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Quelques jours après la mort de leur ville, les Traoré durent envisager de nouveaux deuils. Qu’étaient devenus Omar et Ali, demeurés dans le camp de Ouéta ? Les Français et les Tirailleurs marchant sur Ségou avaient-ils rencontré la « Lumière d’Allah » et avait-elle tenté de livrer combat ? Avait-elle été écrasée ? Dans cette terrible incertitude, Ali et les chefs de la famille prirent la direction des portes de la ville.

Comme on n’en avait qu’aux Toucouleurs, ils purent en sortir sans difficulté. Le colonel Archinard avait laissé les Bambaras libres de s’attaquer à tout Toucouleur qu’il rencontrerait. Lui-même en avait parqué des familles entières dans des prisons et des camps improvisés avant de les renvoyer sous bonne garde vers les provinces riveraines du fleuve Sénégal où ils vivaient avant de suivre El Hadj Omar. Aussi, d’immenses files s’étiraient-elles dans la campagne aux abords de Ségou ou traversaient-elles le Joliba en tentant d’emporter les quelques biens qui n’avaient pas été confisqués.

Quel exode ! Quelle humiliation !

Alioune, qui avait toujours haï les Toucouleurs et leur domination, en venait à les plaindre. Qu’avaient-ils fait en fin de compte aux Français ? Et pourquoi ceux-ci attisaient-ils la haine des autres peuples à leur endroit ? Il lui semblait que la prise de Ségou faisait partie d’un plan dont ils ne savaient rien et auquel naïvement ils avaient donné la main.

Alioune n’était pas le seul à penser ainsi. Curieusement, dès le lendemain de la victoire des Français dont on aurait dû se réjouir, les gens commencèrent à s’interroger sur les buts qu’ils poursuivaient réellement, tandis que la sympathie à l’égard des Toucouleurs naissait confusément. En dépit de la présence des espions et des Tirailleurs, on lisait dans les mosquées une proclamation d’Amadou, d’Amadou dont on disait qu’il n’avait pas renoncé au combat :

« Préparez-vous, ô hommes de sagacité ; levez-vous pour les repousser et les éloigner de lieux sacrés de l’islam. Sachez que je suis votre hôte et le premier à marcher en avant, en qualité de chef. Suivez notre exemple dès que vous apprendrez nos combats contre eux. Combattez-les de tous côtés… »

Et, soudain, ceux dont la foi était tiède et qui marmonnaient hâtivement leurs prières se souvenaient que oui, ils étaient des musulmans. Donc des frères. On citait les hadiths : « Le musulman est le frère du musulman. » « Il ne l’opprime pas, l’eau et le fruit de l’arbre sont pour eux deux. » « Ils s’entraident pour résister à tout fauteur de troubles. » « Les musulmans sont comme les doigts d’une même main contre les autres. »

On allait plus loin, se rappelant ce madhi issu des Traoré qui disait : « Nous sommes un. Un. » Et on l’approuvait hautement.

Qu’était-il devenu pendant ces journées de sang et d’angoisse ? Qu’était devenue la « lumière d’Allah » ?

Alioune tenant par la bride son cheval monta dans une des pirogues qui faisaient traverser le fleuve, calmant de la main et de la voix la bête épouvantée. L’eau était couverte de barques naviguant dans les deux sens. Ceux qui, éloignés de Ségou, y rentraient. Ceux qui s’enfuyaient. Des tirailleurs entassaient dans une barque des hommes et des femmes qui s’efforçaient de garder la tête haute. C’était des proches d’Amadou que l’on allait diriger sur le fort de Kita. La veille au soir, les voisins des Traoré, c’est-à-dire toute la famille d’El-Hadj Seydou, avaient été sans ménagement délogés et emmenés vers une destination inconnue. Cela avait porté le dernier coup à Kadidja qui jusqu’alors supportait avec courage l’incertitude concernant Omar.

