— Est-ce que tu vas me le faire payer toute la vie ? J’avais seize ans, je t’ai aimé et j’ai oublié Dieu. Ne peut-on pardonner ?
Omar se contint et fit simplement :
— Va t’occuper de tes enfants. Tu les laisses trop aux servantes.
Kadidja haussa les épaules :
— Mes enfants ! Mes enfants ! Réponds-moi : tu ne peux pas pardonner ?
Il dit :
— Pardonner n’est pas oublier ?
Elle entra en rage, et Omar évita de la regarder, car, alors, elle n’en devenait que plus belle, incendiant tout son être qu’il ne voulait consacrer qu’à Dieu :
— Tu ne pardonnes pas et tu n’oublies pas ! Quelle existence veux-tu que je mène ?
Il dit avec douceur, pour tenter de la ramener à la raison :
— Nous l’avons tué, Kadidja…
Ses yeux lancèrent des éclairs. Son mouchoir de tête tomba, découvrant ses cheveux coiffés en fines tresses partagées par une raie médiane :
— Qui dit que c’est nous ? Qui dit cela ? Il avait vécu avec les Blancs. Qui sait les maladies que l’on attrape avec eux ? Peut-être était-il fou, l’esprit tout rongé de gale !
Pour éviter de la frapper et de se rendre coupable de péché de colère, Omar préféra se lever et sortir.
Le village de Tacharant s’ouvrait sur le désert à sa droite, sur le fleuve à sa gauche. Il n’était accessible qu’en pirogue à la saison des eaux et qu’à dos de chameau à la saison sèche. Le jour, la chaleur et la luminosité de l’air étaient telles que ses habitants dormaient à même le sol de leurs cases, rondes sous l’obus des toits. Mais les nuits étaient fraîches, presque froides, et, longtemps, surtout quand la lune était haute, les hommes et les femmes, les enfants endormis contre leur sein, se racontaient des histoires jusqu’aux premières heures du matin. Il était principalement peuplé de Sonraïs, islamisés depuis des générations, et qui, après chaque pluie, redécoraient la mosquée qui en gardait l’entrée, de Peuls, qui n’avaient plus aucune prétention à l’hégémonie et vivaient en bonne harmonie avec tous, de quelques Touaregs, dont les tentes s’élevaient dédaigneusement à l’écart des habitations de ces sédentaires.
Omar marcha jusqu’aux dunes qui délimitaient l’empire du fleuve. Comme après chacune de ses disputes, quotidiennes, avec Kadidja, il était physiquement épuisé et s’interrogeait. Pourquoi ne pas la répudier, la renvoyer à Ségou et épouser une de ces jeunes filles timides qui ne s’adressent aux hommes que les yeux baissés ? Il ne le pouvait pas, voilà tout. Il fallait accepter cette douloureuse évidence !
L’eau s’étalait un peu somnolente, parsemée d’îles couvertes de joncs où paissaient des troupeaux conduits là on ne savait par quel gué. Parfois la paix de la nature est insupportable quand le cœur est troublé. Omar s’assit, enfonçant presque à mi-corps dans le sable, et se prit la tête entre les mains. À quoi cela lui avait-il servi de quitter Ségou ? À quoi cela lui servait-il de s’échiner à des tâches humbles : cultiver le lopin de terre que Boubakar Bourahima, le chef du village un peu railleur, lui avait attribué, broder les quelques habits de fête dont les habitants de Tacharant se paraient ? Parce qu’il ne s’en sentait pas le droit, il avait refusé de devenir l’assistant d’un marabout et de l’aider dans une école coranique, ce qui lui aurait procuré quelques poulets, du mil, du poisson séché. Aussi, la première saison sèche terminée, quand Kadidja avait compris qu’ils finiraient par mourir de faim avec leur fille, elle s’était souvenue qu’elle était une esclave et s’était mise à filer le coton qu’elle allait chercher jusqu’à Gao, et à faire des objets de vannerie avec les joncs du fleuve ou les fibres du palmier-doum sans s’arrêter un instant aux protestations d’Omar :
— Tu ne dois pas commercer, tu ne dois pas commercer !
