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— Mère, pourquoi l’aimes-tu plus que moi ? Pourquoi es-tu si heureuse de son arrivée que tu ne me prêtes plus attention ?

Abdel Salam parlait d’une voix plaintive, en triturant la soie blanche de son caftan. Il avait près de douze ans et cette conversation avec sa mère était déplacée. Mais Maryem n’avait pas élevé cet enfant ainsi que l’exigeait la réserve peule et n’avait jamais su contrôler les manifestations de son affection. Au contraire. Elle avait besoin de s’en assurer, de la vérifier à tout instant pour se persuader que, grâce à elle, sa vie avait retrouvé du prix. Elle serra Abdel Salam à l’étouffer et lui expliqua tendrement :

— Je ne l’aime pas plus que toi. Mais il a tellement souffert ! Son père a été tué quand il avait ton âge. Ensuite, il a vu son pays entraîné dans la guerre et a perdu une jambe en le défendant. Bien heureux, toutefois, de garder la vie quand son meilleur ami mourait à côté de lui, et que son frère disparaissait ! Il est seul, diminué dans son corps, blessé dans son âme. Tu comprends cela, n’est-ce pas ?

Abdel Salam ne répondit pas. Le visage appuyé contre le cou tiède et parfumé de sa mère, il savourait cet instant de bonheur interdit. Bientôt, il faudrait la quitter, rejoindre ses camarades à l’école coranique et s’asseoir sous le regard sévère d’un malam1. Abdel Salam n’était pas inintelligent. Néanmoins, quand il fallait réciter des versets du Coran, faire montre de vivacité d’esprit, la nuit tombait sur ses pensées qui s’éteignaient une à une tandis que les mots s’envolaient comme emportés par le vent. Alors, il restait debout, silencieux, hébété, objet de risée de tous ceux qui l’entouraient. Maryem répéta :

— Tu comprends cela, n’est-ce pas ?

Abdel Salam hocha la tête sans entrain. C’est alors que l’on entendit un bruit de pas, assourdi par les tapis de la pièce voisine. En hâte, la mère et le fils se séparèrent. Abdullahi entra. Son regard effleura à peine Abdel Salam. Pourtant, l’enfant le savait, aucun détail n’échappait à son père. Ni les traces de larmes sur ses joues, ni le trouble de Maryem et le désordre de ses voiles. Ramassant sa planchette qu’il avait posée par terre, il sortit. Quand Maryem et Abdullahi furent seuls, ce dernier dit avec exaspération :

— Si cela continue, je l’enverrai chez mon frère à Daura. Il me le demande depuis un an. Par faiblesse, je tergiversais. Mais tu dépasses les bornes. Qu’est-ce que tu veux faire de ce garçon ? Un efféminé qui fasse honte à mon nom ?

Maryem accepta la remontrance humblement. Sa terreur était de voir son mari mettre ses menaces à exécution et de revivre les angoisses qu’elle avait connues seize ans plus tôt, quand son premier époux, Tiékoro, l’avait séparée de son fils Mohammed. Elle était prête à tout pour éviter cela et posa sur son visage le masque de la soumission la plus absolue. Abdullahi se radoucit :

— J’ai envoyé une escorte armée à la rencontre de notre fils. Avec tous ces Maradawa2 qui infestent les routes, il ne faudrait pas qu’il lui arrive malheur.

Ah ! malgré sa sévérité et la rigidité de ses manières, comme Abdullahi était attentionné ! Comme il avait le cœur pétri de délicatesse ! Pleine de gratitude, elle interrogea :

— Quand penses-tu qu’il sera parmi nous ?

Cette fois encore, il y avait, malgré ses efforts de retenue, trop de passion dans sa question et Abdullahi, mécontent à nouveau, s’éloigna :

— Cela, Allah seul le sait !

Quand Maryem était revenue de Ségou, meurtrie par la mort de Tiékoro et la séparation d’avec son fils unique, elle n’avait qu’un désir : vivre dans la prière et la réclusion, à l’abri des murailles du palais du sultan de Sokoto. Pourtant, elle n’y demeurait pas depuis un an que son père l’avait fait paraître devant lui. Un homme demandait sa main. Et quel homme ! Abdullahi, le maaji3 de l’émir de Kano, venu à Sokoto pour une des visites d’allégeance annuelles. Maryem était restée interdite. Quoi ? Un homme demandait sa main ? Où l’avait-il vue ? Quand, drapée de voiles noirs, elle se hâtait vers des lieux de culte ? Pouvait-elle encore enfanter ? N’était-elle pas une vieille femme avec ses trente-cinq saisons sèches ? C’est avec une curiosité empreinte d’une secrète reconnaissance qu’elle avait consenti à rencontrer ce prétendant inattendu. Et quand elle avait été face à lui, grand, un peu voûté, l’ombre de son turban bleu obscurcissant encore son regard, elle avait su qu’Allah lui signifiait la fin de la solitude et des souffrances. C’est sans appréhension qu’elle avait posé sa main dans la sienne, à la fois très forte et très douce, et qu’elle était partie en sa compagnie jusqu’à la colline de Dalla, sur laquelle s’élève la ville de Kano.