Alioune n’avait pas beaucoup de sympathie pour Kadidja. Quelque chose de dangereux émanait d’elle, de son regard qui ne se baissait jamais devant celui des hommes, de son attitude trahissant un esprit plus provocant que son corps. Elle était toujours prête, même dans le malheur qui l’accablait, à railler, à prononcer quelque parole désinvolte et cynique qui irritait, surtout venant d’une femme. Apprenant le revirement qui, déjà, se faisait dans bien des cœurs, ne s’était-elle pas moquée :

— Au moins, tout cela servira à quelque chose, puisque les Bambaras deviennent de bons musulmans !

En outre, il n’oubliait pas qu’elle avait une grande part de responsabilité dans les événements qui avaient infléchi le cours de la vie d’Omar. Et, en même temps, il admirait son courage, son indépendance d’esprit, cette fidélité avec laquelle elle avait accepté de vivre si loin des siens, à la limite du désert. Apprenant que ceux qui l’avaient élevée avaient été arrêtés, Kadidja s’était effondrée, muette, sans une larme, et toutes les femmes de la concession se relayaient autour d’elle.

Une fois traversé le fleuve, les chevaux piétinèrent la boue mêlée de coquillages d’huîtres, puis les hommes se remirent en selle. Un peu plus d’une semaine auparavant, Alioune chevauchait sur cette même piste, au côté d’Ali. Comme son humeur était alors différente ! Presque joyeuse, confiante, malgré tout, en l’avenir de Ségou. S’il avait été de ceux qui s’étaient d’abord opposés violemment à l’alliance avec les Français, il avait fini par s’y rallier comme à la seule issue possible. Aujourd’hui, tout était changé. Voilà qu’il redoutait la mort de deux fils ! Voilà qu’il commençait de se demander si, tout simplement, Ségou n’avait pas changé de maîtres.

Chaque jour, sur la place de la mosquée centrale, un étendard à trois couleurs était hissé au faîte d’un mât qui, symboliquement, dépassait tous les arbres. Ceux qui passaient par là devaient s’immobiliser et se tenir raides, les bras le long du corps jusqu’à ce que le tissu bleu, blanc, rouge flotte dans l’air.

Dans un pan de savane calcinée, le camp d’Ouéta apparut. Avant de marcher sur Niamina, les combattants de la « lumière d’Allah » l’avaient évacué, forçant les femmes et les enfants à aller chercher refuge vers Sansanding. Mais les premières étaient revenues. Le spectacle était déchirant. Dans les cases de branchages et de secco, elles s’efforçaient de soigner ceux qui pouvaient l’être. Fabriquant des emplâtres de feuilles, des décoctions de racines, priant comme si la prière peut raccommoder les chairs. À l’est du champ, dans un périmètre tourné vers La Mecque, elles avaient enterré leurs morts et la terre se hérissait de dunes.

Alioune ne s’était jamais battu. Il avait atteint l’âge d’homme quand les Toucouleurs avaient déjà renversé le trône des Diarra, et si, depuis, il vivait dans une constante atmosphère de plans de bataille, de complots, de conflits, d’attaques sporadiques, il n’avait jamais pris les armes et mesuré les ravages que les hommes se font les uns aux autres.

La vue de ces dunes silencieuses, plus, peut-être, que celles des mutilés, suppliciés, estropiés qui gémissaient sur des nattes ou à même le sol le bouleversa et l’emplit d’une sorte de révolte contre Dieu lui-même. Lui qui était si croyant tomba à genoux, répétant inlassablement :

— Pourquoi ?

En même temps, et de façon contradictoire, il ne pouvait s’empêcher de réciter la première sourate : « Louange à Dieu, souverain de l’univers, le clément et le miséricordieux, souverain au jour de la rétribution. C’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours. Dirige-nous dans le sentier droit… »

Quel était ce Dieu qui créait l’homme pour l’abreuver ensuite de souffrances ?

