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L’étendue de la terre était un amas de pierrailles, un paradis pour un amateur de géologie qui aurait trouvé représentées toutes les variétés de roches. Il y avait là des silex à arête tranchante, des bombes volcaniques, des blocs calcaires, des andésites à labrador claires et prismées, que paraient d’une grâce austère de grands cactus à fleurs écarlates, des taillis d’acacias et de mimosas à fleurs jaunes. Quelques chèvres à robe roussâtre caracolaient librement et, mécontentes de cette intrusion dans leur domaine, s’arrêtèrent pour toiser avec arrogance les arrivants. Une case, bancale sous son toit de paille, veillait sur cette désolation.

Samuel se tourna vers Toizoteye, d’un air interrogateur, et celui-ci acquiesça d’un mouvement de tête :

— C’est Derby Hill… Samuel.

Samuel se tourna à nouveau vers l’étendue de terre nue, dont le soleil soulignait l’aridité, et bégaya comme pour lui-même :

— Mais, mais… qu’est-ce que je vais faire ?

Derrière son dos, Toizoteye laissa tomber froidement :

— Comme les autres, tu vas crever de faim !

Victoria fondit en larmes. Pendant un moment, la nuit se fit dans l’esprit de Samuel. Comme s’il relevait d’une terrible maladie et ne savait plus ni ce qu’il était ni où il était. Puis ses pensées s’organisèrent à nouveau. Les sentiments lui revinrent, et il commença de brûler de colère, de rage. Quoi ? C’était pour en arriver là qu’il s’était échiné deux longues années dans l’affaire malpropre et déshonnête de l’oncle de Victoria ? Il revécut ses courses, les heures passées à collecter, peser, conditionner l’huile de palme, les chicanes avec les femmes fanti. Il revécut l’interminable traversée, le mal de mer, la tempête qui avait fait craquer toutes les jointures du navire. La couronne britannique l’avait floué, volé aussi proprement qu’un malfaiteur et avec une totale impunité. Totale impunité ? Il déclara, rageusement :

— Je porterai l’affaire devant les magistrats…

Toizoteye éclata de rire :

— Tu sais qui s’assied sur les bancs des magistrats ? Des buckra, et tu t’imagines qu’ils vont t’écouter ? Cela fait des mois que les gens de Stony Gut ont entamé un procès pour récupérer Hordley, Amity Hall et Middleton, trois domaines qu’ils avaient commencé d’exploiter et qui ont été vendus sous leur nez.

Samuel s’efforçait d’établir un plan. Il avait cent livres sterling en poche. Il serait possible de négocier un prêt avec l’oncle de Victoria. Néanmoins, l’argent mettrait des mois à lui parvenir. Et puis, à quoi bon ? Que pouvait-on tirer de cet amas de cailloux ? Ah oui ! Abram l’avait dit, c’était bien une terre d’iguanes et de cactus ! Dans le silence, on entendit les sanglots de Victoria, et, pris d’un immense sentiment de culpabilité, Samuel alla la prendre dans ses bras. D’abord, elle se débattit comme un chat sauvage, puis elle se laissa faire, répétant entre deux hoquets :

— Je te l’avais bien dit, bien dit !

Qu’il était coupable de l’avoir arrachée à sa famille, à son peuple, à son existence sans incidents, sans aventures ni déceptions pour la confronter à ce désert ! Qu’allait-il en faire, de sa petite caille, têtue et frivole ? Il se mit à l’embrasser, mais Toizoteye donna de la voix :

— Bon, ce n’est pas le moment de vous embrasser, vous deux ! Je vais vous conduire à Stony Gut, chez un homme qui peut vous aider.

Avec l’ascension du soleil, la chaleur augmentait, et Samuel croyait marcher à proximité d’un incendie. Des lézards à gorge orangée se projetaient en avant par petits bonds tortueux, et de grands iguanes, impassibles comme des caïmans en réduction, somnolaient sur les roches. La fureur reprit possession de l’esprit de Samuel. Il revit sa vie. Son enfance mesquine de fils de pasteur. Sa fugue. La mort de Hollis, seul être qu’il ait admiré. Son départ pour la Jamaïque. Et pour trouver quoi, au bout du compte ? Qu’était-il venu chercher dans cette Babylone ? Les cailloux recommencèrent de rouler sous les sabots des mules.