L’année suivante, elle avait été bénie d’un fils. Deux ans plus tard, d’un second. Mais celui-là n’avait fait que traverser le monde. Ensuite, elle n’avait plus enfanté. Toutefois, Abdullahi ne le lui avait pas reproché, la traitant avec l’honneur et le respect dus à une première épouse, alors qu’elle était la quatrième en rang d’arrivée dans sa maison. En revanche, ses trois autres femmes, descendantes comme lui de dignitaires peuls, compagnons du Shehu Ousman dan Fodio, le fondateur de l’empire, ne se privaient pas de rappeler que Maryem avait vécu des années en terre fétichiste de Ségou. Qu’elle s’y était souillée de la proximité d’idoles. Qu’elle y avait mis au monde des enfants à moitié bambaras, dont le sang, par conséquent, charriait toutes sortes de vices. Et même, qu’un temps elle avait été mariée à un apostat. Cette dernière accusation mettait Maryem en rage. Elle se rappelait comment, avant le lever du jour, elle avait fui la concession de Traoré à Ségou, sitôt connue la décision du conseil de famille de la donner à Siga. Elle avait couru tant de dangers pour respecter les devoirs de sa foi ! Aussi, l’envie la prenait de balancer pilons et calebasses à la tête de ces femmes de haute naissance qui, entourées d’esclaves, avaient passé sans douleur de la concession d’un père à celle d’un mari, et qui ignoreraient toujours que l’existence peut être injuste et cruelle. Ensuite, elle se reprochait ces impulsions, indignes d’une croyante. Le Prophète n’a-t-il pas dit : « Ne te mets pas en colère ? »

Maryem sortit dans la cour sur laquelle s’ouvrait sa case. Elle ne prêtait aucune attention à ces allées et venues du matin, esclaves portant des calebasses de bouillie de mil, enfants se hâtant vers l’école coranique, femmes se dirigeant vers les cases d’eau. Elle ne songeait qu’à son fils. Mohammed. Leur dernière rencontre avait eu lieu quatorze ans plus tôt, dans la concession de Cheikou Hamadou à Hamdallay. Petit garçon rendu malingre par sa vie de sainte mendicité ! Quel homme était-il devenu ? Maryem savait qu’il était amputé d’une jambe, c’est-à-dire réduit à l’état d’invalide dans la fleur de son âge. Plus jamais, les luttes victorieuses, les regards admiratifs et les chants de louange des jeunes filles ! Ô Dieu, qu’il est dur, parfois, de Te nommer « le Clément et le Miséricordieux » ! Maryem, qui acceptait toute la sainteté du jihad, puisque ses ancêtres l’avaient mené contre les souverains païens des États haoussas, aurait dû souhaiter la victoire des Toucouleurs musulmans sur les Bambaras fétichistes. Et, pourtant, elle haïssait El-Hadj Omar et ses talibés. N’était-ce pas les balles de leurs fusils, armes sataniques achetées aux Blancs infidèles, qui, en trois endroits, avaient perforé la jambe de son fils ? Peuls et Bambaras, quant à eux, ne possédaient que des flèches, des sabres, des lances et des haches, armes franches pour les combats francs.

Étant donné ses hautes fonctions, Abdullahi et sa famille résidaient dans l’enceinte du palais de l’émir de Kano, face à la grande mosquée. À l’entrée, une austère construction de briques ocres abritait les tombes des premiers émirs, tous peuls et disciples d’Ousman dan Fodio. Une fois franchie la porte monumentale devant laquelle des gardes, en habit matelassé sous leur cotte de mailles, s’appuyaient sur leurs lances longues de plusieurs pieds, les visiteurs devaient tourner la tête vers cette cité des morts. Et ce murmure de prières, mêlé au piétinement des chevaux que retenaient les palefreniers, au braiement sec des chameaux, au son un peu lugubre des kakaki, les longues trompes qui annonçaient la venue des hôtes de marque, composait une musique harmonieusement discordante, symbole de la vie vibrante du palais.

Kano faisait partie des sept villes haoussas édifiées par les descendants de la légendaire reine Daura. En 1807, pendant le jihad du Shehu peul Ousman dan Fodio, elle avait été conquise et intégrée dans l’empire qu’il avait édifié. Elle portait la marque de son origine guerrière sous la forme d’un mur de plus de cinquante pieds de haut, doublé d’un fossé planté d’épineux si épais qu’ils décourageaient l’avancée de l’ennemi. Treize portes renforcées de barres de métal y donnaient accès, dont l’ouverture et la fermeture étaient soigneusement réglementées, car Kano avait pour ennemis et ceux qui haïssaient l’islam qu’elle incarnait à présent, et ceux qui convoitaient ses richesses. Comme le Sarkin Kofa venait de les ouvrir, entouré de ses archers, Maryem aurait bien aimé s’aventurer au-dehors pour, tel un guetteur, parcourir du regard la plaine âpre et sèche sur laquelle flottait le nuage de poussière soulevée par les sabots des chameaux des caravanes ou ceux des montures des cavaliers. Dans cette région-là, non plus, l’islam n’avait pas apporté la paix. Il avait suscité des querelles entre peuples, entre familles, entre voisins, entre frères. Malgré sa foi profonde, Maryem se rappelait souvent ces phrases qu’elle entendait autrefois à Ségou : « L’islam, c’est un couteau qui nous divise. » Et songeant à son fils mutilé, elle ne pouvait s’empêcher d’ajouter : « C’est un couteau qui nous inflige des blessures dont nous ne nous remettons jamais. »

