Le Mansa Ali Diarra, que l’on appelait couramment Oïtala Ali parce que dans sa jeunesse princière il avait résidé dans le village d’Oïtala, à quelques jours de marche de Ségou, était un homme d’une stature et d’une taille peu communes, presque un géant, comme si, en ces temps de troubles et d’incertitudes, les ancêtres avaient mis sur le trône bambara un descendant que rien ne semblait devoir ébranler. Comme il s’était prétendûment converti à l’islam quelques années auparavant, il était vêtu à la musulmane d’un caftan de soie blanche sur un petit boubou et un pantalon bouffant de même couleur et chaussé de babouches jaune clair. Pourtant, il ne s’était pas résigné à se raser la tête, et il portait ses cheveux finement tressés, graissés au beurre de karité et noués en une sorte de chignon fixé par une bandelette de coton. Il se tenait immobile sur sa large peau de bœuf avec, à sa gauche, son fils Tata, redoutable chef de guerre qui avait mis en terre plus de talibés toucouleurs qu’on en pouvait compter, à sa droite, Balkassoun, le fils de son frère, lui aussi habile stratège, et, en demi-cercle autour d’eux, les yèrèwolo, membres du Conseil royal, tous plus graves et solennels que s’ils assistaient à une cérémonie d’intronisation. Les grands griots, eux aussi, étaient au complet à côté des buguridala1 favoris du Mansa et de mori2 reconnaissables à leur turban, leur haïk et à leur air inspiré comme s’ils recevaient à tout instant les confidences d’Allah. Tout ce monde avait les yeux fixés sur Mohammed, assis au centre de la pièce et, dont la voix, délicatement modulée, emplissait pourtant tout l’espace.
— Maître de nos terres, ne permets pas qu’un étranger s’empare de ce que nous a légué Biton. Si tu persistes dans l’aveuglement et l’alliance avec Amadou Amadou, Dieu fera que Ségou ne sera plus Ségou. Les Diarra ne monteront plus jamais sur son trône qu’une dynastie toucouleur occupera légitimement au nom du vrai Dieu, du Très-Haut, du Très-Grand.
Un véritable rugissement de protestation monta de toutes les poitrines. Comment Ali Diarra tolérait-il les paroles de ce freluquet, de cet invalide, de ce demi-Peul, car sa mère était une Peule de Sokoto, n’est-ce pas ? Impassible, Mohammed poursuivit :
— J’ai vu El-Hadj Omar. Vous le croyez un homme de sang. Et moi, je vous dis que c’est un homme de foi. Il faut faire la paix avec lui, car il n’a ni ambitions territoriales ni ambitions politiques. Il ne veut que voir régner le vrai Dieu !
Le vrai Dieu ! À chaque fois qu’il entendait ces mots, Ali Diarra était pris de fureur. Faro et Pemba n’étaient-ils donc que des usurpateurs ? Pourtant, comme il était converti, il ne pouvait rien manifester. Aussi pour masquer ses sentiments, il mordit sauvagement dans une noix de cola blanche placée dans un petit panier à portée de sa main. La voix harmonieuse s’éleva à nouveau :
— Depuis mon retour à Ségou, je ne suis pas resté inactif ! J’ai fait le compte des yèrèwolo qui se sont convertis à l’islam et le pratiquent sans garder des boli dans quelque case secrète de leur concession, sans consulter pour un oui ou un non les forgerons féticheurs. Désormais, ce sont ceux-là, et ceux-là seuls, qui devront composer le Conseil royal, présider les tribunaux, veiller à la marche du royaume…
C’était trop ! Tata, le fils d’Ali, demanda la parole, mais Diémogo Koné l’avait précédé. Ce vieillard avait perdu sept fils sur les champs de bataille de la région, et, depuis, bien qu’il n’ait pas versé une larme en public comme il convient à un homme, ses cheveux étaient blancs et ses yeux couverts des taies bleuâtres du désespoir :
— Mon enfant, tu me ferais rire si tu ne me mettais pas en fureur ! Tu parles comme si notre Mansa était un despote. Est-ce que tu oublies ce qui a été dit au moment de son intronisation quand les anciens venaient de le coiffer du bonnet de son père : « Le chef est le serviteur de son peuple » ? Et tu veux à présent qu’il renvoie les membres du Conseil et des tribunaux, eux dont la volonté seule a fait de lui ce qu’il est ? Tu veux qu’il change ce que nos ancêtres ont fait ? En fin de compte, tu veux que son caprice devienne loi ?