Le village de Stony Gut, distant de deux ou trois miles, dispersait ses cases sur les pentes escarpées d’une ravine au fond de laquelle serpentait un ruisseau. Il n’était pas plus prospère que tant d’autres, traversés depuis Kingston. Néanmoins, il était plus coquet, plus propre, comme si ses habitants ne se résignaient pas à l’adversité. Il était aussi fort animé.

Dans un terrain, des hommes s’entraînaient, les uns à la course, les autres au saut en hauteur ou à la boxe, entourés de cercles d’enfants braillards. D’un temple s’échappaient les accents d’une chorale :

Moïse a donné à Josué le droit

De mener les Enfants d’Israël

À la Terre promise

Qui, qui

Nous conduira, nous enfants de

La Jamaïque ?

Çà et là, des femmes s’affairaient à couper de longues tiges de roseaux. Toizoteye avisa un jeune homme :

— Où est Deacon Bogle ?

Le jeune homme désigna le temple. Depuis la mort de Hollis, Samuel, luttant contre son éducation, faisait profession d’être athée. C’est donc avec beaucoup de répugnance qu’il suivit Toizoteye à l’intérieur de l’édifice. Pourtant, quand il se trouva en face d’un homme d’une trentaine d’années, de taille moyenne, remarquablement musclé et le visage marqué par la petite vérole, il ne put dominer un élan de sympathie tant cet inconnu semblait ouvert et chaleureux. Toizoteye dit, laconiquement :

— C’est le propriétaire de Derby Hill.

Deacon Bogle eut un éclat de rire :

— Alors, vous comprenez, frère, pourquoi nous nous battons par ici ! Le gouverneur Eyre et l’Assemblée semblent croire que nous ne sommes bons qu’à arroser des cailloux de notre sueur. Depuis le départ de certains planteurs, ils vendent leurs domaines de bonne terre aux capitalistes anglais. Mais nous nous battons. En août, nous avons organisé une marche de protestation jusqu’à Spanish Town, devant le palais du gouvernement…

Samuel sentit qu’il pouvait s’entendre avec cet homme et s’exclama :

— Je me battrai avec vous !

Deacon Bogle rit à nouveau :

— Vous devez d’abord vous reposer. Votre femme a l’air épuisé. Toizoteye, confie-les à Amy. Je vous rejoindrai dès la fin de la réunion.

Dès qu’ils furent sortis, Samuel interrogea Toizoteye :

— Qui est-il ? Parle-moi de lui.

Toizoteye haussa les épaules :

— Mais je ne fais que cela depuis mon arrivée. Vous m’envoyez paître. Est-ce que vous ne m’avez pas dit : « Ah ! cesse de m’entortiller les oreilles avec ce chapelet de noms ? » Samuel, qui commençait de s’habituer aux façons volontairement bouffonnes de son compagnon, ne protesta pas et attendit patiemment ses explications :

— Deacon Bogle est le pasteur de ce temple. Baptiste. Mais baptiste nègre, avec un dieu nègre, comme nous l’a enseigné George Liele. Il veut débarrasser Saint Thomas et toute la Jamaïque des buckra et de leur clique. Il a une armée…

— Une armée ?

Toizoteye inclina la tête d’un air faraud, comme s’il en était le général :

— Une armée qui s’entraîne dans les montagnes…

— Dans les montagnes ? Avec les Marrons ?

La violence de la réaction de Toizoteye stupéfia Samuel. Il pirouetta sur lui-même, les yeux lançant des éclairs, son visage bonnasse défiguré par une expression de haine :

— Les Marrons ! Les Marrons ! Ne venez pas ici parler des Marrons !

Samuel aurait voulu le sommer d’être plus clair. Hélas ! on était arrivé devant l’école. Une jeune femme en sortait, que Toizoteye présenta :

— Voici Amy, la sœur de Deacon Bogle.

Amy était pareille à une nuit sans lune quand les contours des cases se confondent avec ceux des arbres dans l’harmonie et la douceur. Elle sourit, et la blancheur de ses dents trancha sur l’ombre de son visage. Elle portait un madras violet et rose, une robe de toile à sac, informe peut-être, mais qui ne parvenait pas à masquer la beauté de son corps. Aussitôt, Samuel fut conquis. Relevant la tête, elle fit de sa voix claire :

— Soyez les bienvenus dans notre communauté de Stony Gut. Suivez-moi…

Ils refirent le chemin en sens inverse, remontant vers l’entrée de l’agglomération. Pourtant, quand ils furent arrivés à la hauteur du temple, ils bifurquèrent à droite, empruntant un sentier tout encombré d’épineux qui s’agrippaient aux chevilles. Des fillettes, des calebasses d’eau en équilibre sur la tête, s’écartaient à leur passage, saluant :

— Dieu vous apporte la paix, mon frère !