Rendue craintive par sa vie de réclusion, elle qui autrefois ne craignait rien, Maryem rabattit son voile sur son visage et demeura dans les ruelles tortueuses, encombrées de moutons, de volaille et d’enfants jouant en toute liberté. À chaque instant, elle devait céder la place à des cortèges d’ânes et d’esclaves chargés de marchandises, car, depuis sa fondation au VIIe siècle, Kano avait été une métropole commerciale. Ses tissus étaient réputés, comme le travail de ses teinturières, dont on pouvait apercevoir les cuves béantes, lourdes d’une eau trouble.

Quand arriverait Mohammed ?

De Hamdallay à Kano, la route était si longue et semée de tant de dangers. Raids esclavagistes. Guerres religieuses. Quelles nouvelles avait-il de Ségou où il n’était pas rentré depuis la bataille de Kassakéri4 à laquelle il avait pris part ? À Kano, les voyageurs n’apportaient que des rumeurs confuses.

Ils disaient que Ségou résistait encore. On disait que l’issue des affrontements entre les Bambaras, leurs alliés du Macina et les Toucouleurs était incertaine. Chacun s’observait. El-Hadj Omar attendait des armes de renfort des traitants français de Saint-Louis du Sénégal. Derrière leurs murailles de terre, les armées de Ségou se préparaient fiévreusement au combat, les forgerons fabriquant les armes de jet, les javelots et les lances à fer étroit ou à fer large, dont les Peuls du Macina leur avaient appris l’emploi. S’il était un point que Maryem ne comprenait pas, c’était l’attitude de Mohammed vis-à-vis de Ségou. Ses lettres ne lui expliquaient pas pourquoi il n’avait pas à cœur de s’y trouver en pareil moment. Redoutait-il son atmosphère de fièvre et de revanche quand il se savait à tout jamais exclu des combats ? Il est vrai qu’il était confronté à un terrible dilemme. La victoire d’El-Hadj Omar sur les Bambaras signifierait la ruine et l’humiliation du royaume de ses ancêtres. La victoire des Bambaras sur El-Hadj Omar signifierait la défaite de l’islam.

Elle atteignit une des portes de la ville, mais n’osa pas la franchir.

Unijambiste, mon fils, mon très doux fils. Elle sentait des larmes lui monter aux yeux. Elle aurait voulu accueillir Mohammed comme une mère qui retrouve son aîné après une longue absence. Dans la joie et l’éclat du bonheur. Au lieu de cela, son âme était en deuil. Après tout, n’était-ce pas seulement son corps, vile enveloppe charnelle, qui était diminué ? Se répéter cela n’était point consolation.

Maryem demeura longtemps à scruter l’horizon. Un dignitaire monté sur un cheval blanc suivi de ses musiciens et de ses joueurs de tam-tam passa non loin et, soudain, elle eut honte de se trouver là, les pieds dans la poussière et les bras ballants comme une femme du commun. Elle reprit vivement le chemin du palais. Ses coépouses s’étaient-elles aperçues de son absence ?

 

Mohammed rencontra le groupe d’hommes chargés de l’escorter à deux jours de marche de Kano, au sortir du village de Gudu.

Il avait passé la nuit avec sa suite chez un noble haoussa qui le croyait peul, mais l’avait traité avec une exquise courtoisie. Car, en vérité, Mohammed n’était ni un Peul, ni un Haoussa, ni un Bambara. Il n’était ni un musulman ni un fétichiste. Il était au-dessus des querelles d’ethnies et de religions. Il n’était plus qu’un infirme, objet de pitié. Tout changeait quand il s’avançait, s’appuyant sur ses béquilles et faisant glisser dans la poussière son pied unique. Les regards des hommes se détournaient. Ceux de quelques femmes s’emplissaient de larmes, tandis que les enfants retenaient à grand-peine des exclamations de stupeur. Plus il devenait habile, malgré l’absence de sa jambe gauche, à se prosterner pour prier, à se relever, à monter à cheval, à en descendre, plus, paradoxalement, il excitait la curiosité et l’apitoiement. Par instants, il se demandait s’il n’aurait pas mieux fait de demeurer prostré aux abords d’une mosquée comme un estropié de naissance qui n’entend vivre que d’aumônes, et si en prétendant égaler les hommes valides, il ne se rendait pas plus effrayant et pathétique.