Tata bondit en avant :
— Et toi, quel rôle te réserves-tu dans cette révolution ? Ah ! Traoré, vous avez toujours été des arrivistes et des traîtres !
Bo Kouyaté, le premier griot royal, le tança :
— Tata, tout Mansa-denou3 que tu sois, tu n’as pas la parole !
Mais il dit cela sans violence, car il le savait, toute l’assemblée était de l’avis du prince. En même temps, il scrutait les traits de Mohammed, et lui, qui était habitué à percer les secrets desseins du cœur des hommes, ne décelait sur eux ni ambition, ni arrogance, ni intransigeance. Au contraire, il croyait y lire un profond désarroi.
C’est que Mohammed était troublé. Ben était mort et le conseil de famille procédait à la nomination d’un nouveau fa. Selon les règles de succession, les frères des deux générations précédentes étant morts, à l’exception de Kosa et quelques autres trop jeunes, pour prétendre à cette fonction, celle-ci revenait au fils aîné de Tiékoro, premier-né de Dousika, c’est-à-dire à Ahmed Dousika. Or, la famille était divisée. Ahmed Dousika ! Sa mère n’avait-elle pas été une esclave que Tiékoro n’avait jamais élevée à la dignité d’épouse. Une concubine, en somme ! Ne s’était-elle pas tuée en se jetant dans un puits, trahissant ainsi un désordre de la personnalité qu’elle n’avait pas manqué de transmettre à ses fils. Et allait-on confier les destinées des Traoré à l’héritier d’une démente ? Cependant, l’objection majeure était son attitude vis-à-vis de l’islam. Il avait laissé tomber son nom d’Ahmed. Il interdisait à ses enfants qui le désiraient passionnément de se rendre à l’école coranique et avait répudié une de ses femmes parce qu’elle fréquentait de trop près des musulmanes. Dans sa majorité, la famille sentait confusément que cette intransigeance, cette rigidité d’esprit ne correspondaient plus à l’évolution des mœurs. Qu’il fallait apprendre à composer avec les idées nouvelles si on ne les acceptait pas entièrement. L’arrivée de Mohammed avait cristallisé ces sentiments. Aussi, toute une délégation avait envahi sa case pour lui proposer d’être fa et, auréolé du prestige que lui conféraient le nom de son père, son éducation, ses épreuves à la guerre, de conduire la famille à travers les inévitables changements. Mohammed avait accepté au nom du Très-Grand, du Très-Haut. Néanmoins, il n’ignorait pas que son attitude serait mal interprétée, qu’elle choquerait certains, qu’elle susciterait des oppositions et lui, qui ne rêvait qu’union et paix, serait considéré comme un fauteur de troubles.
Jusqu’alors, le Mansa n’avait rien dit, se bornant à écouter les uns et les autres, à croquer de la noix de cola, à priser du tabac, à s’éventer lui-même avec un petit éventail en plumes d’autruche à la grande stupéfaction des esclaves préposés à cette tache, à rouler distraitement entre ses doigts chargés de bagues l’anneau d’or qui pendait à son oreille gauche. Il signifia à ses griots qu’il allait s’exprimer et le silence se fit.
— Traoré, ce que tu me demandes est inacceptable. D’ailleurs, selon les règles mêmes de ta religion, on ne se convertit pas deux fois. Je l’ai déjà fait devant Amadou Amadou, et il a déjà veillé à la destruction des grands fétiches de Ségou.
C’était un refus sans appel. Même ceux qui étaient les plus hostiles à Mohammed se regardèrent avec stupeur. Ils ne reconnaissaient pas là Ali Diarra, fin diplomate, politicien habile et toujours ouvert au dialogue. N’aurait-il pas dû plutôt gagner du temps, se concerter avec le Conseil, peser soigneusement ce que contenaient de bon les propositions de Mohammed ? Après tout, ce garçon s’était entretenu avec El-Hadj Omar en chair et en os ! Ce n’était pas son fantôme qu’il avait rencontré à Sansanding !
