
Cette nuit-là, dans la salle des machines, Alek laissa vagabonder son imagination en surveillant les œufs.
Ces derniers paraissaient tellement insignifiants, et pourtant cet aéronef géant, cette construction merveilleuse, avait traversé toute l’Europe pour les acheminer jusqu’ici. Que pouvaient-ils bien contenir ? Quel genre de créature impie saurait persuader les Ottomans de rester à l’écart de la guerre ?
Les radiateurs placés autour des œufs luisaient et, dans le calme de l’aéronef, Alek se sentit gagné par le sommeil. Il se leva et fit quelques mouvements pour éviter de s’endormir.
Il était tout juste 3 heures du matin, et donc grand temps de se mettre au travail.
En retirant ses bottes, il sentit un frisson lui chatouiller le flanc. Mais il ignora sa côte douloureuse. Rien ne le détournerait de son but.
Alek avait mis une heure pour convaincre le comte Volger de la logique de son plan. Klopp restait sous surveillance, Bauer et Hoffman étaient occupés aux moteurs et Volger avait déjà été surpris en train de fouiner à bord. C’était donc à lui qu’il revenait de découvrir un moyen d’évasion.
Il colla une oreille contre la porte de la salle des machines et retint son souffle.
Rien.
Il tourna la poignée et repoussa le battant avec prudence. Les lampes électriques étaient éteintes. Seuls les vers luisants éclairaient la coursive, baignée d’une lueur verte aussi douce que la clarté des étoiles. Alek sortit en chaussettes, sans faire le moindre bruit, et referma la porte derrière lui.
Il attendit un moment que ses yeux s’habituent à l’obscurité, puis se dirigea vers l’escalier. Il y avait forcément une trappe d’évacuation quelque part, un moyen pour l’équipage d’abandonner l’aéronef au moyen d’une corde ou d’un parachute. Le pont inférieur de la nacelle semblait l’endroit le plus indiqué pour la chercher.
Quoique Alek n’ait aucune idée de la manière de mettre la main sur cinq parachutes – ou quelques centaines de mètres de corde. Ils allaient devoir s’échapper quand l’aéronef se trouverait au sol, à Constantinople, puis se payer un chemin vers la sécurité grâce au dernier lingot d’or de son père.
L’escalier n’émit aucun grincement sous ses pas. Le bois darwiniste, issu d’arbres fabriqués, était à la fois plus léger que le bois naturel et plus solide que l’acier. Loin de grincer et de craquer comme un bateau, l’aéronef se montrait plus silencieux qu’un château en pierre. Alek ne percevait du ronronnement des moteurs qu’un léger tremblement sous ses pieds.
À pas de loup, Alek franchit le pont central de la nacelle. Durant la nuit, on trouvait d’habitude un homme de garde devant la porte de la passerelle, deux autres devant l’armurerie, et les cuisiniers se mettaient toujours au travail avant l’aube. Mais après les cinq jours passés sur le glacier, les soutes de l’aéronef étaient vides et personne ne les gardait.
Au milieu du dernier escalier, Alek entendit un bruit. Il se figea sur place.
S’agissait-il d’un homme d’équipage qui passait sur le pont supérieur ? Ou de quelqu’un qui descendait derrière lui ?
Il se retourna et scruta l’escalier. Rien.
Alek se demanda s’il y avait des rats dans un aéronef. On en trouvait bien à bord des dreadnoughts terrestres, après tout. À moins que les renifleurs à six pattes ne les traquent aussi bien que les fuites d’hydrogène ?
Il frémit et se remit en marche.
En bas de l’escalier, le plancher était glacé. L’air nocturne passait juste dessous, raréfié et proche du zéro à cette altitude.
Les coursives étaient plus larges sur ce pont-là, avec deux rails fixés au sol pour y faire circuler les chariots de marchandises. Les soutes s’ouvraient en face de lui. Elles étaient plongées dans la pénombre, tout juste éclairées par quelques vers luisants qui se tortillaient sur les murs.
Il entendit de nouveau ce bruit – un frottement de semelles sur du bois. Il y avait bien quelqu’un !
Le cœur battant, Alek pressa le pas. Il aperçut quelques sacs de nourriture à moitié vides dans un recoin, mais pas de quoi constituer une bonne cachette.
Le couloir se terminait par une porte close. Alek se retourna et vit une silhouette. Une fraction de seconde, il songea à se manifester en faisant comme s’il s’était perdu. Mais Volger s’était déjà fait surprendre par ici…
Alek franchit la porte et la referma derrière lui.
Il se retrouva dans une pièce noire comme la poix, où flottait une odeur forte qui évoquait le foin moisi. Il resta là à respirer fort. L’endroit lui paraissait aussi exigu qu’encombré, et pourtant, le déclic de la porte en train de se refermer lui parut résonner un long moment.
Alek crut entendre marmonner. Aurait-il mis le pied dans un dortoir rempli d’aviateurs assoupis ?
Il attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité, et s’efforça de ralentir son pouls qui lui martelait les oreilles.
Quelqu’un, ou quelque chose, respirait là-dedans.
Pendant un moment horrible, Alek se demanda s’il n’y aurait pas à bord du Léviathan des créatures dont Dylan ne lui aurait encore rien dit. Des monstres, qui sait ? Il se souvint de ses figurines militaires, et des créatures de combat darwinistes fabriquées à partir des fils de la vie d’espèces éteintes et de reptiles géants.
— Heu, il y a quelqu’un ? chuchota-t-il.
— Il y a quelqu’un ? lui répondit-on sur le même ton.
Alek se racla la gorge.
— Oh, j’ai l’impression que je me suis trompé de cabine. Je suis désolé.
— Trompé de cabine ? répéta la voix, hésitante et curieusement familière.
— Oui. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps.
Alek pivota vers la porte et chercha la poignée à tâtons. Le métal crissa un peu quand il la tourna, et il se figea comme une statue.
La pièce s’emplit soudain d’une multitude de murmures et de protestations.
— Je suis désolé, fit une voix.
Une autre chuchota :
— Il y a quelqu’un ?
Les murmures s’amplifièrent. La pièce, à peine plus vaste qu’un placard, lui donnait l’impression qu’une dizaine d’hommes étaient en train de se réveiller autour de lui. Ils grommelaient des mots presque incompréhensibles, dans un brouhaha nerveux et agité.
Aurait-il découvert l’asile d’aliénés de l’aéronef ?
Alek se donna un grand coup sur le pied et ouvrit la porte d’un geste brusque. Il laissa échapper un glapissement de douleur, auquel répondit une symphonie de voix en colère. D’autres cris s’élevèrent dans l’obscurité, à croire qu’une bagarre était en train d’éclater !
Sur le seuil, un visage verdâtre le fixait.
— Nom d’une pipe en bois ! Mais qu’est-ce que vous faites ? chuchota le nouvel arrivant.
— En bois ! Nom d’une pipe en bois ! répétèrent une dizaine de voix de toutes parts.
Alek ouvrit la bouche pour parler, mais un sifflement sourd fusa dans la pièce. La cacophonie se tut instantanément.
On éleva une lanterne à vers luisants sous le nez d’Alek. Dans sa lumière verte, il vit Dylan qui le dévisageait en plissant les paupières, un sifflet de commandement à la main.
— Il m’avait bien semblé que c’était vous, chuchota le garçon.
— Mais… qui sont ces… ?