Cependant, la mission n’était pas terminée. Il fallait rechercher Ali et Omar parmi ces corps saignants. Un blessé qui avait toute sa conscience les éclaira. Le madhi était mort. Il marchait en tête, malgré les objurgations d’Idrissa, comme s’il était de son devoir d’être le premier à affronter l’ennemi. Alors, il avait été le premier à tomber.

Quand il avait été à terre, contrairement à ce qu’espéraient sans doute les tirailleurs, une véritable rage s’était emparée des survivants, et ils s’étaient battus avec acharnement. Hélas ! des renforts étaient arrivés de Niamina, et cela avait été la boucherie. Ali ? Il ne connaissait pas celui-là.

Alioune et ses compagnons parcoururent le camp, dévisageant des êtres émaciés, plongés dans le délire ou l’inconscience. En vain. Ils ne retrouvèrent pas Ali et durent reprendre le chemin de Ségou.

 

— Que ferais-je de ta mort ? Quelle place dois-je lui donner dans cette histoire sans bonheur qui fut celle de notre vie ? Que dirais-je de toi à nos enfants ? Et moi, moi, la première concernée, quel souvenir dois-je garder ?

Kadidja interrogeait l’ombre.

Contrairement à ce qu’avaient redouté tous les membres de la famille, le retour d’Alioune et de ses compagnons, les yeux pleins d’horreur et de révolte, sur des chevaux fourbus, n’avait pas achevé de l’abattre. Au contraire. Elle s’était relevée. Sans un mot dans le concert des pleureuses, elle avait offert sa tête au couteau qui devait la raser, avant de se laisser draper de blanc et de prendre place sur un petit tabouret dans le vestibule de sa case.

Dans les cours, les coups de fusil avaient rententi, timides, car on ne connaissait pas là-dessus l’humeur des nouveaux maîtres, et on craignait de les indisposer. Mais la foule était venue nombreuse, consommer des viandes du repas de deuil. Alioune avait bien fait les choses. Deux taureaux, des moutons, de la volaille avaient été immolés en abondance, même si l’on chuchotait déjà que les Français exigeant des impôts bien supérieurs à l’assakal, à l’oussourou et à toutes ces taxes dont El-Hadj Omar puis Amadou étaient friands, chacun devait commencer à être avare de ses biens.

Deux fils d’un coup ! Les gens disaient que malgré leurs efforts pour donner le change, recevoir fastueusement, veiller au bien-être des amis et des parents affluant parfois de villages éloignés, les Traoré n’étaient plus ce qu’ils étaient. Une sorte de laisser-aller triste s’insinuait dans leurs gestes, leurs regards et leurs attitudes. Une sorte d’à-quoi-bon marquait leurs propos d’une tonalité amère. Une subtile inappétence au bonheur. Les gens disaient que tout avait commencé quand il avait fallu couper le dubale de la première cour, remplacé à présent par un fourré d’arbrisseaux sans panache. Quand les esprits des ancêtres s’étaient dispersés pour chercher d’autres reposoirs, ce qui faisait la force et le dynamisme de la famille s’était désintégré aussi. Oui, les gestes de la vie continuaient. Les hommes faisaient l’amour aux femmes, les enfants quittaient le ventre des mères, mais d’une manière routinière et morne. Deux fils d’un coup !

À présent, le silence était revenu sur la concession, et chacun était rentré dans sa case pour pleurer à l’abri des regards, Djénéba avait fait boire à Kadidja une forte infusion de migo qui donne le sommeil et l’avait quittée quand elle l’avait cru endormie. Elle avait à peine gagné le vestibule, cependant, que Kadidja avait rouvert les yeux.