Mohammed se leva et, sa frêle et haute charpente reposant de guinguois sur ses béquilles, fit, simplement :
— Alors, bientôt Ségou ne sera plus Ségou…
Là-dessus, il se dirigea vers les tentures de lourd broché, venu du Maroc, qui masquaient la porte et que les esclaves, apeurés, écartèrent devant lui. Au moment de disparaître sous leurs plis, il se retourna vers l’assemblée et la parcourut du regard, comme s’il voulait garder en mémoire l’image de ce qui allait irrévocablement disparaître.
Ahmed Dousika quitta la concession et inspecta le ciel bas, encombré de nuages couleur de suie. Il était à l’image de son cœur.
Le conseil de famille s’était réuni et, sous la pression d’un grand nombre des membres, avait procédé à la nomination de Mohammed à la fonction de fa. Le clan des partisans de l’islam avait donc triomphé. Pourtant, si sincèrement attaché qu’il soit à la religion traditionnelle, Ahmed Dousika n’y voyait point la défaite de Faro ou Pemba, mais la sienne. Une fois de plus, il avait échoué. Échoué.
À quoi lui avait-il servi d’être le fils aîné de Tiékoro ? Son père l’avait toujours ignoré. Il n’avait d’yeux que pour l’unique garçon qu’il avait eu de la princesse peule et, dans une moindre mesure, pour ceux que lui avait donnés sa deuxième femme, Adam. Ainsi que son frère Ali Sunkalo, il l’avait marié sans éclats à une fille de famille noble mais obscure qui ne s’était pas distinguée à la guerre et possédait des coudées de terres de rendement médiocre à quelques journées de marche en avant du Joliba. Ahmed Dousika espérait cependant qu’à force de le voir travailler dans ses champs avec courage, éviter les querelles, saluer chacun de la phrase qui convenait et honorer les dieux, on finirait par reconnaître sa valeur. Rien, il n’en était rien. Le bec de la poule, quoi qu’elle fasse, est toujours trop petit pour souffler dans la trompette.
Il se dirigea vers le quartier des forgerons féticheurs. Après la destruction des fétiches par les Peuls du Macina et l’humiliation faite à quelques grands maîtres du Secret, les choses avaient quelque peu changé à Ségou. Certes, le peuple n’avait pas perdu confiance dans ceux dont les divinations, les prescriptions et les oracles guidaient chaque instant de sa vie, mais, en même temps, il s’était mis à faire grand cas des marabouts musulmans qui prétendaient effectuer les mêmes prodiges au nom d’Allah. C’est ainsi qu’à côté des Koumaré, des Kanté, des Soumaworo, des Fané, gens qui, de père en fils, scrutaient l’invisible, on avait vu surgir des individus enturbannés dont le diamou4 n’avait plus aucune signification, et qui faisaient commerce de versets du Coran hâtivement griffonnés sur des parchemins. Que de tromperies et de désillusions en avaient résulté !
Ahmed Dousika, quant à lui, ne faisait confiance qu’à Koumaré, dont le père et le grand-père avaient éclairé les siens. Il le trouva dans sa forge, à réparer une daba, tandis que deux ou trois garçonnets en cache-sexe crasseux maniaient le soufflet. C’était un homme aux gestes lents, taciturne, et qu’on aurait pu croire ordinaire tant que l’on n’avait pas croisé son regard. Car devant ces prunelles larges, étincelantes entre des cils broussailleux, on devinait toute la puissance d’un esprit familier de deux mondes, capable d’ouvrir et de refermer les barrières de la mort. À la vue d’Ahmed Dousika, il se leva sans mot dire et se dirigea vers la petite case dans laquelle il donnait ses consultations. À peine entré à sa suite, Ahmed Dousika s’écria :
— Koumaré, à quoi ont servi les moutons et la noix de cola que je t’ai fait porter ?
L’autre essuya son front en sueur d’un chiffon, demeura un instant silencieux, puis hocha la tête de droite et de gauche, comme s’il méditait sur la stupidité de l’humain. Enfin, il déclara de sa voix rauque :
— Qu’est-ce que je t’ai dit quand nous avons commencé cette affaire ?
Ahmed Dousika ne répondit rien, et le forgeron féticheur reprit, martelant chaque mot, comme s’il était pris de colère :
— Je t’ai dit : « Ne sois pas ému. Ne doute pas. Ne t’étonne pas. Rien ne se passera comme tu le penses. Et ceux qui croient que tu échoues, ceux-là ne riront pas les derniers. »
Ahmed Dousika bégaya :
— Mais on vient de le nommer fa !