Elle lui tenait tête :
— Pourquoi ? Je ne suis pas Bambara, que je sache ! Et toi, tu ne l’es qu’à moitié…
Tout était prétexte à affrontements ! Mais elle avait surtout le talent subtil de lui faire mettre en doute sa foi, l’utilité de ses prières et le bien-fondé du mode de vie qu’il avait choisi. Que ne le quittait-elle, que ne commettait-elle l’adultère avec un autre homme, qu’il ait enfin cause de la mépriser et de la haïr ? Non, elle était irréprochable dans ses actions. Un temps, comme elle ne lui avait donné que des filles, il songeait à en prendre prétexte. Pour le contrecarrer sur ce point, aussi, voilà qu’elle avait eu un fils !
Le bruit doux du sable glissant le long des dunes fit se retourner Omar. Boubakar Bourahima, le chef de village, s’avançait, s’appuyant sur sa canne. Si Omar comptait un ami à Tacharant, c’était celui-là, fin lettré et, comme lui, grand admirateur de Mouhieddine ibn el-Arabi, l’Andalou. Les deux hommes se saluèrent, puis Boubakar railla :
— Quand te décideras-tu à prendre ma fille pour seconde épouse ? Ta femme travaille trop et ne se repose pas assez entre ses maternités.
Cela pouvait passer pour la plaisanterie sans arrière-pensée, presque traditionnelle à la vérité, d’un ami. Néanmoins, Omar se demanda si Boubakar n’y mettait pas quelque intention et ne voyait pas clair dans la nature de ses rapports avec Kadidja. Il feignit de rire :
— Les femmes, aujourd’hui, ne sont plus ce qu’elles étaient. Laquelle voudrait d’un meurt-la-faim comme moi ?
Il y eut un silence pendant lequel Boubakar s’assit, tassant son boubou comme un coussinet sous ses fesses. Au bout d’un moment, il reprit :
— Celle1, est-ce que tu ne penses pas que nous sommes là à gâcher nos vies qui pourraient être employées autrement ?
Omar resta bouche bée, tant pareils propos se faisaient l’écho de ses pensées secrètes et des reproches de Kadidja. Boubakar poursuivit :
— Des cavaliers venant de Tombouctou se sont arrêtés chez moi et m’ont appris des choses peu ordinaires. Le roi Amadou a quitté Ségou, laissant le commandement à son fils, Madany…
— Quitté Ségou ? Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
Boubakar secoua pensivement la tête :
— Il semble qu’il soit parti guerroyer contre un de ses frères dans le Kaarta, et derrière son dos les Bambaras ont fait alliance avec les Français…
Omar frémit et balbutia :
— Il ne faut pas… il ne faut pas s’allier aux Français. Mon frère Dieudonné qui avait vécu à Saint-Louis, qui avait été élevé par eux me l’a répété…
Boubakar haussa les épaules :
— Est-ce ici, assis sur un morceau de désert, que tu vas imposer tes vues ?
Omar ne trouva rien à répondre. Une fois de plus, les doutes prirent possession de lui. Que faisait-il à Tacharant pendant que son pays était parcillement déchiré ? Ne devrait-il pas être à Ségou en train de sauver ce qui pouvait l’être ? En un mot, tentant de se réfugier en Dieu, n’était-il pas tout simplement un lâche ?
Brusquement, le soleil écarlate sembla se résigner et entra à mi-corps dans le fleuve.
— Puisque je me tiens entre Dieu et lui, est-ce que je ne ferais pas mieux de m’en aller, disparaître avec mes enfants ? Alors, il aurait la paix et deviendrait ce saint qu’il désire tant être.