Comme elle avait été l’épouse d’un Bambara, elle n’avait rien à craindre de ceux qui se vengeaient des Toucouleurs ! Alors, elle demeurerait à Ségou. Elle demeurerait dans la famille à laquelle elle appartenait par mariage. Omar n’ayant pas de frères directs, on la donnerait au fils d’un de ses pères, à Idrissa, probablement, qui ne l’avait pas beaucoup aimé, mais traiterait sa veuve comme il convenait. Et, peu à peu, elle oublierait ces cinq années, si amères et, quelque part, si douces.

Kadidja ferma les yeux. Sa vie s’achevait quand celle d’autres commence. À vingt ans.

Il y eut un léger bruit de pas dans le vestibule et Inna apparut. Elle avait bravé les interdictions, et, se faufilant entre les cases, elle était venue rejoindre sa mère. C’était assurément une belle petite fille. Grande pour ses cinq ans, les bras et les jambes tout griffurés des morsures des arbustes, la peau du torse et du visage noircie d’avoir été librement exposée au soleil. Ses mères de la concession l’avaient vêtue, avec une élégance bien inhabituelle pour elle, d’un joli pagne de coton bleu sous une triple ceinture de perles et de cauris. Que comprenait-elle de ces chagrins et de ces lamentations d’adultes ? Kadidja l’avait vue jouer avec emportement dans la cohue des enfants, se jeter sur les bouts de viande qu’on leur concédait. Brusquement, elle semblait grave.

Redoutant les questions qu’elle pourrait poser, Kadidja lui dit, retrouvant le ton de leurs échanges où l’affection se dissimulait toujours :

— Qu’est-ce qu’elle dirait, ta mère, Djénéba, si elle savait que tu es ici ?

L’enfant ne répondit rien et continua de se balancer d’un pied sur l’autre. Puis elle se décida, traversa la pièce et vint s’allonger contre sa mère, écartant résolument Tassirou qui dormait déjà. À ce moment, la lampe à huile s’éteignit, dans un soupir. Dans l’ombre, la mère et la fille demeurèrent l’une contre l’autre sans échanger une parole, communiquant grâce à ce courant tiède entre leurs corps.

Dehors, les semelles cloutées des tirailleurs piétinaient la ville. On savait déjà le nom du Français qui serait au côté de Mari Diarra, un nom impossible à prononcer, mais qu’il faudrait s’accoutumer à articuler avec respect : Underberg ! On avait vu quelques Blancs aux abords des marchés, avec ces fameux carnets sur lesquels ils notaient tout. Individuellement, ils ne semblaient pas méchants. Ils étaient pitoyables, même, avec leur peau rougie et constamment en eau. Ils souriaient aux enfants, s’essayaient à prononcer quelques mots de bambara. On le sentait bien, le danger n’était pas en chacun d’entre eux. Il résidait dans cette mystérieuse collectivité dont ils faisaient partie et qui les envoyait par-delà les mers, au milieu d’autres peuples, avec mission de les dominer.

Les semelles cloutées des tirailleurs piétinaient la ville, et leurs coups de pioche résonnaient. Car, ils n’en finissaient pas d’exhumer le trésor d’Amadou enfoui dans le dionfoutou. Comme ils n’avaient aucun égard pour les livres de sa bibliothèque, ils les rejetaient dans la boue ou superstitieux en déchiraient les pages pour s’en faire des gris-gris. C’est ainsi que Les Lumières de la révélation et les secrets de l’interprétation d’Asrar al-Tanzil, et la Clé donnée par Dieu pour éclaircir ce qui est obscur dans le Coran, de Fath al-Rahman, gisaient piétinés, eux aussi, souillés, parmi des milliers de volumes de grand prix.

— Que ferai-je de ta mort ?

Incapable de trouver le sommeil, Kadidja ouvrit à nouveau les yeux. Tant d’années encore à vivre, sans vraie joie, sans vraie excitation, sans vrai désir. À ce moment, Inna se tourna et étendit le bras en travers de son ventre, encore haut et dur. Ce n’était pas une simple caresse, Kadidja le sentit bien. C’était un geste de protection, une assurance subtilement signifiée qu’elle ne serait jamais seule, que l’enfant y veillerait. Alors, elle se laissa aller à pleurer.