Koumaré haussa les épaules avant de dire d’un ton de commisération :
— Qui est assez fou pour se charger d’une faya5 par les temps qui courent… !
Puis il sortit, et Ahmed Dousika l’entendit demander à une de ses femmes des calebasses d’eau fraîche. Il sortit à son tour. Les nuages avaient crevé, et il pleuvait… Alors que la saison des pluies avait toujours semblé à Ahmed Dousika une période bienfaisante pendant laquelle la nature se gorge des dons de Faro pour les restituer ensuite aux humains et aux plantes, cette saison-là lui semblait porter le douloureux présage de la dégradation et de la mort. L’eau rongeait le revêtement des maisons et pourrissait le bois des charpentes. L’eau stagnait dans les cours et formait des mares boueuses dans tous les angles. L’eau transformait les chemins en cloaques et les champs en périmètres de gadoue. Le Joliba avait quitté son lit, et venaient échouer, sur les étroits rubans de ces berges, des animaux noyés dont le ventre distendu crevait sur un grouillement de vermine. Ahmed Dousika prit place à côté de Koumaré sous un auvent au toit de paille et regarda les gouttes infatigables piétiner la terre. Les paroles du féticheur, en qui il avait pourtant toute confiance, ne l’avaient pas apaisé. Il le sentait, cette saison des pluies n’était pas pareille aux autres. Son terme serait porteur de terribles événements que l’esprit de l’homme ordinaire ne pouvait pas prévoir. Koumaré se mit à nettoyer une pipe de Hollande, qu’il aimait ficher au coin de sa bouche et qui ajoutait encore à son aspect bougon, et fit :
— Deux fois, ce même jour, les dieux sembleront le combler. Une fois, ils sembleront le railler. Pourtant, ces trois fois seront semblables en fin de compte.
Déconcerté par ces phrases et se retenant à grand-peine de poser d’autres questions, Ahmed Dousika vida sa calebasse d’eau fraîche et se leva pour prendre congé. Une fois dans la rue, il releva le capuchon de son burnous et fut tenté d’aller se réchauffer le ventre avec du dolo dans un des cabarets de la ville. Quelle libération ce serait de se saouler et de venir cracher son fait à ce freluquet, à ce nabot de Mohammed ! Un infirme à la tête de la famille ! Un homme qui était incapable de se battre, de vaincre, d’humilier un adversaire ! Ah, le monde marchait sur la tête ! Une poignée de sofas passa au galop, portant en travers des selles des chevaux des blessés tout couverts de sang. Ahmed Dousika marmonna une prière. Lui-même ne s’était jamais porté volontaire pour se battre contre les Toucouleurs. Il fallait bien que certains restent auprès des femmes et des enfants de la famille !
Brusquement, le tabala retentit. Ce bruit n’étonnait ni n’inquiétait plus personne puisqu’il ne se passait pas de jour sans quelque escarmouche ! Ahmed Dousika vit une unité de fantassins, sabre et hache au poing, se diriger en courant vers la porte ouest de Ségou. Sûrement des renforts qui allaient rejoindre les armées peules postées aux alentours de Thio. On disait que la veille, par surprise, Peuls et Bambaras avaient massacré cinq cents Toucouleurs qui s’étaient imprudemment engagés dans ce gué. Ahmed Dousika pressa le pas car la pluie redoublait, pénétrante et sournoise, s’infiltrant par tous les interstices. Comme il atteignait la concession, il vit en sortir la matrone Ténengbè, dont la présence n’avait qu’une signification possible : une naissance. Il l’interrogea :
— Maman, qui a accouché chez nous et tout s’est-il bien passé, plaise aux ancêtres ?
La vieille cracha le jus noirâtre qui lui emplissait la bouche :
— Est-ce que ce n’est pas ta femme Awa ? Et plus robuste bilakoro que celui qu’elle a mis au monde, j’ai rarement vu !
« Deux fois, ce jour, les dieux le combleront. » La parole de Koumaré se réalisait. Une fois, nommé fa à la tête de la famille. Une fois, père de fils. Le cœur d’Ahmed Dousika s’emplit d’amertume. Pourtant Koumaré ne signifiait-il pas que cette apparence de bonheur n’était que piège ?
