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Le howdah, ainsi que l’ambassadeur avait appelé le palanquin du Dauntless, évoquait une embarcation secouée par la houle. Il se balançait de gauche à droite à chaque foulée du mécanopode, mais sur un rythme régulier et prévisible. Pas de quoi donner le mal de mer à Deryn.

Pour Newkirk, en revanche, c’était une autre affaire.

— Je ne vois pas pourquoi on nous oblige à circuler dans cette machine, geignit-il, de plus en plus livide. Nous nous sommes engagés dans l’Air Service, que je sache, pas dans l’Elephant Service !

— Ni dans le corps diplomatique, marmonna Deryn. Une fois les présentations faites, l’ambassadeur et ses assistants avaient ignoré les deux aspirants. Ils bavardaient avec le Dr Barlow, en français, chose parfaitement ridicule puisqu’ils étaient tous anglais, mais telles étaient les exigences de la diplomatie. Et autant que Deryn put en juger, personne n’avait encore abordé la question de leur ravitaillement.

Elle se demanda comment le Dauntless pourrait transporter l’ensemble des provisions dont l’aéronef avait besoin. Il n’y avait pas beaucoup de place dans le palanquin, tout en soieries et glands dorés, bien trop délicat pour y empiler des caisses. La machine pouvait sans doute tracter un traîneau ou un chariot, comme un véritable éléphantin, mais Deryn n’en voyait aucun nulle part. Peut-être qu’en arrivant au Grand Bazar…

— Ça ne vous ennuie pas si je vous pose quelques questions, les gars ?

Deryn se retourna. L’homme qui venait d’interrompre ses ruminations ne ressemblait pas aux autres diplomates. Ses vêtements froissés ne payaient vraiment pas de mine. Sa veste était rapiécée aux coudes, et son chapeau avait l’air d’une masse informe sur son crâne. Il portait autour du cou un appareil photo plutôt encombrant et une sorte de crapaud sur son épaule. L’ambassadeur l’avait présenté comme un reporter envoyé par un grand quotidien de New York. Son drôle d’accent devait être américain.

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— Vous feriez mieux de vous adresser à la savante, monsieur, lui répondit Newkirk. Les aspirants ne sont pas autorisés à avoir une opinion.

L’homme s’esclaffa, puis se pencha en avant et leur glissa à voix basse :

— Ça restera entre nous. Savez-vous ce qui amène votre aéronef ici, à Istanbul ?

Deryn indiqua l’ambassadeur du menton.

— Simple visite amicale. Question de diplomatie et tout ça.

— Oh, fit l’homme, déçu. Et moi qui pensais que ça avait peut-être un rapport avec la présence croissante des Allemands.

Deryn arrondit les sourcils, puis jeta un coup d’œil à la bestiole sur l’épaule du reporter. Il avait la grosse tête d’un crapaud enregistreur, le genre d’animal capable de mémoriser aussi bien les minutes d’un procès qu’une séance du parlement. Elle décida de peser chacun de ses mots.

— Des ingénieurs, pour la plupart, continua le journaliste. Ils construisent toute sorte de choses. Ils viennent de terminer un nouveau palais pour le sultan.

— Oui, notre savante a rendez-vous là-bas demain, dit Newkirk.

Deryn le fit taire d’un coup de coude dans les côtes, avant de se tourner vers le reporter.

— Rappelez-moi votre nom, monsieur… ?

Il leur tendit la main en souriant.

— Eddie Malone, du New York World. Et, s’il vous plaît, ne m’appelez pas « monsieur ». Je ne vous demanderai pas vos noms, bien sûr, puisque cette discussion n’est pas officielle.

Deryn lui serra la main. Cet homme se moquait-il d’eux ? Quand l’ambassadeur avait fait les présentations, elle avait vu le reporter griffonner leurs noms dans son calepin crasseux. Il avait même pris des photos, avec son vieux flash fonctionnant au moyen d’une luciole fabriquée.