Kadidja fit passer Tassirou, son fils, de son dos à l’amas de chiffons qui constituaient sa couche. Dans le mouvement, l’enfant eut un hoquet et une gorgée de lait blanchit sa petite bouche mollement ouverte et son menton. Kadidja l’essuya, puis l’embrassa avec l’emportement qu’elle mettait dans ses relations avec les êtres. Sous la violence du baiser maternel, l’enfant se rétracta, s’étira avant de dériver à nouveau dans le sommeil. Elle sortit de la case.
La multiplicité de ses tâches avait conduit Kadidja à s’entourer de trois horso2 nées dans la maison de Boubakar Bourahima qui l’aidaient à filer, faire de la vannerie, se rendre au marché, cuisiner, laver. Mais, alors qu’on l’accusait volontiers de dureté et d’impatience, elle n’oubliait jamais sa propre origine et traitait ces trois fillettes comme ses sœurs. Comme elles étaient engagées dans une ronde folle avec ses deux filles, Inna et Fatima, elle respecta leurs jeux et se dirigea, seule, vers la cuisine. L’heure du souper approchait. Elle commençait de s’affairer parmi ses ustensiles quand Omar s’encadra dans la porte. Elle lui dit, rudement :
— Ne viens pas me déranger, toi qui ne sais rien faire !
Il refusa de répondre sur le même ton et fit doucement :
— Viens ! il faut que nous parlions…
Elle prit tout son temps pour casser du bois, le disposer entre les pierres, y ajouter de la paille et des brindilles, et, lui, il attendait patiemment, en silence. Enfin, elle se décida à le suivre. Dans l’unique pièce de leur case, il s’assit par terre et fouilla dans ses poches à la recherche d’une noix de cola. Enfin, il parla :
— Qu’est-ce que tu dirais de retourner à Ségou ?
Elle resta médusée. Craignant qu’elle ne l’ait mal compris, il se hâta d’ajouter :
— Avec moi, bien sûr ! Je veux dire que nous retournions tous…
Elle le regarda, désemparée, et balbutia :
— Mais, mais…
Il soupira :
— Je sais ce que tu voudrais me dire. Mais la situation a changé : il se passe des choses terribles chez nous…
Elle l’interrompit, retrouvant, avec l’usage de la parole, le goût de le contredire :
— Tu le savais déjà ! La dernière lettre de ton frère Ali…
— Non, c’est beaucoup plus grave. Les Bambaras font alliance avec les Français contre les Toucouleurs.
Elle haussa les épaules :
— Depuis le temps qu’ils en parlent…
Omar secoua la tête :
— Il paraît que, cette fois, c’est plus sérieux. Amadou a quitté Ségou pour aller dans le Kaarta. Madany est seul, isolé. Tout peut arriver.
Il y eut un silence, puis Omar reprit :
— Cette nuit, je ne mangerai pas et dormirai seul sur le toit. Je vais faire l’istikhar3…
Cela la ramena à ses préoccupations, et elle baissa les yeux :
— Écoute, est-ce que tu ne veux pas que je parte ? Je t’empêche d’être ce que tu rêves d’être.
Il fit, très bas :
— Tu proposes cela par orgueil, parce que tu sais bien que je ne pourrai pas le supporter. Tu veux me l’entendre dire.
Dans le silence qui s’établit à nouveau, leurs souvenirs défilèrent pêle-mêle. Leur premier face-à-face dans la case d’eau d’El-Hadj Seydou, la première fois qu’ils avaient fait l’amour, la seconde, l’impardonnable, quand Dieudonné, victime d’on ne sait quelles forces, allait chercher la mort au faîte d’un arbre, leur vie de pauvreté dans ce village étranger, illuminée cependant par la naissance de leurs enfants. Elle se leva et, pour barrer la route à l’émotion qui l’envahissait, dit précipitamment :
— Bon, si toi tu ne manges pas, d’autres, ici, ont un estomac. Nous ferons ce que tu voudras. Nous rentrerons à Ségou si tu le désires…
Dans la cour, les petites filles poursuivaient leur ronde, et elle entendit la voix perçante d’Inna, son aînée, tellement pareille à elle-même, impulsive, emportée. Elle leur cria :
— Est-ce que vous ne voyez pas que c’est l’heure d’aller vous laver ?