— Dieu vous apporte la paix, ma sœur !

Amy leur répondait d’un sourire. Bientôt, ils atteignirent une vaste case aux parois de clayonnages contre lesquelles grimpaient des lianes à fleurs mauves. Un enfant de quelques mois titubait sur un carré de pelouse. Amy regarda Samuel dans les yeux, avec une étonnante expression de défi, et lui dit :

— C’est mon fils. Il s’appelle Samuel comme vous.

À travers la cloison, Victoria entendait les voix des hommes et reconnaissait celle de Samuel, qui semblait extrêmement raffinée au milieu de tous ces accents grasseyants.

Où était James Ogilvy ? À Mandeville, dans l’État de Manchester. Sûrement pas un tas de pierrailles, ce domaine-là ! On pouvait imaginer des terrains verdoyants et l’ondulation de collines arrosées par des torrents éternels. Les Blancs seraient toujours gagnants, on aurait beau faire !

Malgré la décision qu’elle venait de prendre, Victoria aimait Samuel à sa manière. Elle l’admirait parce qu’il parlait si bien l’anglais, parce qu’il était si instruit et que des hommes, deux fois plus âgés que lui, venaient lui demander de l’aide. Quand il s’asseyait dans la concession de son oncle à Cape Coast pour tenir ses livres, vérifier ses comptes, rédiger sa correspondance, elle aurait voulu crier dans son orgueil à ceux qui l’ignoreraient :

— C’est mon mari ! Je porte son nom. Da Cunha, un beau nom de Blanc !

Malheureusement, Samuel refusait de jouer le jeu, d’utiliser à son profit ces qualités. Au contraire, il s’en servait pour narguer les Anglais et s’opposer à eux. Est-ce qu’il n’avait pas refusé le poste de secrétaire que le gouverneur Pine lui offrait ? Est-ce qu’il n’avait pas prétendu empêcher d’envoyer les enfants à l’école de la mission ? Est-ce qu’il ne refusait pas de rendre hommage au dieu des Blancs, ce dieu prodigue de tant de dons ?

Victoria soupira. Non, il fallait partir. Elle savait où Samuel gardait ses économies. Elle ne prélèverait que ce qui serait nécessaire à son voyage jusqu’à Mandeville. Une fois là, elle le savait, James Ogilvy ferait le reste. À ce moment, Samuel poussa la porte de la chambre et souffla :

— Tu dors ?

Victoria retint sa respiration et s’efforça d’être rigide. Néanmoins, il ne fut pas dupe et vint la prendre dans ses bras. Elle réalisa, alors qu’elle projetait de le quitter, à quel point elle était sensible à ses caresses. Hélas ! il gâcha la tendresse diffuse qui l’envahissait en s’exclamant :

— Ah ! Victoria, je n’avais jamais rencontré d’hommes comme ce Deacon Bogle ! Il est de mon avis. Mon oncle Hollis avait tort. Non, le salut des Noirs ne viendra pas de l’Afrique, mais des Amériques. As-tu vu comment ceux des États-Unis se sont battus pour leur libération ?

Victoria le repoussa sauvagement :

— C’est pour me raconter des âneries pareilles que tu me tires de mon sommeil ?

Samuel ne put que sortir. La nuit était noire. Le ciel de la Jamaïque s’étendait comme un mouchoir bien serré aux quatre coins de la terre et ne laissait filtrer aucune lueur. Samuel aurait aimé partager cette exaltation que la conversation avec Deacon Bogle avait fait naître en lui. Il n’était plus seul. Il avait trouvé un ami, quelqu’un qui partageait ses idées, qui lui donnait le courage de persévérer. Deacon Bogle avait promis de lui présenter quelqu’un qui lui ferait rendre justice et attribuer un autre terrain que Derby Hill. Pourtant, ce n’était pas là le plus important. Le plus important, c’était ce courant de sympathie et d’estime mutuelles qui avait circulé entre eux. À ce moment, Samuel entendit un bruit d’herbes froissées, et Amy surgit dans la nuit. Depuis qu’il avait épousé Victoria, Samuel n’avait jamais posé les yeux sur une femme. Il avait résisté à toutes les bonnes fortunes que lui valait sa situation privilégiée à Cape Coast, fait la sourde oreille à toutes les avances. À présent, il sentait bien que des digues se rompaient et qu’un torrent l’entraînait vers Amy. Il dit :

— J’ai vu ton enfant, mais je n’ai pas vu ton mari…

Elle lui fit face, mais, dans l’ombre, il ne distinguait pas ses traits :

— C’est que je n’en ai pas.

