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Allah sait la vérité !

Les gens d’Al-Bekay l’encerclaient

Venus de Tombouctou, et ceux du Macina,

Pareils aux bêtes féroces qui hantent la plaine

Alors le Cheikh fit un dernier salam1

Et entra dans la grotte

Alors le mujaddid vit la face de Dieu

Ne pleurez pas, ne pleurez pas surtout

Il dort, il mange

Il adore Allah qui sait la vérité !

Assis par terre, Omar écoutait le récit familier. Il en connaissait chaque parole. Il le savait, qu’El-Hadj Omar, l’aïeul, n’était pas mort, même s’il avait disparu dans la grotte de Deguimbere à Bandiagara. Il le savait, que les parois s’en étaient ouvertes, lui livrant un passage vers La Mecque où il vivait désormais avec les bienheureux. Et comme à chaque fois, son esprit imaginatif et impatient tentait de revivre le dernier combat. C’était en 1864. Il avait un an.

Les Peuls du Macina et leurs alliés de Tombouctou assiégeaient Hamdallay où résidait El-Hadj Omar. Partout à travers l’empire qu’il avait tenté d’édifier pour la plus grande gloire de Dieu, les peuples se révoltaient, Bambaras de Ségou, Sarakolés, Somonos, Diawaras… mais le mujaddid tenait bon. Et sa foi tenait en vie ses compagnons. Malgré le siège, malgré la faim, malgré la soif, ils résistaient. Alors, le téméraire Tidjani, fils d’El-Hadj, car il était fils de son frère, Alfa Amadou, s’écria :

— Père, laisse-moi tenter une sortie ! Je vais ameuter les Dogons de Bandiagara qui haïssent les Peuls et regrouper tous les Hal-pularen qui craignent Dieu. Ensuite, nous reviendrons te délivrer.

Hélas ! El-Hadj Omar ne voulut point se contenter de l’attendre. Il parvint à quitter Hamdallay. Alors, la horde des ennemis de Dieu se lança sur ses traces. Alors, la horde l’accula dans les falaises de Bandiagara. Alors, il disparut, et la fumée boucha l’entrée de la grotte dans laquelle il était entré.

Ah ! si Omar avait été là, il aurait été de ceux qui auraient suivi le wali jusqu’au bout ! Il aurait disparu dans la grotte avec lui, et aujourd’hui il serait parmi les bienheureux. Car il sentait bien que l’éducation qu’il avait reçue ne cadrait pas avec sa nature profonde. Tassirou avait voulu faire de lui un homme de la plume et de l’encrier. Alors qu’il avait toute l’étoffe d’un homme du sabre et de la lance. Il était né pour parcourir les champs de bataille, semant la terreur parmi les faibles. Quels combats s’offraient à son ardeur ? Un calme relatif régnait dans les provinces de l’empire toucouleur, même si, çà et là, des exaltés prenaient les armes. Les Bambaras semblaient maintenant accepter leur sujétion. Tidjani, frère d’Amadou de Ségou, avait réduit le Macina. Allah avait imposé sa loi du Guidimakha au lac Débo, du Kingui à Dinguiraye. Quels combats ? Il se pencha vers le fils de son hôte Abdel Kader :

— Viens, faisons un tour jusqu’au fleuve.

La nuit, dans les pays du fleuve, la terre, le ciel et l’eau se confondent. Les arbres se dressent comme des gardiens protégeant les cases, les champs et le sommeil des hommes, tandis que l’air charrie l’odeur humide de l’eau, l’odeur sèche de la terre et les mille parfums de l’encens, du vétiver, de l’urine et de la bouse de vache. Omar passa le bras sous celui d’Abdel Kader :

— Tu as de la chance de vivre à Guédé qui est une grande ville. Aussi, bien que nous ayons le même âge, tu es mieux informé que moi. Est-ce vrai que nombre des nôtres veulent combattre les Français ?

Abdel Kader eut une moue :

— Ils en parlent beaucoup. Mais ils agissent peu. Ou bien ils se lèvent, puis reculent. Je crois au fond que les Français leur font peur.

— Peur ?

Abdel Kader secoua la tête :

— Oui, peur ! Est-ce que tu as vu les armes des Français ? Des masses de fer qui crachent le feu et emportent dix, vingt hommes d’un seul coup.

Omar haleta :

— Est-ce que tu les as vues, toi ?

Abdel Kader sembla un peu penaud :

— C’est ce qu’on m’a dit en tout cas. Mais puisque tu vas à Bakel, tu verras le fort qu’ils ont construit. Je t’assure, Amadou de Ségou lui-même a peur des Français !

