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— Ce n’est peut-être pas bien malin de quitter l’hôtel avec tous ces Allemands dans les parages.

Il n’y eut pas de réponse tandis qu’Alek boutonnait la veste de son nouveau costume.

— Mais les Allemands ignorent à quoi je ressemble. Et les Ottomans ne savent même pas que nous sommes là.

Alek coiffa son fez et se contempla dans le miroir, en attendant un commentaire. Il n’eut toujours pas de réponse.

Il donna une pichenette au gland de son fez. Fallait-il le laisser pendre à gauche ou à droite ?

— N’importe qui me prendrait pour un Turc dans ces habits. Et si je dois parler allemand, au moins ai-je travaillé mon accent roturier, de manière à ne plus m’exprimer comme un prince.

— Comme un prince, lâcha enfin la créature.

— Eh bien, maintenant je connais ton opinion, dit Alek avec un soupir.

Comment avait-il pu prendre l’habitude de s’adresser à cet animal ? Sans doute mémorisait-il tous ses secrets.

Cela valait mieux que faire part de ses doutes à ses hommes, cependant. Et quelque chose dans l’expression intelligente et sereine de la créature lui donnait la sensation qu’elle l’écoutait vraiment, qu’elle ne se contentait pas de répéter quelques mots au hasard.

Alek inspecta son reflet une dernière fois dans le miroir puis se tourna vers la porte.

— Sois bien sage, et maître Klopp viendra t’apporter à manger. Pas de pleurnicheries. Je serai bientôt de retour.

La créature le fixa longuement, d’un air dur, puis parut se résigner.

— Bientôt de retour, répéta-t-elle.

 

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Le caporal Bauer, vêtu de ses nouveaux habits civils, l’attendait dans la chambre qu’il partageait avec Klopp. Le maître de mécanique, quant à lui, ne pouvait pas quitter l’hôtel : il était trop connu dans le milieu technique clanker, et Constantinople grouillait d’ingénieurs allemands.

En arrivant en ville la nuit précédente, Alek avait compté une douzaine de chantiers en construction sur lesquels flottait l’aigle noire sur champ jaune, le drapeau d’amitié du kaiser. Les vieilles murailles de la ville se hérissaient de nouvelles cheminées flambant neuves, de conduits de vapeur et d’antennes rutilantes. Alek se souvint que son père lui avait parlé du financement par les Allemands de la mekanzimat, la refondation de la société ottomane autour de la machine.

— Je continue à penser que ce n’est pas une bonne idée, jeune maître, déclara Klopp en se détournant du communicateur sans fil et de son cadran de boutons et de manettes.

— On ne risque pas de me reconnaître, lui assura Alek. Mon père s’est toujours opposé à ce qu’on fasse mon portrait ou qu’on me prenne en photo. En dehors de ma famille, presque personne ne sait à quoi je ressemble.

— Oui, mais souvenez-vous de ce qui s’est passé à Lienz !

Alek poussa un long soupir, en se rappelant la première fois qu’il avait tenté de se faire passer pour un homme du peuple.

— Oui, Klopp, je me suis comporté en vrai petit prince. Mais je crois que ma touche roturière s’est améliorée depuis, pas vous ?

Klopp n’avait pas l’air convaincu.

— Et si nous devons nous cacher dans l’Empire ottoman, continua Alek, nous avons besoin de savoir ce que manigancent les grandes puissances. Or, je suis le seul d’entre nous à parler une autre langue que l’allemand.

Le vieil homme soutint son regard un moment, puis détourna les yeux.

— Votre logique est imparable, jeune maître. Je préférerais simplement que ce ne soit pas à vous de prendre des risques.

— Moi aussi, je voudrais bien que Volger soit encore avec nous, reconnut Alek à voix basse. Mais je ne serai pas seul. J’aurai Bauer avec moi, n’est-ce pas, Bauer ?

— À votre service, monsieur, répondit Bauer.

— Eh oui. Au fait, j’y pense : pas de « monsieur » en dehors de cette chambre.

