. Il n’avait jamais entendu une panique pareille dans la bouche de Dylan. Le garçon avait risqué la corde pour lui. Quelle menace Volger avait-il proférée qui puisse l’effrayer à ce point ?
Mais il ne servait à rien de s’interroger à voix haute devant ce journaliste. L’homme en savait déjà beaucoup trop long.
— Laissez-moi vous poser une question, monsieur Malone. Dylan et Volger savaient-ils que cette abomination mémorisait chacune de leurs paroles ? demanda Alek en indiquant le crapaud.
L’homme haussa les épaules.
— Je n’ai jamais prétendu le contraire.
— Cette franchise vous honore.
— Je ne leur ai pas menti, insista Malone. Et je peux vous promettre que Rusty n’est pas en train de mémoriser notre conversation. Il ne le fait que si je le lui demande.
— Ma foi, qu’il nous écoute ou non, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.
Alek fixa l’animal et repensa à la voix de Dylan. On aurait presque dit qu’il s’agissait d’une personne différente.
Avec l’aide de Dylan, bien sûr, Volger et Hoffman avaient beaucoup plus de chances de s’échapper.
— Volger a-t-il précisé quand il comptait faire sa tentative ?
— Ce sera forcément ce soir, répondit Malone. Les quatre jours se terminent. À moins que les Britanniques aient vraiment l’intention de faire cadeau du Léviathan au sultan, ils vont devoir quitter Istanbul demain.
— Excellent, dit Alek, qui se leva et tendit la main au journaliste. Merci d’avoir transmis nos messages, monsieur Malone. Je suis désolé, mais il me faut prendre congé.
— Un rendez-vous avec vos nouveaux amis, peut-être ?
— Je laisse cela à votre imagination, répliqua Alek. Soit dit en passant, j’espère que vous ne vous précipiterez pas pour écrire votre article. Volger et moi déciderons peut-être de rester encore un peu à Istanbul.
Malone s’adossa à sa chaise avec un sourire.
— Oh, n’ayez pas peur, je ne viendrai pas me mettre en travers de vos plans. De mon point de vue, cette histoire commence tout juste à devenir intéressante.
Alek laissa le reporter en train de griffonner dans son calepin, prenant sans doute note de leur conversation. À moins qu’il n’ait menti et que le crapaud n’ait tout mémorisé pour lui. C’était de la folie de se fier à la discrétion d’un reporter, sans aucun doute, mais Alek était prêt à courir ce risque pour retrouver Volger.
Il aurait bien voulu que le comte soit à ses côtés pour son rendez-vous suivant. Zaven devait le présenter à d’autres membres du Comité Union et Progrès. Zaven lui-même était un homme éduqué, plutôt amical, mais ses compagnons révolutionnaires ne se montreraient peut-être pas aussi accueillants. Il ne serait pas facile à un aristocrate clanker de gagner leur confiance.
— Tu as été très sage, murmura Alek à la créature enfermée dans la cage alors qu’il s’éloignait. Si tu continues, je t’achèterai des fraises.
— Monsieur Sharp, répondit la créature, avant de glousser.
Alek se renfrogna. Ces paroles provenaient de la conversation répétée par le crapaud. La créature n’imitait pas les voix, mais le ton sarcastique de Volger était nettement reconnaissable.
Alek se demanda pourquoi la créature avait retenu ces deux mots en particulier parmi tous ceux qu’elle avait entendus.
— Monsieur Sharp, répéta-t-elle encore, apparemment très satisfaite d’elle-même.
Alek lui intima de se taire et sortit de sa poche un plan tracé à la main. Les indications de Zaven, dans une écriture raffinée, le conduisirent au nord-ouest de la mosquée Bleue, vers le quartier dans lequel il s’était égaré deux nuits plus tôt.
Les bâtiments se firent progressivement plus hauts, tandis que l’influence des clankers devenait de plus en plus forte. Des rails de tramway sillonnaient le pavé, et les murs étaient barbouillés de suie, presque aussi noirs que les tours d’acier de Berlin ou de Prague. Des machines de fabrication allemande passaient en soufflant et en haletant ; leurs lignes épurées, fonctionnelles, avaient quelque chose d’étrange après tous ces mécanopodes en forme d’animaux. Les graffitis contestataires se multipliaient également – on retrouvait sur les murs le mélange d’alphabets et de symboles religieux, marque des nombreuses petites nations qui composaient l’Empire ottoman.
Le plan de Zaven entraîna Alek au milieu d’un dédale d’entrepôts, où des bras mécaniques se dressaient au-dessus des quais de chargement. Les murs de pierre montaient de part et d’autre des rues étroites, si haut qu’ils semblaient se rejoindre au-dessus d’Alek. Le soleil ne dispensait qu’une lumière grisâtre à travers le voile de pollution.
On voyait peu de piétons par ici, et Alek commença à se méfier. Avant hier, il n’avait jamais marché seul dans une grande ville et il ne savait pas quels quartiers étaient sûrs et lesquels ne l’étaient pas.