Samuel s’efforça de demeurer naturel :

— Tu es veuve ?

Elle rit moqueusement, comme si elle entendait le pousser à bout :

— Non, je ne suis pas veuve. Je n’ai jamais été mariée, voilà tout !

Il bégaya, se sentant stupide :

— Comment est-ce possible ?

Elle rit plus fort :

— Crois-tu qu’un homme et une femme aient besoin des simagrées des prêtres ? Tant que Norman et moi nous nous sommes aimés, nous sommes restés ensemble. Ensuite, il est parti. À présent, il travaille, pas très loin d’ici, à Port Antonio.

Samuel ne trouva rien à dire. Aux yeux de Dieu, cette femme était une pécheresse. Pourtant si le péché avait ce visage-là, il faisait bon d’être damné ! Il tenta de parler d’autre chose :

— Quel homme remarquable que ton frère !

Elle soupira :

— Sans doute, mais il s’expose à trop de dangers. Ne t’a-t-il pas dit qu’il se propose de marcher cette fois sur le tribunal de Morant Bay avec ses troupes ? Il espère signifier aux juges la colère populaire.

Samuel s’exclama avec force :

— Eh bien, je marcherai avec lui !

Elle dit vivement :

— Ne te mêle pas de cela ! Tu es un étranger, ne l’oublie pas !

— Étranger ? Je ne suis pas un étranger.

Il lui prit la main, s’étonnant à part lui de son audace :

— Je vais te confier quelque chose. D’une certaine manière, je suis à moitié jamaïquain. Ma mère est une Trelawny, de la célèbre famille des Marrons.

— Des Marrons !

Elle se dégagea avec violence, fit quelques pas en arrière et répéta avec horreur :

— Des Marrons !

Là-dessus, elle pirouetta sur elle-même et il entendit dévalant le sentier, trébuchant sur les roches, faisant s’éparpiller les cailloux le bruit de ses pas. Sa première impulsion fut de s’élancer après elle et de la forcer à avouer la raison de sa fuite. Puis il eut peur. Peur. Par deux fois, il prononçait ce mot de « marron » et les réactions étaient loin d’être celles qu’il attendait. Toizoteye avait failli l’injurier. Amy lui tournait le dos. Quel mystère, quel horrible mystère, tout cela cachait-il ?

Lentement, Samuel reprit le chemin de la case de Deacon Bogle. Elle était plongée dans l’obscurité, peureusement repliée sur elle-même, portes et fenêtres fermées. Un mince croissant de lune s’était levé et souriait narquoisement dans le ciel.

Pois Congo, je désire te voir

Pois Congo, je désire te planter

Pois Congo, je désire te désherber

Pois Congo, je désire te sarcler

Pois Congo, je désire te couper

Pois Congo, je désire te manger.

Le chant de travail, monotone et lancinant, du moins aux oreilles de Samuel, s’arrêta, et les hommes se redressèrent d’un même geste. Ils avaient entièrement désherbé les carreaux de terre et elle apparaissait violacée, moite, sensuelle, comme un sexe de femme. Après le déjeuner, on enfouirait dans ses profondeurs les plants d’igname que l’on protégerait par des buttes, puis on sèmerait çà et là un peu de maïs. Samuel n’avait jamais cultivé la terre et s’apercevait que ce travail lui faisait horreur. Des heures, à effectuer des gestes répétitifs et mécaniques, cependant que la sueur vous ruisselle le long des omoplates, que vos oreilles bourdonnent sous la pression du sang et que d’innombrables insectes vous collent à la peau ! En même temps, il éprouvait une sorte de fierté, car il avait vaincu sa nature et fait siennes les préoccupations d’une collectivité. Il sourit à l’homme à son côté :

— Il fait soif !

L’homme lui rendit son sourire et étendit la main :

— Les femmes arrivent !