— Père, Mère, est-ce que vous êtes là ? Qu’est-ce que j’ai fait pour que vous ne m’apparaissiez plus ? Pour que vous ne veniez même pas bénir mon enfant ?
Un rongeur détala à travers la pièce, cherchant un coin d’ombre. Le nouveau-né poussa un vagissement. La pluie écrasa plus fort la paille du toit. Ce furent les seuls bruits. Awa, les yeux pleins de larmes, se rejeta sur sa natte. Elle n’éprouvait nullement le sentiment de plénitude qui aurait convenu à sa situation. D’abord, elle savait la partie que Mohammed jouait à l’instant même au palais et en redoutait l’issue. Au moment de son départ, elle avait souhaité lui exprimer ses craintes, puis une sorte de fatalisme l’avait envahie. À quoi bon ? Mohammed en était venu à se croire investi d’une mission. Deuxième martyr de l’islam dans Ségou ! Peut-être était-ce là le titre qu’il ambitionnait d’acquérir ! Pourtant, plus douloureux encore, il y avait le silence de ses parents. Depuis d’interminables mois, ils ne lui étaient apparus ni en rêve ni au hasard des actions quotidiennes. Elle avait espéré que la naissance de son enfant les ramènerait, il n’en était rien.
Si elle avait mis au monde une fille comme elle le désirait, en une subtile vengeance sur son mari, elle aurait vu là le signe de leur réconciliation avec elle. Mais c’était un fils ! Elle regarda le nouveau-né auquel elle n’avait guère prêté attention jusque-là et s’étonna de le voir robuste, chevelu, apparemment taillé pour l’aventure. Les humains n’ont pas besoin d’amour pour créer d’autres humains. L’instinct suffit. Triste, n’est-ce pas ? Apitoyée malgré elle, elle serra le nouveau-né contre elle. Un fils ! Mohammed serait heureux puisqu’il était le signe de son réenracinement dans Ségou.
Deux esclaves s’approchèrent. L’une commença de lui masser doucement le ventre. L’autre lui offrit un bouillon au piment destiné à lui purifier l’intérieur. Les femmes de la famille, averties de l’heureuse naissance, venaient une à une saluer l’accouchée et prononcer les phrases qui assureraient une bonne vie au nourrisson. D’un bout à l’autre de la concession se répandait la nouvelle que les Traoré comptaient un bilakoro de plus. Néanmoins, sous les sourires et les exclamations de réjouissance, se dissimulait l’embarras. Que faire ? Nul n’ignorait les convictions religieuses de Mohammed. Aussi nul n’osait aller avertir Koumaré, le forgeron féticheur, afin qu’il vienne offrir les sacrifices rituels et, surtout, en scrutant l’argile informe du petit corps, déterminer quel esprit de défunt, las de tourner en rond dans la jarre funéraire de la case aux boli6, avait enfin un nouvel habitat.
Djénéba, la première femme d’Ahmed Dousika, prit sur elle d’aller trouver son mari. Il était assis sur une natte de son vestibule, les traits tirés, et il ne leva même pas la tête à son approche. Elle commença par l’amadouer en lui présentant une noix de cola bien blanche puis entama résolument :
— Je sais ce que tu as contre lui. Pourtant, l’enfant n’est pas responsable. Et puis, il n’en est pas le seul père. L’enfant t’appartient à toi aussi, à nous tous. Vas-tu courir le risque d’irriter nos ancêtres et de laisser un innocent commencer sa vie sans les prières et les sacrifices nécessaires ? Cela risque de se retourner contre nous.
En fait, ses pensées rejoignaient celles d’Ahmed Dousika. Depuis qu’il avait appris de la vieille Ténengbè la venue du nouveau-né, il s’interrogeait sur la conduite à tenir. Ayant pesé le pour et le contre, il venait de se décider à accomplir son devoir de Bambara et d’Ancien de la famille, même s’il n’avait pas été nommé fa. Néanmoins, il se garda de laisser entendre à Djénéba qu’elle avait raison et dit sèchement :
— Est-ce que c’est à toi de m’apprendre ce que j’ai à faire ?
