
Lilit et Zaven le conduisirent d’un côté du balcon, d’où l’on dominait une cour immense entre les murs de plusieurs entrepôts. Les fenêtres des bâtiments voisins étaient murées, et la cour entière couverte d’un filet qui la dissimulait depuis le ciel.
Cinq mécanopodes se tenaient dans la pénombre.
Alek s’agenouilla devant la balustrade et regarda en bas. Au cours des derniers jours, il avait pu apercevoir dans la rue plusieurs des mécanopodes de combat qui gardaient les ghettos d’Istanbul. Ces cinq-là portaient les éraflures et les bosses de nombreuses batailles, et leur blindage était orné d’une multitude de symboles – croissants, croix, une étoile de David et d’autres qu’il voyait pour la première fois.
— Un comité de golems de fer, murmura-t-il.
Zaven leva un doigt.
— Golems de fer, c’est seulement leur nom juif. Les Valaques les appellent loups-garous, et nos frères grecs, Minotaures.
Il indiqua le mécanopode qui avait rattrapé Alek dans sa chute deux nuits plus tôt.
— Je crois que vous avez déjà fait la connaissance de Sahmeran, ma machine personnelle. C’est une déesse du peuple kurde.
— Et tous sont réunis en un même lieu.
— Quel don d’observation, décidément ! marmonna Lilit.
— Ça suffit, jeune fille, intervint Nene qui les rejoignait lentement dans son lit. Voilà trop longtemps que nous nous satisfaisons de contrôler nos propres quartiers en abandonnant le reste de l’empire au sultan. Mais les Allemands et leur mekanzimat nous ont rendu un fier service – ils nous ont enfin unis.
Zaven s’agenouilla à côté d’Alek.
— Les machines que vous voyez ne sont qu’un échantillon de celles dont nous disposons. Nous nous servons de celles-là pour nous entraîner, afin qu’un Kurde sache piloter un loup-garou, et un Arabe, un golem de fer.
— Pour que vous puissiez combattre tous ensemble, devina Alek.
— Absolument. Ma fille a appris à les piloter tous les cinq !
— Une fille, aux commandes d’un mécanopode ? C’est tout à fait…
En voyant l’expression de Lilit, Alek s’éclaircit la gorge :
— Hum ! Tout à fait extraordinaire.
— Bah, ce n’est pas aussi étrange que vous semblez le croire, dit Zaven, en levant le poing. Après la révolution, les femmes deviendront les égales des hommes en tout !
Alek se retint de s’esclaffer. Une autre preuve de la folie familiale, semblait-il, à moins qu’il ne faille y voir l’influence de Nene et sa volonté de fer sur son fils.
— Comment fonctionne le canon Tesla ? demanda Lilit.
— Maître Klopp prétend qu’il s’agit d’un générateur de foudre.
Alek se remémora les explications de Klopp quelques jours après leur rencontre avec le Goeben.
— Nikola Tesla est un Américain, mais ce sont les Allemands qui ont financé ses travaux. Ils étudiaient ce canon depuis un moment déjà. Par qui en aviez-vous entendu parler ?
— Peu importe, dit Nene. Peut-il stopper nos mécanopodes ?
— J’en doute. Il est surtout conçu pour abattre les souffleurs d’hydrogène. Mais le Goeben a toujours ses canons ordinaires, et des mécanopodes comme ceux-là lui offriraient des cibles idéales.
Alek regarda au sud-est, où des panaches de fumée s’élevaient au-dessus du palais du sultan – non loin de l’eau. Tant que les bâtiments de guerre allemands resteraient à proximité, le palais n’aurait pas à craindre une attaque de mécanopodes.
— C’est pour cela que les cuirassés allemands sont là, n’est-ce pas ? Pour maintenir le sultan au pouvoir ?
— Et pour affamer les Russes. On peut enfoncer plusieurs clous avec le même marteau. Tu as reçu une formation militaire, je vois.
— Une formation très poussée, en ce qui concerne les mécanopodes, dit Alek en redressant les épaules. Confiez-moi le plus difficile à manier de tous ceux que vous avez, et je vous le prouverai.
Nene acquiesça ; un sourire s’étala lentement sur son visage.
— Tu as entendu le garçon, jeune fille. Conduis-le à Sahmeran.
Alek fléchit les doigts en examinant les commandes.
Les cadrans comportaient des symboles plutôt que des mots, mais la plupart n’avaient rien de mystérieux. Température du moteur, pression hydraulique, niveau de carburant – rien qu’il n’ait déjà vu à bord de son Sturmgänger.
Les manettes, en revanche, étaient très différentes. Elles sortaient du plancher de la cabine de pilotage comme d’énormes leviers. Les poignées ressemblaient aux gantelets métalliques d’un chevalier du Moyen Âge.
— Je suis censé marcher avec cela ? demanda-t-il.
— Bien sûr que non. Ce sont les commandes des bras. Les jambes se contrôlent avec les pédales, gros nigaud.
— Gros nigaud, répéta la créature avec un petit rire.
— Ton animal te connaît bien, à ce que je vois, commenta Lilit en caressant son pelage. Comment s’appelle-t-il ?
— Il n’a pas de nom. Les créatures fabriquées n’en ont jamais. À l’exception des grands aéronefs, naturellement.
— Eh bien, il faut en donner un à celle-ci. Est-ce un mâle ou une femelle ?
Alek réfléchit à la question, puis se renfrogna.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être ni l’un ni l’autre.
— D’où sort-elle, dans ce cas ?
— D’un œuf.
— Oui, mais d’où sort l’œuf ?
Alek haussa les épaules.
— Pour ce que j’en sais, la savante l’a tiré directement de son chapeau melon.