À la bataille de Kassakéri, la supériorité des Toucouleurs s’était révélée écrasante, car ils étaient armés de fusils. C’est par milliers que les Bambaras et les Peuls étaient tombés, tandis que leur sang coulait en rigoles, et que leurs chairs se confondaient avec la terre détrempée et rougeâtre. À la fin de trois jours d’affrontements, les hommes d’El-Hadj Omar avaient trié les victimes. Ils avaient achevé les Bambaras et renvoyé vers le Macina tous les Peuls. Un cortège de civières, de brancards, d’hommes sans armes et humiliés s’était mis en route vers les frontières du royaume d’Amadou Amadou, où l’on avait édifié en hâte des huttes-hôpitaux. Pourtant, si les guérisseurs peuls excellaient à soigner les blessures causées par les armes blanches et à administrer de puissants antidotes aux poisons dont étaient enduites les flèches, ils ne savaient pas extraire les balles et panser ces terribles plaies où la chair labourée virait au violet et suppurait. Aussi, sur les conseils du Cheikh al-Bekkay, son allié de Tombouctou, Amadou Amadou avait fait venir du Maroc et de l’Égypte des chirurgiens arabes versés dans l’art des opérations et des amputations.

Mohammed retrouva la conscience du monde au milieu d’autres hommes, pleurant et délirant de douleur. À cause de son physique, les talibés d’El-Hadj Omar l’avaient pris pour un Peul et l’avaient rapatrié vers le Macina. Il balbutia :

— Où est mon frère Alfa Guidado ? Où est mon frère Olubunmi ?

— Le premier est mort. Nous ne connaissons personne du nom du second.

Mohammed s’évanouit à nouveau. Quand il revint à lui, il pensa que la mort était préférable, tant il éprouvait une épouvantable douleur au côté gauche. Il lui sembla que, rougie au feu, la lame d’une hache était plantée dans sa chair, tandis qu’aux alentours vibraient mille flèches acérées dont les poisons suintaient goutte à goutte au plus profond de ses os. Il crut hurler, mais n’émit qu’un gémissement d’enfant. Un Arabe, brun et barbu, s’approcha de lui et lui dit :

— Tu garderas la vie. N’est-ce pas l’essentiel ? Quel don de Dieu surpasse celui-là ?

Alors, Mohammed apprit qu’il avait été amputé de la jambe gauche presque au ras de l’aine. Amputé ? Invalide ? Il serait donc pareil à ces malheureux qui se traînent aux abords des mosquées et excitent la pitié des bien-portants ? Le médecin arabe secoua la tête :

— Non. Bientôt, nous t’apprendrons à te servir de béquilles !

Des béquilles ! Mohammed regarda avec horreur ces pièces de bambou qui prétendaient faire l’usage de la chair et du sang. Un moment, il songea à se tuer. Puis il haït la pensée de ce péché, et, patiemment, il commença à vaincre la révolte de son cœur.

À se répéter nuit et jour, la sourate du Figuier : « Certes, nous avons créé l’homme sous la forme la plus belle ! Puis nous le renverrons au plus bas des degrés ! »

À continuer de louer son Créateur. À serrer les dents pour ne pas blasphémer. Son cœur, qui avait été un lac paisible ne reflétant que l’amour, amour de Dieu, amour de son prochain, amour de sa famille, devint un océan de rancœurs, de violences, de désespoirs. Une seule image parvenait à en apaiser le tumulte : celle d’Ayisha. Très vite, Mohammed se livra à de secrets calculs. La loi voulait qu’en cas de décès de son époux, la femme revienne au frère cadet du défunt. N’était-il pas aussi proche d’Alfa Guidado qu’un frère de lait ? En outre, par bonheur, il était de quelques mois son cadet. Il saurait donc persuader Ayisha qu’en l’épousant elle ne contreviendrait pas aux volontés de Dieu et pourrait à tout moment s’entretenir du défunt, évoquer ses vertus et ranimer son souvenir. En fait, ce mariage serait le meilleur moyen de demeurer fidèle à celui qu’ils pleuraient tous les deux.

Dès qu’il put se tenir à dos d’âne, avec l’aide de deux esclaves, il prit le chemin de Hamdallay. Hamdallay ! Que de souvenirs dans cette ville ! Voilà la porte de Damal Fakala sous laquelle il avait chevauché comme un fou, le jour où, Dieu lui pardonne, il avait songé à s’ôter la vie ! Voilà les carrefours où il mendiait de la nourriture avec Alfa ! Voilà la mosquée où il priait à côté de son ami. Pourquoi n’était-il pas mort avec lui ? C’est ensemble qu’ils se seraient rendus dans le féerique Djanna ! Puis une laide consolation l’envahit. Qui sait si Dieu ne l’avait pas gardé en vie à seule fin de recueillir Ayisha !

Le père d’Alfa, Alhaji Guidado, accueillit Mohammed avec les apparences de la plus vive affection. Il avait considérablement vieilli depuis la mort de son fils et renoncé à toutes les charges qu’il occupait autrefois. Désormais, il ne voulait plus passer sa vie qu’en prières, et renvoyait tous ceux qui venaient lui demander conseil, en affirmant qu’il n’était qu’un misérable pécheur. N’était-ce point à cause de cela que Dieu lui avait enlevé son fils ?