— Bien, monsieur. Enfin, hum… Comment faut-il vous appeler, monsieur ?

Alek sourit.

— Ma foi, ceux qui nous entendront discuter entre nous ne risquent pas de nous prendre pour des Turcs, alors autant choisir un nom bien allemand. Que diriez-vous de Hans ?

— Mais c’est mon nom, monsieur.

— Ah oui, bien sûr.

Alek s’éclaircit la gorge, en se demandant s’il avait su un jour quel était le prénom du caporal Bauer. Peut-être aurait-il pu le lui demander plus tôt.

— Appelez-moi Fritz, dans ce cas.

— Entendu, monsieur. Je veux dire – d’accord, Fritz, dit Bauer, et Alek vit Klopp secouer lentement la tête.

La partie était loin d’être gagnée…

 

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L’hôtel se situait tout près du Grand Bazar, le plus grand marché de Constantinople, et les rues étaient noires de monde ce soir. Alek et Bauer suivirent la foule, à la recherche d’un endroit où les ouvriers allemands se retrouvaient pour bavarder.

Ils s’enfoncèrent bientôt dans le bazar, labyrinthe de boutiques sous des plafonds voûtés éclairés par des lampadaires à gaz. Les boutiquiers vantaient leurs marchandises – lampes, vêtements, tapis, soieries, bijoux, cuir et pièces détachées – dans une demi-douzaine de langues différentes. Des ânes mécaniques se frayaient un chemin à travers les badauds, en faisant griller des marrons ou des brochettes de viande au-dessus de leur bloc moteur. Des femmes voilées passaient à bord de chaises articulées, aux jambes silencieuses, encadrées de serviteurs attentifs.

Alek se souvint de sa visite au marché de Lienz dans son déguisement de paysan, quand la proximité des corps et les odeurs l’avaient dégoûté. Mais le Grand Bazar était presque un autre monde, où les senteurs de cumin, de paprika et d’eau de rose se mêlaient à la fumée âcre du tabac montant des pipes à eau bouillonnantes. Les jongleurs se disputaient la place disponible avec les diseuses de bonne aventure et les musiciens, pendant que de minuscules automates dansaient sur une couverture étalée par terre devant un homme assis en tailleur, sous les applaudissements de la foule.

Le réceptionniste de l’hôtel leur avait expliqué qu’il s’agissait d’un mois saint durant lequel les musulmans de la ville jeûnaient jusqu’au coucher du soleil. Ils semblaient se rattraper dès la tombée de la nuit.

— On ne voit pas beaucoup d’Allemands, observa Bauer. Croyez-vous qu’on puisse trouver une brasserie dans cette ville ?

— J’ignore si les Ottomans apprécient la bière, dit Alek, qui venait de croiser un jeune garçon avec un plateau rempli de verres vides. Mais pour le café, cela ne fait aucun doute.

Il arrêta le garçon et lui montra son plateau. L’autre hocha la tête et leur fit signe de le suivre, puis se faufila dans la foule en les attendant de temps à autre.

Le garçon les conduisit bientôt devant une grande salle bondée à l’entrée du marché. Des arômes de thé noir et de café saupoudré de chocolat s’échappaient de ses portes tandis qu’une épaisse fumée de tabac flottait au plafond.

Alors qu’Alek glissait une pièce au garçon pour sa peine, Bauer s’écria :

— J’ai l’impression que nous avons trouvé ce que nous cherchions, monsieur.

Alek leva la tête. Plusieurs drapeaux du kaiser s’alignaient le long de l’auvent, et une chanson à boire en allemand retentissait à l’intérieur.

Alek soupira.

— Ce garçon nous a tout de suite identifiés comme des clankers. Attention où vous mettez les pieds, et plus de « monsieur », d’accord, Hans ?

— Désolé. Fritz.