Lilit étudia la créature de plus près pendant qu’Alek contemplait les commandes. Il n’avait encore jamais piloté un mécanopode équipé de bras. Cette Sahmeran risquait de lui poser plus de problèmes que prévu.
Mais si une fille était capable de piloter cette monstruosité, cela ne pouvait pas être bien compliqué.
— Comment savoir ce que font les bras ? Je ne les vois même pas de mon siège.
— On sent simplement où ils sont, comme s’ils faisaient partie de soi. Mais puisque c’est ta première fois…
Lilit tourna une manivelle, et la moitié supérieure de la cabine commença à se soulever dans un chuintement de pneumatiques.
— … Tu n’as qu’à essayer en mode « parade ».
— En mode « parade » ?
— Celui qu’on emploie quand Sahmeran participe aux processions religieuses kurdes.
— Ah, ce genre de parade, dit Alek. Étrange pays que le vôtre. Les mécanopodes y sont autant des symboles que des machines.
— Sahmeran n’est pas un symbole. C’est une déesse.
— Une déesse. Bien sûr, rétorqua Alek en bougonnant. Il y a décidément beaucoup de femmes dans cette révolution.
Lilit leva les yeux au ciel tout en mettant le moteur en marche. La machine s’anima sous leurs pieds avec un grondement, que la créature imita aussitôt avant de bondir de l’épaule d’Alek pour jeter un coup d’œil derrière le tableau de commandes.
— Votre animal ne craint rien ? s’inquiéta Lilit.
— Oh, il n’a pas le vertige, lui assura Alek. Pour nous enfuir du Léviathan, nous avons dû ramper sous un câble tendu au-dessus d’un vide beaucoup plus impressionnant.
— Pourquoi l’avoir volé ? Pour prouver que vous étiez à bord de l’aéronef ?
— Je n’ai rien volé du tout, se défendit Alek en plaçant soigneusement ses bottes sur les pédales. C’est lui qui a insisté pour venir.
La créature se retourna vers eux et parut adresser un sourire à Lilit.
— Parfois, je suis presque tentée de te croire, avoua cette dernière d’une voix douce. Allez, mon mignon, montre-nous tes talents. Commence par la marche, c’est la partie la plus facile.
— Je doute que cela présente beaucoup de difficultés, dit Alek, en regardant les écrans s’allumer autour de lui.
Quand les indicateurs de pression furent stabilisés, il enfonça les pédales, d’un geste lent et régulier.
La machine réagit et s’avança en souplesse, ses jambes arachnéennes bougeant tour à tour selon une séquence automatique. Il relâcha légèrement la pression sur la pédale de gauche afin de faire virer le mécanopode.
— C’est encore plus facile à conduire que ma vedette quadripode ! s’exclama-t-il. J’aurais pu la piloter quand j’avais douze ans !
Lilit lui adressa un regard en coin.
— Tu avais ton propre mécanopode ? À l’âge de douze ans ?
Alek tendit les mains vers les manettes.
— Il appartenait à ma famille. Et les garçons ont un talent naturel pour la mécanique, après tout.
— Un talent naturel pour la vantardise, tu veux dire.
— Nous allons voir lequel de nous deux se vante.
Alek enfila la main droite dans le gant de métal et ferma le poing. Une immense paire de pinces claqua sur le flanc droit de la machine.
— Doucement, le prévint Lilit. Sahmeran est beaucoup plus forte que toi.
Alek agit sur la manette et observa comment le bras du mécanopode réagissait. Long et sinueux, il ressemblait à un serpent ; le bruit de ses écailles glissant l’une contre l’autre évoquait celui d’une douzaine de sabres tirés du fourreau.
— L’astuce consiste à oublier son propre corps, conseilla Lilit. Fais comme si les mains du mécanopode étaient les tiennes.
Les manettes se révélaient étonnamment sensibles, et les bras géants reproduisaient les moindres gestes d’Alek, quoique au ralenti. Il calqua sa vitesse sur celle de la machine, et bientôt, il eut l’impression de mesurer vingt mètres de haut, comme s’il portait un immense costume au lieu de piloter.
— Et maintenant, la partie la plus délicate. Ramasse cette charrette, là-bas, ordonna Lilit.
Une vieille charrette renversée se trouvait à l’autre bout de la cour. Ses flancs en bois étaient éraflés et creusés de sillons profonds, comme un jouet d’enfant qu’on aurait maltraité.
— Cela ne me paraît pas si difficile, dit Alek, en guidant sa machine entre les formes immobiles des autres mécanopodes.
Il tendit la main droite et la machine lui obéit. Sur le tableau de commandes, la créature imita les chuintements et les crissements métalliques qui résonnaient contre les murs de la cour.
Alek referma la main avec précaution, et les doigts mécaniques enserrèrent la charrette.
— Bien, approuva Lilit. Doucement, maintenant.
Alek hocha la tête. Il se rappelait le conseil de Volger sur la manière de tenir un sabre – comme un petit oiseau, assez fort pour ne pas le laisser s’échapper, mais pas trop, pour ne pas l’étouffer.
La charrette glissa dans le poing de Sahmeran et menaça de lui échapper.
— Tourne le poignet, lui dit Lilit, très vite. Mais ne serre pas !
Alec actionna vers le haut, pour garder la charrette au creux de sa paume métallique. Mais elle bascula sur ses roues et se mit à rouler.
— Attention ! s’écria Lilit.
Et la créature répéta ce mot.
Alek tordit la manette, pour essayer de retourner la charrette sur le flanc. Mais celle-ci refusait de rester tranquille et roulait comme une bille au creux d’un bol. Elle atteignit le bord de la paume où elle oscilla en équilibre ; Alek serra un peu plus fort…