Omar fut choqué et répéta :

— Un Toucouleur, avoir peur !

— Je te dis que les Français ne sont pas des hommes comme les autres ! Ils sont plus forts.

Cela, Omar n’était pas disposé à le croire. Il avait été élevé dans la conviction qu’il appartenait à une espèce supérieure, aimée de Dieu, et qui, s’appuyant sur lui, pouvait tout obtenir. Il s’écarta avec un peu de mépris d’Abdel Kader.

Si les Français poursuivaient leurs agressions, il serait de ceux qui prendraient les armes contre eux. Son esprit s’enflamma. Qui sait si un jour Dieu ne lui enverrait pas ce signe qu’il avait refusé à Tassirou ? Son maître, le vieux Salif, ne lui avait-il pas prédit un avenir singulier ? Peut-être serait-il wali ? Madhi ? Il s’effraya de son orgueil, et, reprenant le bras d’Abdel Kader, il retourna vers la concession.

Malgré l’heure tardive, elle était dans l’émoi. Les wambabe2 s’étaient tus, interrompant le récit de la disparition d’El-Hadj Omar. On entourait un petit groupe d’hommes, parlant de façon volubile. Ils venaient d’apprendre que des Français, entourés d’une vingtaine de tirailleurs et de plusieurs soldats blancs, à la tête d’un convoi de deux cent cinquante ânes, avaient franchi le fleuve Sénégal, se dirigeant vers Ségou. Dans quel dessein ? Quelles transactions allaient-ils proposer au souverain ? Quelles alliances contre nature allaient être signées ? Et au détriment de qui ? Toutes les suppositions étaient permises.

 

Le premier souci d’Omar en arrivant à Bakel fut de courir au fort édifié par les Français. C’était une belle construction, un gros quadrilatère bastionné avec des créneaux et des meurtrières qu’un chemin couvert reliait à une deuxième enceinte. Bakel avait été choisi par les Français, car il possédait une rade sûre et un bassin large et profond où les bateaux étaient assurés de flotter toute l’année. Sur l’une des collines surplombant le fleuve étaient bâtis des casernes et des entrepôts pour les traitants. Pour l’heure, cependant, le lieu était si calme qu’Omar douta qu’il soit habité. On lui avait pourtant assuré que le fort abritait une cinquantaine de soldats dont un tiers étaient français.

Omar se consola en regardant les bateaux sur le fleuve, essayant de deviner la force qui était cachée dans leurs flancs. À quoi servaient les deux cylindres verticaux qui s’élevaient droit vers le ciel ? Pourquoi étaient-ils liés les uns aux autres comme des enfants se tenant par la main ? Que signifiaient les haillons tricolores qui flottaient à l’arrière ? Comme personne ne pouvait l’aider à répondre à ces questions, il prit le chemin du village et du marché, fort animé, à la différence du fort. À cause de son excellente situation commerciale et fluviale, à la charnière du Goy et du Bundu, Bakel était devenu une plaque tournante où s’échangeaient tous les produits de la terre. On y trouvait de la noix de cola, du sel, de l’or, des objets de sellerie, des parfums et des armes damasquinées venues du Maghreb, mais, surtout, des produits de provenance européenne, qu’amenaient les traitants de Saint-Louis. Les tissus de coton – guinée et écarlate – voisinaient avec les objets de quincaillerie, les pains de sucre et les colliers de verroterie. Omar s’approcha d’une échoppe où on vendait des armes et, le cœur battant, comme s’il commettait une action défendue, il prit dans ses mains un fusil à deux coups. Il commença par en caresser la crosse, puis le canon, enfin il feignit de l’épauler. Le marchand qui n’avait pas manqué de remarquer son manège dit en riant :

— Tieddo3, combien m’en donnes-tu ?

Omar fit avec humeur :

— Je ne suis pas tieddo et je ne peux rien t’en donner !

L’homme se leva et s’approcha de lui :

— Rien ? Même pas ce que tu as aux pieds ?

Omar baissa les yeux vers le sable. La veille de son départ d’Ouro, Tassirou lui avait donné une paire de bottes, faites d’un cuir aussi souple que du tissu et finement décorées de croisillons dorés, qui avait dû lui coûter une fortune. Omar fut suffoqué :

— Tu veux que j’aille pieds nus comme un maccuddo4 ?