Les enfants se dispersèrent prestement. Néanmoins, une fois qu’elle fut entrée dans la cuisine, elles reprirent leurs jeux, car elles ne la craignaient pas. Kadidja s’assit sur un escabeau.
Voilà qu’au moment de quitter Tacharant elle réalisait à quel point elle aimait ce lieu de solitude et de dénuement. Elle le prévoyait, elle en arriverait à les regretter les cinq années passées là, absorbée par des tâches rudes, nées de son amour pour les siens et de son souci de leur bien-être. Il faudrait replonger dans l’univers de guerres, d’intrigues, de haine et de violence que bâtissent les hommes. Pourquoi les peuples ne demeuraient-ils pas à l’intérieur de leurs frontières ? Pourquoi ne rêvaient-ils que de s’étendre, dominer, réduire les voisins en vassalité ? Kadidja, qui était profondément croyante, admettait bien que l’on puisse se battre pour Dieu. Mais où était Dieu dans les combats qui faisaient rage actuellement ? Les Français avaient-ils un dieu, eux qui ne savaient que piller, s’emparer des terres des autres, les forcer à travailler comme des bêtes pour construire des édifices de pierre ou de fer dont on ne comprenait même pas l’utilité et cultiver des plantes qu’ils emportaient chez eux ? À quelles fins ?
Le feu mordit les brindilles et la paille, puis s’attaqua aux branches de bois sec. Comment se réhabituerait-elle aux règles d’une grande concession, quand il fallait obéir aux aînées, ne prendre aucune initiative, être toujours courtoise, elle qui, pendant toutes ces années, n’avait connu d’autre autorité que la sienne propre ? En outre, il apparaîtrait scandaleux à tous qu’un homme du rang d’Omar n’ait qu’une épouse, et quelle épouse ! Sur ce point, l’islam n’avait rien changé, et une esclave demeurait une esclave. Le premier soin des Traoré serait de lui chercher une princesse bambara.
Inna entra en courant et bondissant :
— Maman, notre père met sa natte sur le toit. Est-ce que…
Elle s’interrompit en voyant sa mère en larmes et vint l’entourer de ses bras. Elle avait déjà appris qu’il ne fallait ni questionner ni chercher à comprendre pourquoi les adultes passaient leur temps à se déchirer et à s’agresser. Elle savait que, en pareilles occasions, il fallait seulement manifester toute la tendresse dont son cœur débordait. Aussi demeura-t-elle silencieuse. Kadidja pleura longtemps, le visage enfoui contre le corps dodu et trempé de sueur de sa fille. Finalement, elle renifla :
— Eh bien, tu as failli m’empoisonner avec ton odeur. Va te laver !
Grelottant de froid et d’amour de Dieu, Omar regardait les étoiles. Quand il avait fait bâtir cette terrasse sur laquelle il posait parfois sa natte, les habitants du village avaient commencé par se moquer. Puis ils s’étaient enorgueillis de posséder parmi eux un homme qui éprouvait le désir de regarder Dieu dans les yeux. Par ce biais, un peu de spiritualité prenait place dans leurs vies. Le vent glacé, venant du désert, avait chassé tous les nuages, et le ciel s’étendait presque noir, piqueté de points lumineux. Le cadre de cette vie était idéal pour mettre à profit la parole du Coran :
— Que la vie illusoire de ce monde ne nous égare point, et que la tentation ne nous détourne pas de Dieu !
