— Mère, pourquoi me parle-t-on toujours du père de mon père, du père de ma mère, jamais de mon père ?
Ayisha baissa les yeux. Elle attendait cette question depuis seize ans. Elle répondit très doucement :
— Je ne peux te répondre. Va trouver ton père1.
Omar obéit sans un mot de protestation, il avait été à bonne école, et tourna les talons. Il trouva son beau-père dans la cour devant sa case, entouré de trois hommes avec lesquels il était en grande conversation. Il s’apprêtait à se retirer par discrétion, mais Tassirou lui signifia affectueusement de s’approcher. Il s’assit donc à son côté sur la natte et, même, prit une pincée de poudre brune de la tabatière qu’il lui offrait. Intensément pieux, le tabac était la seule faiblesse de Tassirou. Ses interlocuteurs devaient venir de loin, car leurs visages étaient las. En outre, Omar ne les avait jamais aperçus dans les rues du village. L’un d’eux interrogeait avec passion :
— Maître, que devons-nous faire ?
Tassirou joignit l’une contre l’autre ses mains, presque diaphanes, aux ongles rosés et polis comme des coquillages :
— Je passerai la nuit en prières, afin que Dieu veuille bien m’éclairer. Ensuite, je vous ferai part de ce qu’il m’aura dicté.
Les trois hommes se levèrent, puis se prosternèrent à nouveau, cependant que Tassirou les bénissait. Comme ils s’éloignaient, Tassirou laissa tomber, gravement :
— Ils sont de l’entourage du lam-Toro2…
Mais Omar s’en souciait peu et coupa avec brusquerie :
— Il faut que je le sache. Pourquoi me parle-t-on toujours du père de mon père, du père de ma mère, jamais de mon père ?
Tassirou dit affectueusement :
— Répète avec moi : « Ô Dieu, accorde ta bénédiction à notre Seigneur Mohammed qui a ouvert ce qui était clos ; qui a clos ce qui a précédé ; le défenseur de la vérité par la vérité, le guide du droit chemin, ainsi qu’à sa famille, suivant sa valeur et l’estimation de son ultime dignité. »
Omar obéit. S’efforçant au calme, tout son sang bouillait à l’intérieur de son corps. Néanmoins, il comprenait la leçon que Tassirou lui donnait et ne se rebellait pas. Quand la prière fut terminée, Tassirou prit sa main :
— Pourquoi poses-tu cette question ? Est-ce que tu n’es pas mon fils ? Est-ce que j’ai jamais fait la moindre différence entre Alfa, Amadou, Birama et toi ?
Omar sentit bien l’embarras de Tassirou et comprit qu’il cherchait, en réalité, à gagner du temps, pesant soigneusement chaque mot qu’il devrait prononcer. Il répondit :
— Vous savez bien qu’il ne s’agit pas de cela. Chaque jour, je remercie Dieu de m’avoir mis sous les yeux un exemple tel que le vôtre. Pourtant, je suis né d’un homme qui n’est pas vous. Je porte son nom, Traoré. Je sais que, par lui, je suis originaire de Ségou.
Tassirou sembla se décider :
— Quand j’ai épousé ta mère, tu étais âgé de trois ans. Après la disparition de notre mujaddid, de notre wali, El-Hadj Omar, elle était revenue dans son pays natal et vivait à Podor. J’avais d’abord cru que son mari avait trouvé la mort en le défendant dans les falaises de Bandiagara. Il m’a fallu quelque temps pour apprendre que, au contraire, il avait trouvé la mort en tentant de le combattre.
Atterré, Omar répéta :
— De le combattre !
Tassirou lui caressa la main, comme pour se faire pardonner la peine qu’il lui causait :
— Oui ! Il dirigeait une rébellion destinée à chasser les Toucouleurs de Ségou. Les sofas ont dû l’abattre.
Pendant un moment, il sembla à Omar que sa vie s’arrêtait. Il parvint à articuler :
— C’était un traître !
Il y eut un silence pendant lequel on entendit le caquetage de la volaille dans l’enclos et le braiment d’un âne, puis Tassirou reprit :
— Peut-être pas. Et c’est pour cela qu’il est si difficile de parler de lui. Tu vois, quand un homme est entièrement bon ou entièrement mauvais, il est facile de le décrire. Tel n’était pas le cas de Mohammed. Nul n’a jamais pu mettre en doute sa foi en notre Dieu et sa piété. En même temps, c’était un Bambara…
Omar l’interrompit rudement :
— Qu’est-ce que cela explique ?