Parmi toutes les femmes de la maison qui accoururent pour le saluer et le plaindre, Mohammed ne vit point Ayisha. Une semaine se passa ainsi. Le huitième jour, n’y tenant plus, Mohammed osa interroger son hôte :

— Père, que devient notre épouse Ayisha ? Je ne l’ai pas encore saluée…

Le visage du vieillard s’assombrit et il murmura :

— Je me fais beaucoup de souci pour elle. Le hadith du Prophète ne dit-il pas : Sache que la patience suit la victoire, la joie, l’adversité, et le succès, la misère ? Or il semble qu’Ayisha ne désire que la mort. Sans les remontrances de mes femmes, elle ne s’alimenterait même pas.

Mohammed bredouilla :

— Ne pourrais-je la voir ? Peut-être éprouverait-elle du soulagement à s’entretenir avec l’ami-frère de son époux disparu ?

Si Alhaji Guidado se souvenait que Mohammed avait autrefois troublé le mariage d’Alfa et d’Ayisha et savait les raisons de ce scandale, il n’en laissa rien paraître et fit seulement :

— Je lui ferai part de ton désir…

Mohammed parcourut du regard la succession de cases rondes à toit de paille derrière la clôture de tiges de mil qui formaient la concession d’Alhaji Guidado. Cet homme qui avait occupé de si hautes fonctions était resté fidèle au mode de vie peul et ne s’était jamais fait bâtir une maison à étages comme les dignitaires de Hamdallay qui copiaient les mœurs des habitants de Djenné et de Ségou. Au-delà des cases s’étendait une zereïba5 où étaient enfermées une douzaine de vaches aux belles cornes que des esclaves trayaient deux fois par jour et emmenaient dans les pâturages situés en dehors de la ville.

Où se cachait Ayisha ? Que faisait-elle ?

Mohammed s’empara de ses béquilles, tenta de se mettre debout sans aide et, n’y parvenant pas, héla l’esclave bozo qui, de loin, le regardait. Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait cette fille dont le comportement différait de celui des autres. Jamais un mouvement pour se porter à son secours. Jamais la moindre attention, la moindre prévenance. Au contraire, un œil qu’on aurait dit moqueur, une impatiente désinvolture. Un jour, une de ses béquilles ayant glissé, Mohammed s’était retrouvé sur le derrière dans la cour encombrée de bouse de vache et de paille. Et la fille était restée plantée là devant lui, sans même lui tendre la main. Ce n’était pas la seule incongruité de son comportement. Bien qu’elle soit dans une demeure pieuse, elle allait souvent seins nus, les fesses moulées dans un pagne de coton à rayures bleues et blanches. On sentait cependant que ce n’était pas provocation. Simplement, elle donnait ainsi la mesure de sa liberté. Mohammed l’interrogea :

— Comment t’appelles-tu ?

— Tu peux, si tu veux, m’appeler Awa.

Sur cette réponse insolente, elle s’éloigna, faisant tinter les perles de sa taille. Aurait-il eu ses deux jambes que Mohammed l’aurait poursuivie. Ayisha exceptée, aucune femme n’avait jamais retenu son attention. D’ailleurs, quand il pensait à sa bien-aimée, il n’imaginait aucun échange charnel. Il se voyait assis près d’elle, admis dans son intimité, tandis qu’elle allait et venait, tête nue, parlant interminablement d’Alfa Guidado. Des jours à Hamdallay. Ségou. De la guerre… L’émoi qu’il sentait à présent dans son être était bien différent. Son sexe auquel il ne songeait jamais, bourgeon sans force resserré entre un moignon et une jambe amaigrie, prenait vigueur et palpitait au galop de son sang. Était-ce cela le désir du corps d’une femme ?

Il attendit le soir dans un état de fébrilité qu’il n’avait jamais connu. Il s’efforçait de lire son Coran, mais les phrases divines dansaient devant ses yeux. Quand il essayait de les réciter à haute voix, sa langue était nouée comme celle de l’enfant d’une école coranique que son maître terrifie.

Awa arriva après la prière de l’icha6, portant sur un plateau de vannerie les calebasses du repas. Indifférente en apparence, elle balaya soigneusement le sol, déroula une natte, puis disposa ses calebasses. Ensuite, elle s’en alla chercher de l’eau, tandis que Mohammed suivait du regard chacun de ses gestes et découvrait la fièvre du chasseur à l’affût dans les hautes herbes de la brousse. La proie s’éloigne, revient, décrit des cercles. À sa guise ! Pourtant sa liberté est condamnée…

Parcourant d’un œil sombre les calebasses du repas, il s’exclama :

— Mais où est donc mon infusion de ngaro ?

— Je te l’apporte tout de suite, maître !

Il sentait bien que cette humilité était feinte, et qu’Awa savait la confusion de son être. Elle s’éloigna à nouveau et fut si longtemps absente qu’il crut qu’elle se jouait de lui et ne reviendrait pas. Il se mit à rouler les grains de son chapelet. Mais quelle humiliante prière montait de lui :

— Qu’elle vienne, ô mon Dieu !