 

Le lendemain matin, le silence de Ségou fut troublé par le battement des tambours et le bruit des clairons précédant le palabre solennel qui se tenait sur la place de la grande mosquée face au palais royal. Mari Diarra, entouré des princes du sang qui l’avaient accompagné dans son exil et qui avaient guerroyé avec lui contre les Toucouleurs, reprenait possession du trône de ses ancêtres. Les grands griots clamaient en s’accompagnant de leurs corans :

— Maître de la bataille ! Maître de la poudre ! Long serpent protecteur de la ville ! Long serpent protecteur de la forêt ! Diarra ! Diarra ! Diarra !

Les tirailleurs, l’arme au pied, formaient un beau quadrilatère autour du petit groupe de Français engoncés sous leur casque colonial dans leurs élégants uniformes. Le spectacle ne manquait pas de panache, et, pourtant, flottait dans l’air une sorte de morosité. Mari Diarra était trop intelligent pour ne pas réaliser la dépendance dans laquelle on le tenait. En plus de la présence de cet Underberg nommé résident et d’un régiment de tirailleurs à sa solde chargé d’assurer la loi et l’ordre, le royaume avait été amputé des riches provinces de Nango et de Sansanding, ce qui en réduisait la superficie. Qu’il est amer de retrouver son pays grâce au soutien de l’étranger ! Car, alors, c’est lui qui impose ses volontés. Les chefs des grandes familles bambaras et somonos, assemblés au grand complet, étaient parfaitement conscients de la partie qui se jouait sous leurs yeux. Dans leur colère et leur frustration, ils fusillaient du regard l’interprète d’Archinard, un soi-disant Traoré, venu de Saint-Louis, qui se donnait des airs avantageux. On assurait qu’il était nommé chef de la colonne de tirailleurs qui allait demeurer à Ségou et, disposant du pouvoir des armes, serait en fin de compte plus important que Mari Diarra.

Comment l’éliminer ? Il s’était déjà signalé par sa brutalité, non pas tant à l’égard des Toucouleurs, ce qui aurait été de bonne guerre, qu’à l’égard des Bambaras, qu’il insultait grossièrement. De qui était-il le fils ? Ah ! les Toucouleurs en obligeant les Bambaras à se disperser et à essaimer sous d’autres cieux leur avaient causé le plus grand tort. La semence des hommes avait été plantée dans des ventres étrangers d’où avaient germé des pousses, mauvaises.

Les nombreux curieux qui se pressaient sur les lieux ressentaient cette étrange atmosphère de tristesse et d’humiliation. Ils auraient aimé que cette parodie de restitution soit troublée par quelque événement violent qui révélerait que nul n’était dupe. Mais non, Mari Diarra demeurait assis sur sa peau de bœuf, les Français sur leurs sièges de toile, tandis que les tirailleurs gardaient leur arme au pied et que les griots continuaient de s’égosiller :

— Diarra ! Maître des eaux, Maître du pouvoir ! Maître des cauris ! Maître des hommes ! Maître de la guerre et Maître de la chasse !

Brusquement, le roulement de tambour retentit. Un à un, les Français se levèrent et tendirent leur main droite à Mari Diarra, qui les serra gauchement entre les siennes. Puis les tirailleurs formèrent deux files d’égale longueur, et tout le monde prit la direction du dionfoutou d’El-Hadj Omar, dont les vastes écuries servaient de logements aux soldats. Au bout d’un moment, Mari Diarra se leva. Précédé de ses griots et de ses musiciens, suivi des princes du sang, il se dirigea vers le palais d’Amadou. La cérémonie était terminée. Les curieux se dispersèrent. Les chefs des grandes familles en firent autant, et il ne resta plus à fixer la poussière ocre de la place que l’œil étincelant du soleil.