Et, pourtant, Omar n’avait pas la paix. Depuis cinq ans qu’il vivait à Tacharant, il ne l’avait jamais connue. Les gens disaient qu’il était un saint. Il le savait, il n’en était rien. Il murmura :
— Éclaire-moi, ô mon Dieu ! Sans doute me suis-je trompé sur mon compte. Je ne suis pas fait pour la contemplation. Quand j’avais seize ans, je rêvais d’être un tieddo. Peut-être est-ce là ce que tu veux de moi ? Que je me batte pour ta plus grande gloire ? Alors, fais-moi un signe. Si tu me l’ordonnes, je combattrai les incirconcis, fils d’incirconcis de Français jusqu’à ce qu’ils attestent qu’il n’y a de dieu que Dieu.
Il ferma les yeux. Aucune lumière, aucun éclair fulgurant ne vint illuminer sa nuit. Aucune voix sublime ne vint l’assourdir de son commandement. Il rouvrit les yeux et sentit l’eau des larmes couler sur ses joues.
Quelques nuages rétifs, poussés par le vent, passèrent fugitivement devant la lune, et l’obscurité s’épaissit. Il finit par tomber dans une semi-conscience, partagé entre le souvenir des nouvelles apportées par Boubakar, le désir du corps de Kadidja et la morsure de la faim alliée à celle du froid. Puis son esprit se détacha de ces contingences et s’en alla à travers l’espace du sommeil.
L’Orient était empli de fumée. L’Occident aussi. Une plainte sourde montait des profondeurs de la terre, labourée, piétinée. Mère, je n’en peux plus de ta souffrance. Nos enfants saignent dans leur chair et dans leur âme. Et moi, je ne suis plus qu’un faisceau de doutes et d’angoisses ! Au croisement des eaux, des hommes s’affrontaient. Des barques sombraient en tourbillonnant comme des poissons aveugles. Dans le ressac et le remous, les rives étaient lavées, détrempées, et une boue noire remplaçait le sable. Brusquement, une voix s’éleva. Reconnaissant Dieudonné, Omar eut une exclamation de bonheur et se précipita à la suite du frère bien-aimé qui, depuis son départ de Ségou, s’il ne lui était que rarement apparu en rêve, de jour ne le quittait pas. Mais celui-ci lui tourna le dos et entra à l’intérieur d’une demeure. Une magnifique construction de terre aux reflets fauves, comme si elle emprisonnait les reflets du soleil couchant. Omar se hâta, terrifié à l’idée de voir disparaître Dieudonné, et allait s’engager sous une des arches monumentales quand, sans un bruit, avec la soudaineté particulière aux songes, l’édifice se craquela, se lézarda, se fendilla, s’émietta, se réduisit en un tas de poussière rougeâtre qu’un tourbillon de vent dispersa aux quatre coins de l’espace. Omar hurla :
— Dieudonné, où es-tu ?
Mais l’écho, moqueur, ne lui renvoya que sa voix. Il s’éveilla en nage, malgré le froid. Pas un bruit autour de lui. Pas une lumière, toutes les cases ayant fermé leurs portes. Il faillit descendre du toit en vitesse pour faire part à Kadidja de ce rêve. Puis il songea qu’il valait mieux tenter de retrouver le sommeil. Peut-être éclairerait-il en les prolongeant les images qui venaient de l’assaillir… ?
Il se recoucha. Dieudonné, Dieudonné que voulait-il lui signifier ? Cependant il eut beau se tourner et se retourner, il ne parvint pas à se rendormir. Il demeurait alerte, conscient de chacune des particules qui composent le silence. Imperceptiblement, le ciel commença de changer de couleur, et la lune se faufila aux confins de l’horizon comme un esclave qui n’ignore pas que, bientôt, surgira le maître. Comme il allait perdre espoir et ramasser sa natte, il plongea dans l’eau noire du sommeil. Il se trouvait dans un champ de ruines, précédé par un jeune homme dont il ne distinguait pas les traits et qui allait, hochant la tête en répétant :
— Jusqu’au dernier !