Enfin, elle réapparut. Elle s’était changée et portait un pagne d’une blancheur immaculée, noué à la taille au-dessous de ses seins aigus, aux mamelons larges et couleur d’aubergine. Quand elle s’approcha pour lui tendre la calebasse de ngaro, un parfum qu’il n’aurait su nommer monta jusqu’à lui. Les battements de son cœur s’amplifièrent jusqu’à composer une musique violente qui l’assourdit entièrement. Il tenta de se nourrir, mais ne put avaler une bouchée, et elle, comme si elle triomphait, empila les calebasses encore pleines sur le plateau afin de les rapporter à la cuisine.

Il attendit à nouveau. Elle revint et, avec un parfait naturel, entra à l’intérieur de la case. Au bout d’un moment, il la suivit et, sans savoir ce qu’il faisait, prit place à côté d’elle sur la natte où elle s’était allongée.

Quand, enfin, il osa se tourner vers elle, il se crut transporté sur la rive d’un lac où croissait une fleur inconnue, barbare et charmeuse…

Buhari, qui conduisait l’escorte chargée de protéger Mohammed et sa suite, appartenait à la cavalerie de l’émir, au célèbre corps des baradés, ce qui donnait la mesure de l’estime dans laquelle était tenu le maaji Abdullahi.

Comme son cheval, il était revêtu d’une armure de coton matelassé, la tête protégée par un casque matelassé lui aussi, retenu sous le menton par une chaîne de métal. Il mit pied à terre, se prosterna et s’avança vers Mohammed qui, à sa vue, descendit également de cheval. Comme il procédait à ses ajustements habituels, Buhari détourna la tête, tandis que les paroles du poème lui venaient à l’esprit :

Fils de chef, colle à ta selle

Tiens ta lance

Entre au combat

Toi qui es habitué à l’épaule des chevaux !

Que Mohammed devait souffrir, privé de cette force et de cette agilité qui sont l’orgueil de l’homme bien né ! Buhari s’efforça de ne pas fixer la jambe unique chaussée d’une botte de cuir souple, de couleur écarlate, et murmura :

— Sannu, Seigneur ! Dieu fasse que ta route ait été bonne !

Mohammed lui répondit avec grâce, puis lui présenta ceux qui l’entouraient :

— Ma femme Awa. Mon fils Alfa Oumar, que nous appelons Anady7

Buhari fut surpris. Le maaji Abdullahi ne lui avait parlé ni d’une épouse ni d’un fils. Est-ce à dire qu’il ignorait lui-même leur existence ? Il ne put s’empêcher de jeter un regard plein de curiosité vers celle qui avait accepté un pareil compagnon. Mais il ne distingua qu’une forme drapée d’un burnous sombre comme celui d’une Mauresque. Il la salua, puis, prenant sa monture par la bride, il fit demi-tour, en direction de Kano.

 

Comme les sept autres cités haoussas de la reine Daura, Kano n’avait pas été gagnée sans mal à l’islam. Dès la fin du XIVe siècle, des commerçants venus de l’empire du Mali avaient bien persuadé un sarki8 d’édifier une mosquée, de faire les cinq prières et de prendre des conseillers musulmans qui veilleraient aux affaires du royaume. Mais la nouvelle religion n’avait jamais quitté l’enceinte du palais royal, et les prédicateurs venus ultérieurement de Tombouctou et des pays du Maghreb continuaient à déplorer les vices des dirigeants haoussas.

Tout cela avait changé avec le Shehu Ousman dan Fodio.

La tradition de l’islam prétend qu’une fois par siècle Dieu choisit un croyant pour raffermir la foi des hommes et purifier la religion. Un juste ! Sans aucun doute, le Shehu était celui que Dieu avait élu !

Quittant le village de Degel où il vivait avec ses parents, le Shehu s’en était allé au-delà des frontières du Gobir, à travers le Konni et le Zamfara. Et il avait fait pleuvoir le feu de Dieu. Il avait détrôné les rois haoussas idolâtres qu’il remplaçait par des Peuls musulmans. Il avait brûlé, calciné les pécheurs et les tièdes, étonnant tous ceux qu’il rencontrait par la justesse de ses prophéties. N’avait-il pas dit à Bawa le guerrier qui s’apprêtait à partir au combat :

— Puissant sarki, ne chausse pas tes étriers !

Et Bawa avait trouvé la mort au pied des murailles de Tsibiri… Pendant des années, le Shehu avait mené le jihad. Puis, une fois l’arbre d’islam solidement planté en terre, il s’était retiré dans la prière et la contemplation. À sa mort, l’empire qu’il avait édifié avait été divisé en deux. À l’est, son fils Muhammad Bello. À l’ouest, son frère cadet, Abdullahi. Et dès lors, de Sokoto à Zamfara, de Katsina à Daura, de Kano à Zaria ou à Nupé et Bauchi, les mosquées étaient plus nombreuses que les grains de sable du désert.

Belle et édifiante histoire !