Alek hésita à franchir le seuil. Le brouhaha des conversations en allemand lui donnait le frisson. Pas étonnant : les zeppelins du kaiser avaient su le retrouver caché au flanc d’un pic au beau milieu des Alpes ; peut-être courait-il moins de risques juste sous le nez de ses ennemis.

Il redressa les épaules et entra.

L’essentiel de la clientèle paraissait constitué de mécaniciens allemands. Certains portaient encore leur combinaison de travail, maculée de cambouis. Alek se sentit quelque peu déplacé dans son beau costume turc.

Bauer et lui trouvèrent une table libre, puis commandèrent un café à un jeune Turc en turban qui s’adressa à eux dans un allemand irréprochable.

Alors que le garçon repartait, Alek secoua la tête.

— Que les Ottomans s’engagent ou non dans le conflit, ce pays est déjà aux mains des Allemands.

— Pas difficile de comprendre pourquoi, observa Bauer en indiquant le mur.

Alek se retourna pour découvrir une grande affiche punaisée au-dessus d’eux, le genre de propagande que son père avait toujours détestée. En bas figurait une ville stylisée – « Istanbul » – surmontée de conduits de cheminées à vapeur et quadrillée de voies ferrées. À cheval sur le détroit, la ville était prise entre l’ours russe d’une part, régnant sur la mer Noire, et la Navy britannique d’autre part, basée en Méditerranée.

Le haut de l’affiche était dominé par une abomination géante, dressée au-dessus de l’horizon, un monstre darwiniste fabriqué à partir d’une demi-douzaine d’autres créatures. Il portait un chapeau melon, et brandissait un dreadnought dans une patte griffue, et un sac de pièces dans l’autre. Un petit homme nommé « Winston Churchill » se tenait sur son épaule, observant la scène pendant que le monstre menaçait les minarets et les dômes minuscules au-dessous de lui.

« Qui nous protégera de ces monstres ? » demandait la légende en haut de l’affiche.

— Il doit s’agir de l’Osman, dit Bauer en indiquant le dreadnought.

Alek hocha la tête.

— C’est curieux, mais si lord Churchill n’avait pas volé ce navire, le Léviathan n’aurait jamais été envoyé ici, à l’autre bout de l’Europe. Et nous serions toujours dans ce château perdu dans les Alpes.

— Où nous serions sans doute un peu plus à l’abri, reconnut Bauer avec un sourire. Mais nous aurions aussi beaucoup plus froid, et personne ne nous apporterait un délicieux café turc.

— Vous pensez donc que j’ai fait le bon choix, Hans ? En renonçant à la sécurité de notre refuge ?

— Vous ne l’aviez pas tellement, le choix, monsieur – enfin, Fritz, répondit Bauer en haussant les épaules. Vous deviez affronter la situation telle qu’elle se présentait, quels que soient les plans de votre père. Nous en arrivons tous là un jour ou l’autre.

Alek hocha la tête, heureux de cette réponse. Il n’avait encore jamais demandé son avis à Bauer, mais à présent qu’il assumait le commandement, c’était bon de savoir que l’homme ne le considérait pas comme un parfait imbécile.

— Et votre père, Hans ? Il doit vous prendre pour un déserteur.

L’homme secoua la tête.

— Mes parents se sont débarrassés de moi il y a bien longtemps. Trop de bouches à nourrir chez nous. C’est la même chose pour Hoffman, je crois. Votre père n’a choisi que des hommes sans famille pour vous aider.

— Délicate attention de sa part, je suppose, dit Alek, frappé par l’idée que ses hommes et lui étaient tous orphelins, d’une certaine manière. Mais quand cette guerre sera finie, Hans, je jure que vous n’aurez plus jamais faim.

— Inutile, Fritz. Je ne fais que mon devoir. De toute façon, je n’ai pas l’impression qu’on puisse vraiment mourir de faim dans cette ville.

Le café arriva, fleurant bon le chocolat et onctueux comme du miel noir. Il était sans conteste bien meilleur que celui qu’ils auraient pu se préparer sur un feu de camp au fin fond des Alpes.