Tassirou eut un soupir :
— Je crois que sa foi s’est mêlée de considérations ethniques, et qu’il a fini par voir dans la présence toucouleur à Ségou une usurpation.
Omar haussa les épaules :
— Mais les Toucouleurs étaient les envoyés de Dieu.
— Peut-être l’avait-il oublié…
— Oublié ?
Tassirou ne répondit rien. Omar regarda autour de lui le décor familier de la concession, et il lui sembla que plus rien ne serait pareil. Jusque-là, il menait l’existence sans histoire d’un jeune Torodo. Il avait fait ses études islamiques auprès d’un lettré, choisi par sa famille. Son seul souvenir mémorable était un séjour à Podor auprès de parents de Tassirou. Jusqu’alors, il n’avait jamais vu de Blancs, de Français, et ceux-ci l’avaient beaucoup impressionné. Brusquement, il apprenait que celui qui lui avait donné la vie était un individu douteux, mort dans des circonstances honteuses. Son univers s’effondrait. Il se leva, mais Tassirou le retint par un pan de son boubou :
— Interroge ta mère, à présent. Elle t’en dira davantage.
Au lieu d’obéir et de retourner vers la case de sa mère, Omar quitta la concession. S’il ne s’était pas contenu, il aurait hurlé et se serait roulé par terre comme une femme ou un enfant. En aveugle, il atteignit le fleuve3 aux eaux jaunes et étales, parsemées d’îlots de roseaux, et il se laissa tomber sur une coque de pirogue. Que faire ? Il le sentait, cependant, il n’aurait désormais de cesse que le mystère entourant son origine paternelle ne soit complètement dissipé. Il ne retrouverait la paix qu’à ce prix. Alors, il devait quitter Ouro, l’austère et cependant tendre atmosphère familiale. Il renifla. Cependant, derrière son chagrin, se profilait confusément un autre sentiment qui correspondait bien à sa nature impatiente, quoique parfaitement disciplinée. Une sorte d’excitation, d’anticipation. Enfin, il allait commencer à voler de ses propres ailes. Enfin, il allait devenir un homme.
Il reprit le chemin du village. Comme il remontait la rue principale, bordée de cases carrées surmontées de toits coniques en vannerie, une demi-douzaine de cavaliers le dépassèrent dans un nuage de poussière. Au bruit des sabots des chevaux, les enfants sortaient des cours et applaudissaient bruyamment. Les hommes étaient vêtus de bleu sombre et portaient des fusils en bandoulière, cependant que des sabres à lame recourbée leur battaient les flancs. Leurs griots les suivaient en courant. Omar se demanda s’il s’agissait de nobles, vivant peut-être à Guédé dans l’entourage du lam-Toro comme les inconnus qu’il avait trouvés en grande conversation avec son beau-père. On vivait une époque si troublée que tout était possible. L’écho des conflits, des tractations et des alliances atteignait même le petit village d’Ouro à la limite du Toro, à des kilomètres des grands centres.
Comme un malfaiteur qui redoute d’être surpris, Ayisha poussa précautionneusement la porte faite de clayonnages de la case des garçons. Pendant quelques instants, elle demeura immobile sur le seuil, écoutant comme une mélodie les respirations juvéniles et régulières. Puis elle souffla :
— Omar !
Il se dressa aussitôt sur sa natte et elle le rejoignit, enjambant des corps à moitié nus, abandonnés dans le sommeil. Mais comme elle posait la main sur son épaule, il se dégagea, disant sèchement :
— Ne restons pas ici…
Dehors, la lune commençait timidement l’ascension du ciel.
Ils revinrent vers la case d’Ayisha et s’assirent dans le vestibule qu’éclairait une fumeuse lampe à huile, achetée aux commerçants qui venaient de Saint-Louis du Sénégal. Ayisha espérait qu’Omar allait l’aider d’une question, d’une interrogation. Hélas ! il demeurait enfermé dans un mutisme hostile, et, s’efforçant de retenir ses larmes, elle commença son récit :
— On ne nous apprend pas à nous autres, femmes, à parler d’amour. On ne nous demande que l’obéissance et le respect. On ne nous demande que de mettre au monde des enfants mâles. Et, pourtant, je n’ai pas honte de l’avouer, j’ai aimé ton père Mohammed Traoré. Je savais que mon père avait en tête de me marier à un Bambara pour sceller l’alliance avec Ségou, et, de toutes mes forces, je m’apprêtais à haïr ce mari issu d’une terre de barbarie et de fétichisme. Mais quand la marieuse a relevé mon voile et que je l’ai vu si faible, si frêle, atteint dans son corps et blessé dans son âme, je l’ai aimé.