Rassurée, Djénéba se retira. Ahmed Dousika resta un moment immobile à fixer le vide. Certes, il était aigri, plein de frustrations, mais il n’était pas un mauvais homme. Sa querelle avec Mohammed ne concernait qu’eux deux, et il ne lui serait pas venu à l’idée de se venger sur son fils. Avec un soupir, il se leva. À cet instant, Mohammed entrait dans la case d’Awa. De retour au palais, il avait été averti en même temps et de sa nomination comme fa et de la naissance de son fils. Hélas ! le souvenir de l’échec cuisant qu’il venait d’essuyer auprès du Mansa lui interdisait de savourer cette double félicité. Une fois de plus, il en venait à douter de sa mission. Était-ce son père qui s’était manifesté à lui par la bouche d’Abdullahi ? Avait-il bien analysé le hadith d’Al-Buhari ? El-Hadj Omar, plus courtois qu’Ali Diarra, ne l’avait-il laissé s’exprimer que pour mieux le railler ? Depuis son retour à Ségou, les certitudes de Mohammed s’effilochaient, et il se retrouvait comme après sa blessure à l’hôpital de Hamdallay quand, de toutes parts, les doutes l’assaillaient. Certes, il menait rigoureusement son plan à exécution, rencontrant les uns après les autres les chefs des grandes familles convertis ainsi que les notables somonos installés depuis des générations dans Ségou. Mais les réticences de ses interlocuteurs, qui étaient tous acquis à l’alliance avec Amadou et ne rêvaient que de donner une terrible leçon au Toucouleur, le persuadaient encore de sa futilité. Jamais il ne parviendrait à imposer la paix. Tout le monde voulait la guerre. Il se pencha sur Awa, l’interrogea courtoisement sur sa santé, puis il prit son fils dans ses bras, se rappelant les paroles qu’il avait prononcées à Kano :
— Notre fils naîtra à Ségou !
Voilà, il était comblé, et, pourtant, il se sentait les larmes aux yeux, comme si la fragilité du nouveau-né le renvoyait à sa propre bénignité. Il aurait aimé abandonner le ton de secret affrontement de ses échanges avec Awa pour lui faire part de sa disposition d’esprit. Néanmoins, il ne savait comment s’y prendre et, dans son embarras, gardait le silence. Comme il massait l’enfant, vérifiant machinalement l’agilité de ses articulations, Awa fit sur un ton de douceur qu’il ne lui connaissait pas :
— Puisque Allah est la somme de toutes les vertus, pourquoi ne possède-t-il pas celle de tolérance ?
Il fut si surpris qu’il la fixa, bouche bée, puis, retrouvant l’usage de la parole, s’exclama :
— Depuis quand te piques-tu de théologie ?
Elle rit :
— Il ne s’agit pas de cela ! Théologie ! Moi qui n’ai jamais pu retenir une sourate !
Puis, devenant grave, elle poursuivit :
— Tous les membres de la famille, même ceux qui sont musulmans, désirent faire appel à Koumaré pour qu’il accomplisse sur notre fils les rites sans lesquels il n’est pas de naissance. Ne t’y oppose pas, je t’en prie…
Plus que la demande elle-même, ce fut cette intonation suppliante tellement inhabituelle chez Awa qui le confondit. Il répliqua :
— Et pourquoi l’accepterais-je ? Ce sont pratiques sacrilèges ! Sortilèges !
Il disait cela avec une apparente conviction. Cependant, ce n’était que la parade d’un lutteur qui se sait perdant. Il avait beau se répéter les paroles d’El-Hadj Omar : « L’islam s’il est mêlé au polythéisme n’est plus l’islam », il avait beau se rappeler qu’il était engagé dans une mission de purification religieuse, l’air de Ségou, l’air de la concession Traoré avait introduit dans son sang, son cœur, son cerveau, mille poisons, insidieux et efficaces, qui paralysaient sa volonté et ses émotions. Ahmed Dousika et Koumaré firent leur apparition, le second tenant un coq rouge, dont on avait déjà dénudé le cou, et qu’il allait sacrifier à côté de l’enfant avant d’en recueillir le sang. Mohammed tenta de se lever pour protester et les renvoyer à leur monde de barbarie. Mais ses béquilles lui échappèrent, et il se retrouva gigotant, comme subjugué par une volonté supérieure. Koumaré ne lui accorda pas un regard. Pliant le genou, il prit le nouveau-né dans ses mains puissantes, ses mains qui semblaient cuites et recuites par le feu de sa forge.