
— Saleté d’épice. Vas-tu te décider à partir ? gronda Deryn, avant d’éternuer pour la centième fois de la journée.
Le sultan et sa suite allaient monter à bord dans une heure et l’équipage au complet devait être en grand uniforme dans trente minutes. Mais elle avait beau frotter, la tache rouge sur sa chemise refusait de disparaître.
Elle était mal embarquée.
Un jappement à la porte de sa cabine la fit sursauter. C’était Tazza qui sautillait sur ses pattes arrière, un os dans la gueule. Depuis que le Dr Barlow avait prétendu vouloir donner le Léviathan, les animaux mangeaient mieux. Pendant deux jours, l’équipage avait multiplié les allers et retours au marché et chez les forgerons d’Istanbul, troquant l’ambre gris de l’aéronef contre des provisions et des pièces détachées. Hormis l’uniforme de Deryn, tout était prêt pour la réception de leur hôte impérial.
La savante apparut derrière son thylacine. Elle était parvenue à extraire de ses bagages une robe éblouissante, ainsi qu’un chapeau surmonté de plumes d’autruche assorties à ses gants blancs. Même Tazza portait un bijou extravagant, une rivière de diamants qui scintillait autour de son cou.
— Monsieur Sharp, dit-elle avec un claquement de langue réprobateur. Une fois de plus, votre tenue laisse à désirer.
Deryn lui montra sa chemise.
— Désolé, m’dame. C’est qu’elle est fichue, et que je n’en ai pas d’autre !
— Eh bien, heureusement que vous n’aurez pas à servir le sultan ce soir. M. Newkirk vous remplacera.
— Mais tous les membres d’équipage doivent être en grand uniforme !
— Pas ceux qui se verront confier des tâches plus importantes.
Le Dr Barlow lui tendit la laisse du thylacine.
— Quand vous aurez sorti Tazza, rejoignez-moi auprès du commandant dans la salle de navigation, s’il vous plaît. Je crois que notre conversation devrait beaucoup vous intéresser.
Tazza tenta de la tirer vers la porte, mais Deryn résista.
— Excusez-moi, m’dame. Vous dites que le commandant veut me voir. Cette entrevue fait-elle partie de votre plan de secours en ce qui concerne les Ottomans ?
La savante lui sourit avec froideur.
— En partie. Mais cela concerne également vos exploits récents. À votre place, je ne traînerais pas en route.
La salle de navigation se trouvait à l’avant de l’aéronef, juste sous la passerelle. C’était une petite pièce tranquille où le commandant se retirait parfois pour réfléchir, ou pour adresser des remontrances loin des oreilles indiscrètes.
Deryn sentit son estomac se nouer à mesure qu’elle s’approchait de la salle. Et si les officiers l’avaient vue prendre ses leçons d’escrime avec le comte Volger ? Chaque fois qu’elle lui apportait son repas, elle restait une vingtaine de minutes à s’entraîner avec un manche à balai.
Mais le commandant se chargerait-il de réprimander lui-même ce genre d’égarement ? Sans doute pas, à moins qu’il n’ait appris aussi qu’elle avait glissé des journaux à Volger, et lui avait même parlé de l’amiral Souchon et du Goeben. Ou qu’elle avait fermé les yeux sur les préparatifs d’évasion des clankers !
Il est vrai que la savante avait le sourire en lui parlant de cette réunion.
Le soleil de fin d’après-midi entrait en biais par les fenêtres de la salle de navigation. Le Dr Barlow et le commandant étaient déjà là, ainsi que le bosco et le Dr Busk, les officiers en uniforme rutilant pour la visite du sultan.
Deryn fronça les sourcils. Si elle était sur le point de recevoir une réprimande, pourquoi diable le médecin-chef du bord était-il présent ?
Quand elle fit claquer ses talons, les quatre se turent aussitôt, comme des enfants surpris à s’échanger des secrets.
— Ah, monsieur Sharp, je suis content que vous ayez pu venir, commença le commandant Hobbes. Il faut que nous discutions de vos récents exploits.
— Heu… mes exploits, monsieur ?
Le commandant brandit une dépêche.
— Je m’en suis entretenu avec ces messieurs de l’Amirauté, et ils ont approuvé mes recommandations.
— L’Amirauté, monsieur ? bafouilla Deryn.
Pour impliquer l’Amirauté, il fallait au moins un crime passible de la pendaison ! Elle se tourna vers le Dr Barlow, et se creusa la cervelle pour comprendre à quel moment elle s’était trahie.
— N’ayez pas l’air aussi surpris, monsieur Sharp, lui dit le bosco. Même au milieu de l’agitation de ces derniers jours, personne n’a oublié la manière dont vous avez sauvé M. Newkirk.
Tous les quatre affichèrent un grand sourire, mais elle réussit simplement à bredouiller :
— Je vous demande pardon, monsieur ?
— J’aurais voulu que nous ayons le temps de faire cela dans les règles, s’excusa le commandant Hobbes, mais d’autres devoirs nous attendent.
Il prit un étui de velours sur la table des cartes, l’ouvrit et montra la croix d’argent arrondi qui y pendait au bout d’un ruban bleu ciel. Le visage de Charles Darwin figurait au centre, les ailes de l’Air Service au sommet.
Deryn fixa la décoration. Que fabriquait le commandant avec la médaille de son père ? Et pourquoi avait-elle l’air aussi brillante et aussi neuve ?
— Aspirant Dylan Sharp, déclara le commandant, j’ai l’honneur de vous remettre la croix de la Bravoure aérienne pour le courage dont vous avez fait preuve le 10 août dernier, en sauvant la vie d’un compagnon de bord au péril de la vôtre. Félicitations.
Quand il épingla la médaille sur la poitrine de Deryn, le Dr Barlow applaudit avec ses mains gantées. Le commandant se recula et les officiers saluèrent comme un seul homme.
La vérité s’imposa peu à peu à Deryn – il ne s’agissait pas de la médaille de son père.
Mais de la sienne.
— Merci, monsieur, dit-elle enfin avant de rendre leur salut aux officiers.
Au lieu de l’accuser de trahison, voilà qu’on la décorait !
— Bien, fit le commandant Hobbes, et il se retourna vers la salle des cartes. À présent, nous avons d’autres affaires à traiter.
— Bravo, monsieur Sharp, chuchota la savante en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Si seulement vous étiez un peu mieux habillé !
Deryn hocha la tête machinalement et s’efforça de rassembler ses idées. Elle était à présent un officier décoré, comme son père. Et contrairement à lui, elle était encore en vie. Elle entendait battre son cœur, pas d’erreur, tel un tambour qui l’accompagnait à la bataille.
Une part d’elle-même aurait voulu pleurer, lâcher la bonde à tous les cauchemars de la semaine dernière ; et une autre part aurait voulu crier que cette décoration était insensée. Elle était une traîtresse, une espionne – une fille, pour l’amour du ciel ! Pourtant, elle parvint à garder en elle ce bouillonnement d’émotions en fixant la table aussi fort qu’elle put.