Les Américains étaient de drôles de gens – ni clankers ni darwinistes. Ils adoptaient indifféremment les deux approches et utilisaient les technologies à leur convenance. Tout le monde s’accordait à penser qu’ils resteraient à l’écart de la guerre, à moins que quelqu’un soit assez bête pour les y entraîner.

— Il y a aussi des officiers allemands ici.

Malone indiqua les soldats au garde-à-vous de part et d’autre des portes de l’aérodrome. Au lieu de fez rouges, ils portaient des casques à pointe assez similaires au casque de pilote d’Alek.

— Ce sont des Allemands ? s’inquiéta Newkirk.

— Non, des soldats ottomans, répondit le reporter. Mais regardez-les. Ils portaient des uniformes plus colorés avant, jusqu’à ce que le général les habille tout en gris, comme de vrais clankers.

— Qui ça ? demanda Newkirk.

— Le général Liman von Sanders. Un Allemand – excellent ami du kaiser. Les Ottomans l’avaient nommé à la tête de leur armée ici, à Istanbul. Vos diplomates ont fait un tel foin qu’il a fini par tirer sa révérence. Mais pas avant de leur avoir appris à marcher comme des Allemands ! dit Malone après avoir traversé le howdah au pas de l’oie.

Deryn et Newkirk échangèrent un regard. L’homme devait être un peu fêlé.

— Les Ottomans auraient placé un Allemand à la tête de leur foutue armée ?

Malone haussa les épaules.

— Peut-être qu’ils en avaient assez de se faire marcher sur les pieds. Les Français et les Britanniques avaient l’habitude de tirer les ficelles par ici, mais ce n’est plus le cas maintenant. Je suppose que vous avez entendu parler de l’Osman ?

Deryn hocha la tête.

— Oui, le navire que lord Churchill a emprunté.

— Emprunté ? Malone ne put s’empêcher de glousser et nota quelques mots dans son calepin. Ça, je m’en servirai dans mon article.

Deryn grommela, en se traitant intérieurement de dummkopf.

— J’imagine que ça doit faire causer par ici.

— Causer ? On ne parle que de ça dans tout Istanbul ! Il faut dire que les caisses du sultan sont vides, et que le dreadnought a été acheté avec l’argent d’un grand emprunt populaire. Les grands-mères ont vendu leurs bijoux. Les gosses ont cassé leur tirelire pour acheter des poupées à l’effigie de sa créature sœur. Tout le monde dans l’empire possède une pièce de ce navire ! Enfin, possédait, avant que votre lord Churchill décide de se le garder sous le coude.

L’homme affichait un sourire exalté ; le crapaud sur son épaule se tenait prêt à mémoriser les moindres paroles des Britanniques.

Deryn s’éclaircit la voix.

— Je suppose qu’ils sont un peu fâchés ?

Malone hocha la tête en direction des portes du terrain, en train de s’ouvrir, puis lécha la pointe de son crayon.

— Vous allez pouvoir vous en rendre compte très vite.

 

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De l’autre côté des portes, une grande avenue s’enfonçait dans la ville. À mesure que le mécanopode s’y avançait de sa démarche pataude, les rues se firent plus animées tandis que les bâtiments atteignaient peu à peu la hauteur du palanquin. Les gens et les charrettes à bras se bousculaient devant les vitrines remplies de tapis et de vaisselle, au milieu d’un fouillis de motifs à damier à vous donner le tournis. Les trottoirs étaient encombrés d’échoppes d’où s’échappaient des senteurs de noix et de fruits séchés, ou de viandes rôties à la broche. Des épices formaient des cônes rouille, jaune safran et vert olive, ou débordaient d’énormes sacs en grosse toile. Des odeurs riches et peu familières masquaient la puanteur des moteurs, si fortes que Deryn pouvait sentir leur goût sur sa langue.