Il murmura :
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Le jeune homme se détourna. Cette fois encore, c’était Dieudonné, le visage ravagé par la tristesse, qui fit :
— Jusqu’au dernier !
Omar ouvrit les yeux sur le ciel devenu laiteux. Ce n’était pas là le rêve qu’il espérait, car il aurait souhaité entendre un ordre clairement signifié. Le Prophète n’a-t-il pas dit : « Ce que tu vois en rêve, tu le vois vraiment, car Satan ne peut alors tromper » ? Or, il en était réduit à des interprétations. Qu’avait dit Dieudonné ?
— Jusqu’au dernier !
Qu’est-ce que cela signifiait ? Est-ce qu’on ne pouvait pas développer cette phrase et la comprendre ainsi : nous serons attaqués jusqu’au dernier. Et toi, tu ne fais rien ! Il s’assit, s’efforçant de dénouer ses membres raidis par le froid et l’inconfort. Non, ce n’était pas là le rêve qu’il espérait, et il ferait mieux de demander conseil à Boubakar. Pourtant, il avait une telle envie de se voir ordonner le départ qu’il le sentait bien, il ne s’arrêterait à aucune interprétation qui ne lui conviendrait pas.
— Jusqu’au dernier !
— Et toi, tu es là, tu ne fais rien !
N’était-ce pas cela ? Il convenait d’agir, de prendre sa place au milieu des combats. Il commença de descendre l’échelle qui reliait le toit à la cour où la volaille, déjà réveillée, caquetait. Il s’efforçait de demeurer calme, de mesurer ses gestes, de ne pas céder à cette fièvre qui, peu à peu, prenait possession de lui. Dans sa case, il se précipita vers son fusil, son beau fusil qu’il avait acheté à Bakel et qui, depuis des années, dormait, inutilisé, parmi les calebasses et les filets à linge. Il jeta à Kadidja, encore à moitié endormie :
— Va me chercher du beurre de karité, que je graisse mon arme.
Elle grommela :
— Qu’est-ce qui te prend, à présent ?
Il ordonna, plein d’une énergie nouvelle :
— Femme, fais ce que je te dis. Nous partons.
Le village s’assembla pour voir Omar, Kadidja et leurs enfants prendre la route du départ. On les avait toujours considérés comme gens étranges, parlant mal le sonraï et venant on ne savait d’où. Néanmoins, c’étaient des musulmans, et on avait fini par les aimer. On plaignait un peu Kadidja, obligée de suivre cet illuminé qui s’était mis en tête de lutter contre les Blancs. Des Blancs, on n’avait qu’une idée confuse. Certes, on savait que c’étaient gens malfaisants qui réduisaient horso, wangaari4, amiru5, koy6 en esclavage ou les enrôlaient de force dans leurs armées. Néanmoins, de là à quitter son champ et sa case pour aller les combattre… D’ailleurs, en quel point de l’immensité du désert se cachaient-ils ?
Quand Boubakar Bourahima eut longuement pressé Omar sur sa poitrine, cependant que ses femmes offraient à Kadidja des provisions de bouche et des pagnes, un groupe de jeunes gens se détacha de la petite foule des curieux. Deux d’entre eux tenaient des fusils d’un ancien modèle, d’autres étaient armés de sabres, et même l’un d’entre eux portait à l’épaule un carquois rempli de flèches. Le plus grand de taille, anguleux et droit comme un arbre, s’avança :
— Maître, veux-tu de nous ?
Omar hésita à comprendre et ne trouva rien à dire. Alors le garçon reprit :
— Je m’appelle Idrissa. Eux, ce sont mes frères. Tu es un homme de Dieu. Nous avons décidé de te suivre là où tu iras et de combattre avec toi.
Omar resta d’abord interdit, immobile, puis il ploya les genoux. Confus, désemparé, il remercia Dieu :
— Louange à Dieu, le Dieu de la puissance ! Accorde ton salut aux envoyés ! Gloire à Dieu, Seigneur des mondes !