Alioune reprit lentement le chemin de la concession. Lui qui avait accepté la faya avec enthousiasme, pour la première fois, il la ressentait comme une triste et douloureuse charge. En quoi consistait-elle ? À organiser des funérailles, à caser des veuves, à réconforter des orphelins. Finies les cérémonies chaudes et bruyantes où la famille, avec sa force, donne la mesure de son unité. En outre, il était inquiet, car il le savait les Français attendaient chaque chef de famille le lendemain afin de s’assurer de sa fidélité à la France. Cette fidélité devait se traduire concrètement par la fourniture d’hommes pour on ne savait quels travaux mais considérés de la plus haute utilité. Si c’était nécessaire, Alioune enverrait des esclaves. Cela signifierait une diminution du nombre des bras cultivant les champs de la famille, qui s’en trouverait appauvrie ! Ne disait-on pas également que les Français interdisaient l’esclavage et invitaient les Woloso à se regrouper dans des villages qu’ils créaient de toutes pièces, à leur intention ? Que de bouleversements en perspective ! Et il serait celui qui devrait présider à tous ces changements !

Sans qu’il l’ait voulu, ses pas l’avaient conduit aux portes de la ville. Là, une foule, muette et médusée, regardait les brèches des murailles. Blessures béantes. De l’autre côté du fleuve, on apercevait les canonnières et les engins meurtriers qui étaient arrivés à détruire en quelques minutes le travail patient des ancêtres. Des enfants soupesaient les blocs de terre avec une terreur empreinte d’admiration. De l’Occident à l’Orient, on avait cru Ségou invincible, et voilà, par deux fois, elle était tombée, et cette seconde chute était la plus dure, la plus humiliante ! « La ville à une seule porte pour entrer, à une seule porte pour sortir, la ville entourée d’un mur d’enceinte. » Que chanteraient les griots, désormais ?

La France, les Français, ces mots éveillaient à présent dans l’esprit d’Alioune une sorte de crainte superstitieuse. Il regrettait de n’avoir guère prêté attention aux propos de Dieudonné qui les connaissait, lui. Qu’avait-il dit, parlant de ses frères demeurés à Saint-Louis ?

— La civilisation des Blancs est un philtre qui vous transforme entièrement.

Peut-être ce philtre, devrait-on tous le boire, de gré ou de force ! Au pied de ce qui restait des murailles, l’eau du fleuve coulait, imperturbable, comme si les événements des derniers jours ne l’avaient pas affectée. Un peu jaune, moussant par endroits, faisant tournoyer des branches d’arbres ou des bouchons de paille. À quelques mètres de l’île où étaient encore postés les canons, des pêcheurs bozos ramenaient des filets, lourds de prises argentées. Vivre quand on n’a plus goût à rien.

Alioune se reprocha aussitôt cette pensée amère. N’était-il pas dit que la pluie a beau tomber et l’eau monter, le ndanze pousse sa tige vers le ciel ? Peut-être des jours heureux, des jours féconds étaient-ils encore en réserve pour Ségou et les Ségoukaw ! Tournant le dos au fleuve, il reprit le chemin de sa demeure, notant comme il ne l’avait jamais fait les détails de la vie des rues. Écoliers se hâtant, leurs tablettes sous le bras. Dévots enturbannés glissant sur leurs babouches, couleur de beurre de karité. Marabouts errants offrant des amulettes faites d’un verset du Coran plié en quatre dans un étui de cuir. Avec, çà et là, comme les figures d’un passé inamovible, quelques féticheurs guérisseurs étalant des herbes, des racines, des poudres végétales. Quand il entra dans la première cour, Djénéba se précipita vers lui :

— Le Mansa te convoque ce soir au palais. Je crois qu’il songe déjà à la manière de se débarrasser des Français…

Alioune haussa les épaules. Ah non ! Plus de cela ! Plus de calculs, plus d’intrigues ! Plus de revirements, plus de volte-face ! Ses morts le lui interdisaient.