Dans la gêne que lui causaient de telles phrases dans la bouche de sa mère, Omar émit une involontaire protestation. Ayisha n’y prit pas garde et poursuivit :
— Peut-être que si je l’avais moins aimé, ne l’aurais-je pas perdu…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
À ce moment, on entendit un pleur dans la pièce voisine. C’était Oumou, la dernière-née, et Ayisha se précipita pour la bercer, laissant Omar ronger son frein dans le vestibule. Quand elle revint, elle reprit son récit là où elle l’avait interrompu :
— Si je l’avais moins aimé, je ne l’aurais peut-être pas perdu… J’avais appris qu’il avait l’intention de se rendre à Saint-Louis du Sénégal, pour porter secours à son frère parti acheter des armes aux traitants français. À ce moment-là, les Bambaras ne s’étaient pas encore résignés à la domination toucouleur, et ce n’était que complots et rébellions. J’ai couru tout raconter à mon frère Amadou. Alors… Alors, il est entré en fureur. Il a fait arrêter les chefs des grandes familles de Ségou et les a expédiés à notre père qui se trouvait dans le Macina pour qu’ils soient mis à mort. Et c’est en soulevant Ségou contre ces arrestations que ton père a été tué.
Omar respecta le chagrin de sa mère, puis s’exclama :
— Je ne comprends pas. N’était-il pas un bon musulman ?
Ayisha dit très bas :
— C’était aussi un bon Bambara.
Le silence se fit. Omar tourna cette dernière réponse dans sa tête et interrogea d’un ton hésitant :
— Et moi, qu’est-ce que je suis ?
— C’est à toi de le découvrir.
Serrant autour de lui son pagne de nuit, Omar se leva. Qu’il était grand, à présent, lui qui, l’hivernage précédent, atteignait à peine l’épaule de sa mère ! Grand, élancé, donnant une impression de robustesse, bien différente de celle de son père. Et, pourtant, il lui ressemblait par l’éclat des yeux, la sensibilité de la bouche et le modelé du menton. Il fit, retrouvant son intonation enfantine :
— Nenoy4, qu’est-ce que je dois faire ?
— Parle, à présent, à ton père. Je crois qu’il a tout prévu dans sa tête. Il attendait que le moment soit venu.
Tassirou, le second mari d’Ayisha, était un mystique. Il appartenait à une famille torodo qui avait donné un almany au Fouta, mais, très jeune, il avait signifié sa volonté de n’occuper aucune fonction et s’était retiré dans le petit village d’Ouro. Sa réputation de sainteté avait vite dépassé ces limites étroites et s’était étendue au Dimar, au Lao, au Bosséa, au Nguenar, au Damga, au Ferlo et même à des régions que ne peuplaient pas les Toucouleurs. On venait le consulter sur tout : le choix d’un précepteur pour un fils, comme le commentaire d’un texte sacré. Omar se dirigea sur la pointe des pieds vers la case où il était en prières. Mais il n’eut pas sitôt pénétré dans la cour qu’il entendit la voix bienveillante :
— Tu es calmé, à présent ? Entre !
Vu la fraîcheur de l’heure. Tassirou s’était drapé dans un burnous qui donnait de l’ombre à ses traits émaciés par les jeûnes incessants. Il ordonna :
— Répète avec moi.
L’homme et le jeune garçon mêlèrent leurs voix dans le salatul fatih5.
Puis Tassirou reprit :
— Nous vivons une époque terrible. Les Français viennent de déposer le lam-Toro qu’ils avaient eux-mêmes nommé. Les chefs et les notables me demandent de déclencher le jihad contre eux et ont envoyé des émissaires auprès d’Amadou, à Ségou, afin de se procurer des fusils. Mais, moi, je ne suis pas un homme de sang. Mes armes sont celles-là.
Il brandit son chapelet et son Coran. En même temps, malgré l’assurance de ses propos, il semblait troublé, et, pour la première fois, Omar ne le vit pas comme il avait coutume de le voir, c’est-à-dire une représentation vivante de la perfection. Il découvrait un être de chair et de sang, avec des émotions, des hésitations, des angoisses. Il demanda doucement :
— Est-ce que le jihad n’est pas un devoir si les circonstances l’exigent ?