En même temps, la tentation était trop forte. Son regard allait de l’arme à ses bottes, la première lui semblant le symbole de la vie à laquelle il allait aborder. Pas de doute là-dessus, il allait être un soldat de Dieu ! Il allait défendre la terre musulmane au prix de son sang ! Aussi ne devait-il pas se doter des moyens d’y parvenir ? Car il était révolu, le temps du sabre et de la lance. C’est de la possession d’armes bien plus meurtrières que les Français tiraient leur force. Tenir entre ses mains un fusil, n’était-ce pas déjà les défier ? Aux trois quarts vaincu, Omar baissa les yeux :

— À quoi sert un fusil s’il n’y a pas de poudre ?

Dans un nouvel éclat de rire, l’homme se dirigea vers le fond de son échoppe, tandis qu’Omar se déchaussait avec lenteur.

Pourtant, s’il craignait d’être accueilli par des reproches dans la concession de son hôte, Thierno, cousin de Tassirou, il n’en fut rien. Une assemblée d’hommes de haute allure était réunie dans la première cour. C’est que, ventre à terre, un cavalier était arrivé de Kita et avait répandu la nouvelle que les Français signalés quelques jours plus tôt dans la région étaient reçus en grande pompe par Tokouta, le souverain, qui acceptait leurs présents et les autorisait à séjourner chez lui autant qu’ils le désiraient. Thierno fronça le sourcil dans son effort de réflexion et prit ses interlocuteurs à témoin :

— Est-ce que Tokouta n’est pas vassal de Ségou ? Est-ce qu’il ne lui paye pas tribut comme tous les souverains malinkés ?

Il y eut un murmure d’acquiescement. Thierno poursuivit :

— Est-ce que Tokouta peut accepter les cadeaux des Blancs sans consulter Samba, qui représente Amadou de Ségou à Mourgoula ?

Une voix timide s’éleva :

— Peut-être l’a-t-il consulté ? Ne jugeons pas trop vite ! Quelquefois, les Blancs se promènent dans notre pays simplement pour regarder les plantes que nous cultivons et étudier nos coutumes.

Ce fut un chœur de protestations :

— C’est ce que nous avons cru, en effet. Mais, même quand un Blanc fait semblant de regarder des plantes, c’est tout autre chose qu’il dessine sur ses carnets.

Sans s’attarder auprès d’eux, Omar se dirigea vers la case des garçons. Étaient-ce des hommes, en vérité ? Ils étaient là à bavarder, à s’interroger, à se tâter, à tergiverser ! Lui, s’il était un adulte, c’est une armée qu’il aurait déjà levée et, un fusil pointé sur sa poitrine, il aurait bien fini par avouer, le Blanc, ce qu’il cherchait dans la région !

 

Son précieux fusil entre les jambes, Omar regardait les rives encaissées du fleuve. Pour l’heure, il était navigable, presque ensommeillé entre les roches noir et rouge. Néanmoins, bientôt, avaient dit les laptots, il serait coupé de rapides et il faudrait remonter sur la berge afin de poursuivre le trajet à dos d’animal L’allure lente du voyage irritait Omar. Tant d’étendues à parcourir ! Pourrait-il contenir cette impatience en lui ?

Il se demandait si c’était le sang de son père, ce père inconnu, sans visage et sans réalité quelques jours auparavant, qui, brusquement, l’incendiait. Qu’avait dit Ayisha ?

Il dirigeait une rébellion destinée à chasser les Toucouleurs de Ségou, et c’est ainsi qu’il a rencontré sa mort.

C’était donc un combattant de la grande espèce ? Ah ! il aurait dû presser sa mère de questions, au lieu de bouder, de se conduire comme un gamin qui refuse de regarder la réalité en face. Et, dans un revirement causé par sa jeunesse, il se prenait à rêver de ce père qui l’avait d’abord rebuté. À quoi ressemblait-il ? Était-il grand ? Fort ? Noble d’allure ? Sûrement, sinon Ayisha ne l’aurait pas tant aimé. Néanmoins, au souvenir du trouble de sa mère, Omar éprouvait la même gêne, et surtout la même rancœur. Une mère doit-elle montrer qu’elle est femme et surtout trahir les vivants au profit des morts ? À un moment, on entendit un énorme rugissement, comme si un troupeau de bêtes sauvages était pris à la gorge. C’était le fleuve qui se ruait hors de son lit. Appuyant sur leurs perches, les laptots rapprochèrent les embarcations de la rive. D’ailleurs, le ciel commençait de s’assombrir : ce serait bientôt l’heure de la prière de maghreb5. Une fois celle-ci terminée, laissant là les esclaves de son escorte qui s’affairaient à couper des branches pour les cases où on passerait la nuit, à allumer des feux et à préparer le repas, Omar, plein de ce sentiment de liberté et d’exaltation qui ne le quittait plus, fit quelques pas au hasard, tenant à la main son beau fusil. C’est alors qu’au détour d’un bosquet il se trouva nez à nez avec un jeune homme qui, sans plus attendre, brandit un coutelas au-dessus de sa tête. Il lui ordonna sèchement :

— Baisse cette arme. Je ne te ferai aucun mal ! Je ne suis pas un meurtrier !