Il fit une halte et en profita pour poser la cage et consulter une fois de plus le plan de Zaven. Tout en plissant les yeux pour déchiffrer son écriture flamboyante, Alek aperçut une silhouette du coin de l’œil.
Il s’agissait d’une femme voilée vêtue de longues robes noires. Courbée par l’âge, elle portait plusieurs pièces d’argent cousues dans sa coiffe. Il avait vu beaucoup de Bédouins de ce genre dans les rues d’Istanbul, mais jamais une femme seule. Elle se tenait immobile devant un entrepôt, le regard baissé sur le pavé.
Alek ne l’avait pas remarquée quand il était passé devant ce bâtiment quelques instants plus tôt.
Il replia son plan en vitesse, ramassa la cage et se remit en marche. Puis il jeta un coup d’œil en arrière.
La vieille femme le suivait.
Alek fronça les sourcils. Depuis combien de temps se trouvait-elle dans les parages ?
Il continua son chemin, légèrement anxieux. Il n’était plus très loin de l’adresse que lui avait fournie Zaven, et il n’était pas question de conduire cette étrangère jusqu’à ses nouveaux alliés. Istanbul grouillait d’espions et de révolutionnaires, mais aussi d’agents de la police secrète.
Il devait bien être capable de distancer une vieille femme. Il souleva la cage plus haut, pressa le pas et allongea peu à peu ses foulées sans prêter attention aux protestations qui s’échappaient de la cage.
Pourtant, quand il se retourna, sa poursuivante était toujours là, glissant avec grâce sur le pavé ; ses longues robes ondoyaient comme une eau noire.
Cette femme n’était pas si vieille après tout. Ce n’était peut-être même pas une femme.
Alek porta la main à sa ceinture, et jura tout bas. Il avait, pour seule arme, le couteau qu’il avait acheté au Grand Bazar le matin même. Sa lame d’acier courbe lui avait paru aussi redoutable qu’exotique sur son étal de velours rouge. Mais elle aurait eu besoin d’être affûtée, et Alek n’avait jamais appris à manier une arme de ce genre.
Il tourna un dernier coin, presque à l’adresse indiquée sur le plan. Brièvement hors de vue de sa poursuivante, il piqua un sprint et s’engouffra dans une ruelle.
— Chut, murmura-t-il en se penchant sur la cage.
La créature émit un gémissement, contrariée de se voir ballottée de nouveau, puis se tut.
Alek posa la cage sur le sol et jeta un œil à l’extérieur.
La silhouette noire apparut. Elle marchait lentement désormais. Soudain, elle s’arrêta devant un quai de l’autre côté de la rue. Alek fronça les sourcils en reconnaissant le symbole peint sur le quai.
C’était celui que Zaven avait tracé sur son plan.
Était-ce une coïncidence ? Ou bien sa poursuivante savait-elle depuis le début où se rendait Alek ?
La silhouette en robes noires bondit en souplesse sur le quai, confortant Alek dans son idée qu’il ne s’agissait pas d’une femme. L’individu se recula dans l’ombre mais ses robes, animées par le vent, demeuraient visibles.
Alek resta caché dans la ruelle, le dos plaqué contre la pierre froide. À cause d’Eddie Malone, il avait déjà une demi-heure de retard. S’il attendait que son poursuivant se lasse et finisse par s’en aller, cela risquait de durer une éternité. Que penseraient de lui ses nouveaux alliés s’ils le voyaient arriver à leur réunion secrète plusieurs heures après l’heure du rendez-vous ?
Bien sûr, s’il leur amenait cet espion, ils pourraient être favorablement impressionnés…
Un mécanopode allemand à six pattes remontait la rue, un train de chariots derrière lui – la diversion idéale. Alek s’agenouilla pour glisser à la créature dans sa cage :
— Je reviens tout de suite. Ne fais pas de bruit.
— Pas de bruit, marmonna la créature en guise de réponse.
Alek attendit que le train de chariots passe en brinquebalant entre son poursuivant et lui. Puis il sortit de la ruelle, courut le long du convoi, se faufila entre deux chariots et se retrouva de l’autre côté de la rue.
Dos à l’entrepôt, il se glissa à pas de loup vers le quai. Son long couteau à lame courbe lui paraissait étrange dans sa main, et il se demanda si l’homme l’avait repéré.
Mais il était trop tard pour les questions. Alek se rapprocha encore.
Soudain, un rire démentiel s’éleva de l’autre côté de la rue, précisément dans la ruelle où il avait laissé sa cage !
Il se figea sur place. La créature aurait-elle des ennuis ?
Un instant plus tard, la silhouette en robes noires bondissait dans la rue. Elle s’avança prudemment en direction du rire et traversa la rue pour jeter un œil dans la ruelle.
Alek saisit sa chance et s’avança sans bruit et colla sa lame contre la gorge de son poursuivant.
— Rendez-vous, monsieur ! J’ai l’avantage.
L’homme était plus petit qu’il ne l’avait cru – et plus vif. Il pivota sous la main d’Alek, et tous deux se retrouvèrent face à face.