Samuel se détourna. En effet, elles débouchaient du chemin à la queue leu leu, portant sur leurs têtes calebasses et bassines. Avec un frisson, il reconnut Amy, son enfant accroché en travers de la hanche. Depuis leur rencontre nocturne, il ne s’était pas approché d’elle. Cette femme représentait un danger. Il sentait que, s’il ne s’en défendait pas, elle aurait plus de pouvoir sur lui qu’Emma et Victoria réunies. Elle lui arracherait des paroles et des balbutiements qu’il n’avait jamais prononcés, elle lui tirerait des pleurs qu’il n’avait jamais versés, elle lui procurerait des souffrances et des bonheurs ignorés. Elle s’avançait et il ne regardait qu’elle, sensible à l’extraordinaire beauté de son corps dans la robe informe, les seins hauts, ballottant librement, le ventre arrondi au-dessus du renflement du pubis. La violence de son désir l’effrayait, et il demeurait coi, cependant que les hommes, s’épongeant le front, gagnaient l’ombre des arbres de vie.

Finalement, il fit comme les autres et se mit en rang pour recevoir l’eau fraîche et la nourriture. Les plaisanteries, les quolibets fusaient de toute part, mais il ne les entendait pas. Il s’avança. Quand il fut à sa hauteur, elle fit sans le regarder :

— Migan de fruit à pain ou bien ackee et morue… ?

Il haussa les épaules :

— Je ne connais pas vos nourritures, tu le sais. Donne-moi ce que tu veux.

Elle emplit son coui d’une purée blanchâtre, retenant d’une main son fils qui cherchait à s’ébattre. C’était un bel enfant d’un brun rouge, avec des yeux marron clair. Samuel alla s’asseoir avec les hommes à l’ombre d’un figuier géant entre les racines noueuses et rongées d’herbe. Une gourde passait de main en main qu’il saisit. C’était un tafia si fort qu’il eut un éblouissement suivi d’une quinte de toux. Les hommes rirent :

— Hé, l’Africain, chez toi, il n’y a pas de rhum. Comment supportez-vous la vie, alors ?

Samuel s’efforça d’adopter le même ton :

— On fait ce qu’on peut avec du vin de palme !

Il désigna les cocotiers qui parsemaient le bord de mer :

— On pourrait essayer avec ces arbres-là !

Un homme se mit à chanter, tandis que les autres l’accompagnaient avec des instruments improvisés :

Le rhum, il tue le nègre,

Oh ! là là !

Le rhum, il lui donne la vie,

Oh ! là là !

Travailler pour le Blanc ou boire,

Le nègre doit choisir.

Curieux peuple que celui-là, qui se moquait sans arrêt de lui-même ! Peu à peu, Samuel se sentait pris d’une vive sympathie à son endroit. À présent, les femmes passaient pour ramasser les couis vides qu’elles descendaient, prestes, agiles comme des chèvres, laver à la ravine. Samuel ne put se retenir et suivit Amy. Il la rattrapa près d’un buisson de bois couleuvre, dont les fleurs aux longues étamines jonchaient le sol, et lui dit, abruptement :

— Pourquoi m’as-tu tourné le dos l’autre soir, comme si tu avais vu un mauvais esprit ?

Elle répondit sans rire :

— Parce que tu es un mauvais esprit !

Elle regarda de droite et de gauche :

— Écoute, ne répète à personne ce que tu m’as dit. On hait les Marrons, par ici !

Samuel resta interdit :

— On les hait ?

Elle le fixa et ses yeux avaient l’intensité de l’orage :

— Est-ce que tu ne sais pas que depuis le traité qu’ils ont signé en 1738 avec les Anglais, ils se sont faits leurs chiens de garde ? Pas une révolte qu’ils n’aient depuis lors écrasée dans les plantations avec les fusils qu’on leur a donnés ! Ils ont tué Tacky1, ils ont tué Sam Sharpe2. Pas un fugitif qu’ils n’aient rattrapé pour toucher la récompense qu’on leur a promise ! On dit même qu’en Sierra Leone où l’on a emmené certains d’entre eux, ils ont continué de faire leur sale travail !

Samuel la gifla à toute volée :

— Tu mens !

Elle resta debout, à le regarder sans ciller :

— Si tu ne me crois pas, demande donc à Deacon Bogle ! Les buckra ont donné mission aux Marrons de le tuer…

1- Célèbres esclaves révoltés, auteurs de rébellion.

2- Célèbres esclaves révoltés, auteurs de rébellion.