Pourtant, Mohammed, guidant sa monture le long de la piste poussiéreuse qui menait à la cité fortifiée, savait que ce n’était qu’apparence. Une fois le Shehu Ousman dan Fodio disparu et le royaume divisé, la dégénérescence religieuse avait commencé. Comme dans le Macina après la disparition de Cheikou Hamadou, ce n’était que querelles de clans et de confréries, que luttes pour le pouvoir politique. Là aussi, l’islam était pareil à un pagne d’indigo qu’une femme a trop lavé et dont la couleur est passée. D’aucuns diraient qu’il fallait à cette région le zèle d’un El-Hadj Omar afin de rallumer le feu de Dieu et de rendre l’islam à sa pureté originelle. Cependant, Mohammed ne pouvait partager cette vue. Son esprit n’était que confusion.

Il ne pouvait se rappeler sans un frisson de révolte les corps de tant d’innocents fauchés dans la fleur de leur âge, entassés dans le cirque de Kassakéri. Il avait encore dans l’oreille les plaintes des blessés, des amputés, rescapés terrifiés du couteau des chirurgiens arabes. Si l’empire de Dieu doit se fonder sur la souffrance, le désespoir ou la mort des hommes, alors, tant pis pour Dieu ! Dieu ne vaut pas le pleur d’une mère privée de son fils ! Dieu ne vaut pas le sanglot d’une veuve face au corps sans vie de son mari !

Puis ses pensées lui faisaient peur. Prenant son exemplaire du Coran, il s’abîmait dans la lecture des sourates et se persuadait qu’El-Hadj Omar ne faisait que prendre à la lettre les préceptes du Coran.

« Tu dois combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils attestent qu’il n’y a de dieu que Dieu. » Son œuvre était juste et bonne. Juste et bonne ? Un troupeau de gazelles qui passa presque sous les sabots des chevaux tira l’esprit de Mohammed de ce continuel dilemme. Autour de lui, c’était le spectacle familier de la brousse en saison sèche. Solidement accrochés à la terre, couverte par endroits d’une herbe couleur de soufre, les baobabs exhibaient leurs moignons tragiques. Entre leurs masses tourmentées s’alignaient les troncs sveltes et élancés des rôniers. Le soleil se cachait derrière un voile gris de nuages, mais ce n’était que pour mieux affirmer son empire. L’air était immobile et brûlant. Mohammed s’efforça de penser au bonheur qui l’attendait. Quatorze ans qu’il n’avait vu sa mère. Leur dernière rencontre avait eu lieu à Hamdallay, dans la concession de Cheikou Hamadou. À présent, il retournait vers elle comme vers le seul vrai refuge. Elle poserait les mains sur son front. Il fermerait les yeux, tandis qu’elle le couvrirait de baisers comme lorsqu’il était un nourrisson, éclos à la chaleur de son ventre. Elle lui poserait des questions dont il préparait déjà les réponses :

— Mère, je l’ai épousée, car je ne voulais pas ressembler à ces musulmans qui se complaisent dans la luxure et le concubinage. Pour son rachat, j’ai versé à Alhaji Guidado dix mille cauris que fa Ben m’a fait parvenir de Ségou, en me priant de rentrer chez nous. Mais je ne pouvais rentrer à Ségou sans te voir. Mère, ce n’est plus ni une Bozo ni une esclave. C’est ma femme, et je te demande de la traiter comme telle, pour l’amour de moi.

Puis il poursuivrait :

— Mère, celle que j’aime s’est, une fois de plus, refusée à moi. Elle me hait et me méprise. Elle voit en moi un Bambara, responsable de la mort de son mari. Mère, les femmes sont-elles démentes ou cruelles ? Pardonne-moi, je ne sais plus ce que je dis… Mohammed ne savait quelle image en lui était la plus douloureuse. Celle des corps entassés dans le cirque de Kassakéri. Celle des rescapés dans les hôpitaux. Ou alors celle d’Ayisha le couvrant d’injures et de reproches lors de leur dernière entrevue.

Quelle injustice ! N’avait-il pas aimé Alfa Guidado autant que lui-même ?

Au sortir de chez elle, il n’avait même plus la force de conduire son cheval jusqu’à la mare d’Amba comme il l’avait fait autrefois. Il ne souhaitait que tomber là, dans cette cour ensoleillée, entre les pattes des bestiaux et les pieds des esclaves. Comme en un rêve, il était retourné vers la case de passage qu’il occupait chez Alhaji Guidado, traversant l’école coranique que tenait un de ses fils. Les enfants assis sur des peaux de chèvre avaient levé vers lui des regards curieux, tandis que leur maître traçait dans la cendre répandue sur le sol les chiffres et les diagrammes de sa leçon. Plus loin, un assistant, l’air appliqué, fabriquait de l’encre avec un mélange de gomme arabique et de noir de fumée. Lui, Mohammed, ne voyait rien. Pourquoi le tenir pour responsable ? Pourquoi ?

Derrière son dos, Mohammed entendit le pleur d’Anady et fit tourner sa monture de manière à se trouver à la hauteur de celle d’Awa :

— Qu’est-ce qu’il a ?

Elle eut un haussement d’épaules :

— Sans doute le balancement du cheval le fatigue…

Bien qu’on n’ait pas couvert beaucoup de route, Mohammed fit signe à Buhari d’arrêter l’escorte.