Deryn put constater de visu à quoi servait la trompe du mécanopode. Alors que la machine s’enfonçait dans la foule, le membre articulé se balançait avec élégance de part et d’autre et repoussait les passants avec délicatesse. Le pilote à bord du howdah manipulait les commandes d’une main légère ; il écartait les charrettes, et put même récupérer un jouet d’enfant qui allait être écrasé sous l’une des pattes géantes du Dauntless.

D’autres mécanopodes tiraient des chariots dans les rues. La plupart ressemblaient à des chameaux ou à des ânes, et l’un d’eux avait la forme d’un bovidé dans lequel Eddie Malone prétendit reconnaître un buffle d’eau. Un scarabée en métal de la taille d’un omnibus les croisa, une grappe de passagers à son bord.

Dans une ruelle adjacente, Deryn aperçut deux mécanopodes à la silhouette quasi humaine. Presque aussi hauts que le Dauntless, ils avaient des jambes courtaudes, de longs bras et des visages lisses. Ils étaient ornés d’étoffes rayées et de symboles étranges, et ne portaient aucune arme dans leurs mains griffues.

— Des mécanopodes militaires ? s’enquit Deryn auprès du reporter.

— Non, ce sont des golems de fer. Ils protègent le quartier juif, répondit Malone en indiquant la foule d’un geste vague. La plupart des Ottomans sont des Turcs, mais Istanbul est un melting-pot. On y trouve non seulement des Juifs mais aussi des Grecs, des Arméniens, des Vénitiens, des Arabes, des Kurdes et des Valaques.

— Bigre ! s’exclama Newkirk, je ne connais pas la moitié de ces noms.

L’homme sourit et ajouta quelques notes dans son calepin.

— Et ils possèdent tous leurs propres mécanopodes de combat, pour aider à maintenir l’ordre.

— Ça m’a l’air d’un ordre plutôt fragile, marmonna Deryn en observant la foule en contrebas.

Les gens étaient habillés d’une douzaine de manières différentes : fez ornés de glands, djellabas, voiles féminins, costumes qu’on aurait dits sortis d’une boutique londonienne, on voyait de tout ; et ce petit monde semblait se côtoyer en bonne intelligence, du moins sous le regard impassible des golems de fer.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda Newkirk en pointant le doigt vers l’avant.

À un quart de mile de l’éléphant, une masse écarlate semblait bouillonner à travers la foule – et se rapprocher.

Eddie Malone mordilla le bout de son crayon.

— Sûrement votre comité d’accueil.

Deryn s’avança au bord du palanquin et mit sa main en visière. Elle réussit à distinguer un groupe d’hommes coiffés de fez rouges, le poing levé. Derrière elle, le bavardage en français cessa brusquement.

— Oh, non, geignit l’ambassadeur Mallet. Encore eux.

Deryn se tourna vers le pilote.

— Qui sont ces gens ?

— Les adeptes d’un mouvement appelé la Jeune-Turquie, je crois, monsieur, répondit l’homme. Cette ville grouille de sociétés secrètes et de révolutionnaires. Moi-même, je n’en connais pas la moitié.

Il y eut un flash : Eddie Malone venait de prendre une photo.

L’ambassadeur entreprit d’essuyer ses lunettes.

— Les Jeunes-Turcs ont tenté de renverser le sultan voilà six ans, mais les Allemands y ont mis bon ordre. Et maintenant, ils détestent tous les étrangers. Je suppose qu’il fallait s’y attendre. D’après mes sources, les journaux ne cessent d’échauffer les esprits à propos de l’Osman.

— D’après vos sources ? répéta le Dr Barlow.

— Eh bien, je ne connais pas le turc, naturellement, et aucun membre de mon personnel non plus. Mais je peux vous garantir le sérieux de mes informateurs.

La savante haussa les sourcils.

— Seriez-vous en train de me dire qu’aucun de vous n’est en mesure de lire les journaux locaux ?