— La prise ? releva Nene. Je croyais que l’incident du Dauntless était dû à une erreur de pilotage.

Deryn renifla.

— Il ne faut pas croire tout ce que vous pouvez lire dans les journaux, m’dame.

Elle indiqua les éléphants blindés en contrebas.

— Chaque jambe possède son propre pilote, vous voyez ? Les abordeurs ont attrapé les nôtres au lasso et les ont jetés au sol, avant de grimper prendre leur place. Voilà comment on peut stopper ces monstres en métal.

Il suffit d’assommer quelques-uns de leurs pilotes, et ils ne pourront plus bouger !

— Peut-être à bord du Dauntless, où les pilotes sont installés à découvert, dit Zaven. Mais ceux-là sont bien protégés.

Deryn avait déjà réfléchi à la question.

— Protégés des cordes et des balles, sans doute. Mais leur habitacle doit forcément comporter une meurtrière, comme sur l’ancien Sturmgänger d’Alek. Et si un nuage d’épice s’y engouffrait ?

— Un nuage d’épice ? dit Nene.

— Mais oui.

Deryn sourit, et se tourna vers Alek.

— Je ne vous ai jamais raconté comment j’avais sauvé le Dauntless, n’est-ce pas ?

Alek secoua la tête.

Deryn prit le temps d’ordonner ses pensées, maintenant qu’elle était sûre d’avoir toute leur attention.

— C’était mon idée, en fait. Ces empotés de diplomates n’avaient pas une seule arme à bord, alors j’ai attrapé un gros sac d’épice et je l’ai lancé à la figure de l’un des abordeurs. L’odeur a fait basculer ce petit salopard à la renverse ! Dans un habitacle, ce serait encore pire. Imaginez-vous enfermé dans une cabine métallique au milieu d’un nuage d’épice !

— Épice, répéta Bovril d’une voix douce.

— Le pauvre pouvait à peine respirer, continua Deryn. Et mon uniforme était dans un sale état !

— L’armée n’impose aucun contrôle sur le piment rouge, murmura Nene, tandis qu’Alek commençait à traduire à l’intention de Klopp et Bauer.

Lilit se tourna vers son père.

— Crois-tu que cela pourrait fonctionner ?

— Même un fantassin pourrait arrêter un mécanopode avec cette technique, s’enthousiasma Zaven. Le comité va inonder les rues de révolutionnaires lanceurs d’épice !

— Oui, mais il faut voir plus grand, dit Deryn. Contrairement aux mécanopodes allemands, les vôtres ont tous des mains. Je suis sûr que votre Minotaure, là, pourrait jeter une bombe d’épice à un demi-mile !

— Et même plus loin, fit Lilit avec un sourire. À moins qu’Alek ne l’écrase au creux de son poing, évidemment.

Alek grommela une remarque indistincte.

— Klopp affirme pouvoir fabriquer quelque chose – une sorte de magasin dans lequel disposer les bombes à épice. Nous sommes au-dessus d’une usine de mécanique, après tout.

— Les pièces détachées ne poseront pas de problème, assura Zaven. Mais les épices les plus fortes se vendent par petits sachets. Et là, nous parlons d’en acheter des tonnes !

— Si je prends la dépense à ma charge, êtes-vous disposés à essayer ? demanda Alek.

Zaven et Lilit se tournèrent vers Nene. Elle haussa les sourcils, le regard braqué sur Alek.

— Cela représente une très grosse somme, Votre Altesse Sérénissime.

Sans répondre, Alek s’agenouilla pour ouvrir sa sacoche – celle qu’il avait traînée toute la journée. Il en sortit une sorte de brique enveloppée dans un mouchoir.

— Junge Meister ! s’écria Klopp. Nicht das Gold !

Alek l’ignora, et défit le mouchoir pour dévoiler un lingot. Sous le soleil, une flamme jaune pâle courut sur le métal.

Deryn se racla la gorge. Nom d’une pipe en bois, ce que les princes pouvaient être riches !

— Ainsi, c’est vraiment toi, n’est-ce pas ? murmura Nene.

On avait prélevé quelques copeaux sur le lingot, mais le sceau des Habsbourg restait bien visible.

— Bien sûr, madame, répondit Alek. Je suis un très mauvais menteur.

La conversation reprit de plus belle, en clanker cette fois-ci, pour permettre à Nene, Zaven et Klopp d’élaborer un plan tous ensemble.

Lilit se tourna vers Deryn, les yeux étincelants.

— De l’épice ! C’est génial. Absolument génial, dit Lilit en se jetant à son cou. Merci !

— Eh oui, je suis drôlement malin… parfois, dit Deryn, et elle s’empressa de se détacher de lui. Une chance qu’Alek ait pensé à emporter cet or avec lui.

Alek hocha la tête, mais une expression peinée assombrit son visage.

— C’était l’idée de mon père. Volger et lui avaient tout planifié.

— Oui, mais je voulais dire que c’est une chance que vous l’ayez emporté aujourd’hui, dit Deryn. Sinon, vous l’auriez perdu.

— Je vous demande pardon ?

— Cessez de jouer les dummkopfs, dit Deryn, agacée. Le pilote du taxi connaît votre hôtel. Et à la manière dont nous sommes habillés, vous pouvez être certain que la direction se souviendra de nous si la police vient lui poser des questions. Alors nous allons devoir rester ici. Nous avons perdu l’émetteur sans fil, mais nous avons les outils de Klopp, Bovril, et votre or. Bref, tout ce qui est important, non ?

Alek ferma les yeux avec une grimace, et sa voix se réduisit à un murmure.

— Presque tout.

— Nom d’une pipe en bois ! Ne me dites pas que vous aviez deux lingots d’or ?

— Non. Mais j’ai laissé une lettre là-bas.

— Indique-t-elle qui vous êtes ? s’enquit Lilit d’une voix douce.

— On ne peut plus clairement.

Alek se tourna vers Deryn et la fixa avec intensité.

— Je l’ai bien cachée. Si personne ne la découvre, nous pourrions retourner la récupérer !

— Eh bien, peut-être, oui.

— Dans une semaine, quand les choses se seront tassées. Je vous en prie, promettez-moi de m’aider !

— Vous me connaissez, toujours prêt à donner un coup de main, fit Deryn en lui décochant un coup de poing dans l’épaule.

Quoique, franchement, la démarche lui semblât bien inutile. Les Allemands savaient déjà qu’Alek se trouvait à Istanbul, alors pourquoi courir le risque de se faire capturer ?

Ce n’était qu’une fichue lettre, après tout.