L’autre répliqua dans un mauvais peul :

— Tu sais, quand on voit un Toucouleur armé d’un fusil, on peut tout craindre !

Omar haussa les épaules :

— Comment sais-tu que je suis un Toucouleur ?

Le jeune homme ricana :

— Le bossu essaie de cacher sa bosse… Tu serais muet qu’on le verrait bien, d’où tu sors…

La remarque plongea Omar dans la perplexité, et il dévisagea son interlocuteur. C’était un garçon qui, comme lui, ne devait pas avoir vingt ans, seize, dix-sept ans tout au plus ; grand pour son âge et bien bâti, il était assez comiquement vêtu d’un pantalon droit et d’une veste européenne noire sur un kusaba6 jaune, chaussé d’une paire de bottes qui rappelèrent cruellement à Omar celles qu’il venait de perdre. Les cheveux rasés comme un musulman, il n’en portait pas moins une infinité de gris-gris autour du cou. Le visage était beau, les traits du visage réguliers. Bref, cet ensemble, s’il était peu courant, était néanmoins fort sympathique. Omar dit gravement :

— Un Toucouleur ? Si je te disais que je suis à moitié bambara…

— À moitié, hein ?

Là-dessus, il tourna les talons et disparut entre les hautes herbes. Fils aîné, adulé par sa mère, traité avec la plus vive considération par un beau-père que tout le monde à Ouro respectait, Omar n’admit pas la désinvolture avec laquelle le jeune inconnu mettait fin à leur conversation. Il le rattrapa près d’un buisson et le saisit par la manche de son absurde veste :

— Dis-moi au moins ton nom ! Je suis Omar, fils de Mohammed Traoré…

L’autre le fixa dans les yeux, avec insolence et cependant désespoir :

— Je suis Dieudonné, fils de personne.

Puis il tourna le dos à nouveau. Il n’était pas possible d’insister davantage. Intrigué, déçu, Omar reprit le chemin du campement. Dieudonné ? Cela signifiait-il qu’il était chrétien ? Omar savait que nombre de Bambaras, de Malinkés, de Ouoloffs, voire de Toucouleurs, adoptaient la religion des Blancs. Pourtant, cela lui semblait incompatible avec les manières fières et assurées de son interlocuteur.

Au campement, les esclaves avaient fait merveille, et l’odeur des poissons pêchés dans le fleuve et mis à griller embaumait l’air. Une colonie de singes qui avait élu domicile dans les arbres vociférait contre la présence de ces intrus. Brusquement, ils décidèrent de quitter les lieux, et leurs petits corps velus, brillants, tombèrent comme des pierres de branche en branche. Le silence se fit. Un des wambabe qui l’avait accompagné s’approcha d’Omar :

— Maître, que veux-tu que je chante ? La disparition de notre wali ?

Omar acquiesça d’un signe de tête, et l’homme s’installa, s’asseyant en tailleur, son instrument reposant sur ses jambes. D’une main, il commença à en pincer les cordes, tandis que de l’autre il frappait en mesure le coffre. Puis sa voix s’éleva :

Allah sait la vérité

Les gens d’Al-Bekkay l’encerclaient

Venus de Tombouctou, et ceux du Macina,

Pareils aux bêtes féroces qui hantaient la plaine.

Alors le Cheikh fit un dernier salam

Et entra dans la grotte

Alors le mujaddid vit la face de Dieu

Ne pleurez pas, ne pleurez pas surtout

Il dort, il mange

Il adore Allah qui sait la vérité.

Subitement comme il entendait ces mots, Omar fut pris d’une angoisse qui balaya tous les autres sentiments qu’il portait en lui. Il se vit seul, presque un enfant, loin de ceux qu’il aimait, en route pour une ville inconnue où il trouverait une famille étrangère. Les arbres de la forêt se refermèrent autour de lui comme une prison, tandis que la lumière des flammes revêtait chaque forme de masques grimaçants. Il entra dans l’abri de feuillages qu’on lui avait préparé, pour pleurer à son aise.

1- Prière.

2- Griots toucouleurs.

3- Guerrier.

4- Esclave.

5- Prière au couchant.

6- Petit boubou bambara.