Il sentit qu’il avait touché le point sensible, car Tassirou répliqua vivement, comme s’il argumentait avec lui-même :
— Dieu ne m’y a pas autorisé ! El-Hadj Omar, notre maître à tous, n’a commencé le jihad qu’après en avoir expressément reçu l’ordre d’Allah ! Son assistance était en Allah. Sur lui, il s’appuyait, et vers lui, il revenait repentant. Moi, rien, pas un songe, pas une vision…
Il demeura un long moment silencieux, puis il releva la tête :
— Mais tu n’es pas là pour parler de moi, j’imagine ! Tu as fait pleurer ta mère. Est-ce que tu lui as demandé pardon ?
Omar rétorqua d’une voix butée, car, sans trop comprendre pourquoi, son cœur débordait de rancune envers Ayisha :
— Pardon de quoi ? Et était-ce à elle de pleurer ?
Tassirou ne protesta pas devant cette insolence et articula lentement, pesant chaque mot :
— Un fils qui n’est pas en paix avec son père ne sera jamais en paix avec lui-même. Un fils qui ne connaît pas son père ne se connaîtra jamais lui-même. Je t’aime comme un fils. Je dirai même que c’est par toi qu’est né mon amour pour ta mère. Tu étais dans la cour de la concession de mon cousin parmi une demi-douzaine d’autres enfants. Tu t’es approché de moi et m’as dit : « Baboy6 ! » Je me suis penché sur toi, et j’ai demandé qui était ta mère. Quand je l’ai vue, fragile, tellement blessée dans son âme que cela transparaissait sur son visage…
Révolté dans sa pudeur, Omar baissa les yeux. Qu’avaient-ils tous, ces adultes, à dire l’indicible ? Tassirou poursuivit :
— … J’ai appris ce qu’était l’amour humain que j’ignorais jusqu’alors.
Il y eut un silence pendant lequel Omar, paralysé par la honte, n’osa ni bouger ni regarder dans la direction de Tassirou.
— Va à Ségou.
Il releva la tête, heureux et effrayé à la fois de s’entendre donner l’ordre qu’il attendait, et demanda précipitamment :
— Quand ?
Tassirou eut un sourire un peu triste :
— Je te reconnais bien là. Tu voudrais partir cette nuit même, hein ! Tu partiras avec les notables venus de Guédé. Leurs esclaves te conduiront à Bakel. C’est là qu’un de mes cousins te fournira une escorte pour arriver jusqu’à Ségou. Tu rendras certes visite au frère de ta mère, le souverain de Ségou, mais tu n’habiteras pas chez lui, même s’il cherche à te retenir. Tu iras dans la concession de ton père, parmi les membres de sa famille.
Omar fronça les sourcils :
— Sont-ils de bons musulmans ?
Tassirou eut un soupir :
— S’ils ne le sont pas, tu travailleras à ce qu’ils le deviennent. Ce sera ta mission.
— Dieu ne m’a pas choisi pour mener le jihad contre les Français. Toute la nuit, je l’ai prié. Il n’y a pas de doute là-dessus. D’autre part, je ne crois pas que nous devions céder et quitter les terres de nos ancêtres. Restons là où nous sommes.
Les hommes se mirent à parler tous à la fois :
— Mais ce n’est pas aux Français à nommer nos chefs !
— Ils s’installent partout en brandissant des chiffons de papier !
— Ils arrêtent tous ceux qui prétendent s’opposer à leurs lois !
— Ils rasent leurs villages !
— Ils ont morcelé notre pays. Voilà à présent qu’ils veulent le détruire !
— Tu veux dire que nous devons rester les bras croisés à les regarder faire ?
Tassirou secoua fermement la tête et déclara :
— Attendons. Ne bougeons pas. Dieu nous enverra un signe quand il le jugera bon.
Il n’était pas possible aux hommes d’insister davantage. À quoi bon s’attarder auprès de ce timoré, tout juste bon à rouler les grains d’un chapelet ? Pourtant, leur politesse leur interdit de rien manifester, et ils firent honneur au tiöbal7 que leur servaient des esclaves.