Il avait appris à son cheval à obéir à sa voix, à plier les genoux à son commandement, à ne se relever que lorsqu’il avait trouvé équilibre sur son dos. Il rangeait ses béquilles le long des flancs de l’animal grâce à un système de sangles conçu à cet effet, les déplaçait et prenait appui sur elles quand cela lui était nécessaire.

Awa le fixait avec intensité. Cette relative agilité, cette indépendance de mouvements étaient son œuvre. C’est elle qui, subtilement, avait insufflé à Mohammed la volonté de ne dépendre de personne, de rejeter tout secours, même bien intentionné, car la pente naturelle de l’esprit d’un infirme est l’apitoiement sur lui-même et la recherche de sympathie. Comme elle avait dû s’aguerrir pour ne pas voler vers lui quand il trébuchait, pour ne pas le soutenir et pleurer avec lui de ses échecs ! À présent, elle était récompensée puisque, d’une loque gémissante, elle avait fait l’égal d’un bien-portant. Pourtant, cette réussite s’était retournée contre elle. Une sorte de dureté, de froideur, s’était définitivement installée dans leurs rapports. Jamais de tendresse. Jamais d’épanchements. Mohammed la prenait sans douceur comme pour lui prouver qu’à ces moments-là, au moins, il était le maître, et elle ressentait le plaisir comme une défaite dont il aurait fallu se garder.

Elle avait espéré que le temps ferait son ouvrage, et que Mohammed finirait bien par s’apercevoir des trésors d’amour que renfermait le cœur de sa compagne. Mais, voilà, il ne s’en souciait pas, occupé à ressasser des rêves, à réchauffer les cendres d’un impossible amour.

En ce moment, Awa était particulièrement accablée. Cette mère vers laquelle Mohammed courait à présent, traversant les fleuves, galopant le long de la brousse interminable, était une Peule de sang royal. Comment accueillerait-elle une bru bozo, c’est-à-dire venant d’un peuple que ceux du Macina avaient réduit en esclaves et traité comme des marchandises ? C’était là un des principaux reproches que l’on faisait à Amadou Amadou, et, avant lui, qu’on avait faits à son père et à son grand-père. L’islam qu’ils professaient ne les empêchait pas de déshonorer et d’humilier leurs semblables s’ils les jugeaient d’ethnies inférieures. Aussi, contrairement à ceux qui les haïssaient, poussée par un esprit de revanche, elle souhaitait la victoire des Toucouleurs, de Nioro à Bandiagara, de Ségou à Sikasso. Elle n’ignorait pas que nombre des siens s’étaient ralliés à leur cause et, usant de leur position privilégiée de « maîtres de l’Eau », leur fournissaient des laptots9 pour le transport des guerriers le long du Joliba, et son cœur s’en réjouissait.

Mohammed descendit de cheval et, s’appuyant lourdement contre sa monture, d’une main, il dégagea ses béquilles qu’il plaça habilement sous ses aisselles. Autrefois, ce contact continu lui causait de profondes ulcérations qu’Awa soignait avec des onguents et des emplâtres. Puis, peu à peu, cette chair-là aussi s’était endurcie.

Awa s’assit sur un pagne qu’elle étendit sur le sol, et le petit Anady qu’elle posa près d’elle commença de ramper vers son père. Il ne marchait pas encore, c’était une boule de chair gracieuse et toujours en mouvement. Par jeu, Buhari lui tendit le casque décoré de plumes d’autruches et d’oiseaux aux vives couleurs qu’il venait d’ôter. L’enfant, effrayé, revint vivement vers sa mère. Tout le monde se mit à rire tandis que Mohammed raillait tendrement :

— Eh bien, tu ne veux donc pas être soldat ?

Awa tressaillit. Non, son fils ne serait jamais un soldat. Elle saurait lui inculquer la haine des armes qui tuent, qui déchirent, qui infligent la souffrance. Elle saurait lui apprendre à respecter la vie la plus humble et, partant, à tolérer la différence. Brusquement, tous ces hommes autour d’elle lui parurent autant d’ennemis qui allaient lui ôter son enfant et l’entraîner vers des voies dangereuses. Elle les regarda avec terreur. Après avoir mis pied à terre, ils posaient leurs boucliers circulaires faits de peau d’éléphant ou de buffle, mais ils ne se défaisaient ni de leurs lances ni des épées plates emprisonnées dans des fourreaux de cuir repoussé, qui leur battaient les cuisses. Aussi, ils formaient, le front enturbanné sous de larges chapeaux de paille, un ensemble formidable.

Awa fit taire cette terreur en elle. Que craignait-elle ? L’esprit de sa défunte mère n’était-il pas près d’elle à chaque instant, avec celui de son père, pour la défendre et la protéger ? Ils avaient toujours été autour d’elle à chaque instant de sa vie. Ils n’avaient disparu que pour mieux être présents.

1- Maître d’école.

2- Habitants de Maradi, ennemis de Kano.

3- Trésorier.

4- 12 août 1856.

5- Parc en fouldoudé.

6- Prière de l’entrée de la nuit.

7- Premier-né en peul.

8- Roi haoussa.

9- Piroguiers.