Alfa Omar, qui conduisait une délégation venue de Podor, était apparenté au marabout Cheikou Hamadou qui, quelques années auparavant, ayant pris les armes contre les Français dans le Toro, avait été défait par ces derniers avant d’être tué dans le Cayor. Pour ces raisons, sans doute, il pensait toute lutte impossible et était de ceux qui préconisaient l’émigration vers l’est du fleuve Sénégal, vers le Kaarta et même vers Ségou. Mais il avait entendu dire que les Français ne respectaient plus le traité qu’ils avaient signé avec El-Hadj Omar et s’installaient dans le Dialafara, le Fouladougou, régions d’obédience toucouleur. Il fit gravement :
— Il paraît que les Français vendent des armes aux Bambaras.
Tassirou s’exclama :
— Aux Bambaras ! Mais quel est leur calcul ?
Les hommes le regardèrent avec commisération :
— Très simple ! Ils pensent se faire passer pour des sauveurs. Quand ils sont avec des Bambaras, ils se présentent en adversaires des Toucouleurs.
— Et puis, pendant que Toucouleurs et Bambaras se battront, ils prendront leurs terres.
Tassirou secoua la tête :
— Je ne comprends pas ces hommes. Est-ce qu’ils n’ont pas de terres à eux ? Et pourquoi veulent-ils s’emparer de celles des autres ? Pourquoi veulent-ils leur imposer des cultures ? Nos pères nous ont appris à faire pousser le mil !
Comme il n’y avait pas de réponse à ces questions, le silence se fit.
Sous son attitude d’hôte parfait, Tassirou souffrait le martyre. Toute la nuit, il avait guetté un signe de Dieu. Comme il aurait été heureux de se dresser devant ceux qui l’entouraient et de leur dire :
— Je suis prophète de Dieu. J’ai la même mission que les anciens. Je changerai la situation du pays avec l’armée d’anges que Dieu m’a confiée, et je ferai en sorte que la religion musulmane soit au-dessus de toutes les religions de l’univers !
Mais Dieu demeurait sourd, et lui devait demeurer sur sa natte comme un cul-de-jatte.
Les Français avaient fait de Saint-Louis du Sénégal la capitale de leur établissement de la côté d’Afrique et, se servant de cette ville comme d’une base, tentaient de pénétrer toujours plus avant à l’intérieur du pays. Ayant passé des accords avec les souverains du Dimar, du Lao, du Damga, du Lao, du canton des Irlabé, non seulement, ils inondaient toute la région de leurs produits, portant un coup mortel aux productions traditionnelles, ruinant des familles entières d’artisans, mais, encore, ils s’emparaient des terres dont les cultivateurs devenaient de véritables esclaves. On disait qu’ils entendaient construire un chemin de fer qui irait jusqu’à Tombouctou, ainsi qu’une ligne télégraphique le long du fleuve Sénégal. Dans quel dessein ? Tassirou avait beau se poser cette question des centaines de fois, il n’y trouvait pas de réponse.
Ses hôtes se levèrent dans un grand bruit de sabres entrechoqués, et Tassirou les conduisit à l’entrée de la concession. Son cœur était de plus en plus lourd. « Dieu m’a commandé de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils attestent qu’il n’y a de dieu que Dieu. » Phrase sublime qu’il ne prononcerait jamais ! Il retourna vers sa case, traînant les pieds dans le sable, comme s’il était soudain devenu un vieillard sans force.
C’est alors qu’Ayisha apparut entre les cases. Dix fois le jour, Tassirou suppliait le ciel de lui pardonner d’éprouver tant d’amour pour une créature. Puis, il se disait que l’amour de la créature renvoie au Créateur, et il se sentait apaisé. Depuis treize ans que durait leur union, rien ne les avait séparés, à part le fantôme du mari défunt qui rôdait toujours quand ils étaient ensemble. Mais cette dévotion, cette fidélité à un disparu n’était-elle pas précieuse, témoignant des qualités spirituelles de l’épouse ? Ayisha leva vers lui un visage bouleversé aux yeux brillants de larmes et murmura :
— C’est qu’il est tellement heureux de partir ! Si tu l’entendais rire et s’en vanter auprès de ses jeunes frères !
Ingratitude de l’enfance ! Tassirou se rappela tout le soin qu’il avait pris pour élever ce garçon qui n’était pas le sien, les soucis et les veilles d’Ayisha. La tristesse qu’il éprouvait déjà s’appesantit sur tout son être. Néanmoins, ils s’efforça de ne rien en laisser paraître et rassura Ayisha tendrement :
— Laisse ! Cela est de son âge, mais il nous reviendra…