À présent, les colonnes de fumée montaient jusqu’au ciel. Brusquement, le vent rabattit une pluie de sable mêlée de cendres sur les paupières et les lèvres des voyageurs qui se hâtèrent de se protéger des pans du litham qu’ils portaient à la manière touareg. Bakary s’arrêta et s’enquit, d’un ton perplexe :
— Mais qu’est-ce qui fume ainsi ? Ce ne sont pas de simples feux de brousse. On croirait des villages ou des campements…
Olubunmi frappa du talon le ventre de sa mule :
— Si tu te hâtais, au lieu de jouer au devin, nous finirions bien par le savoir…
Puis il se repentit de sa grossièreté et grommela d’un ton d’excuse :
— Pardonne-moi. Je méritais bien que tu me plantes là au milieu de ce pays que je ne connais pas…
Bakary eut un sourire :
— Moi non plus, je ne le connais pas. Nous voilà bien loin des rives du Sénégal et de la région où mon père m’avait demandé de te conduire…
Bakary était un bel adolescent, discret et efficace, qui savait aussi bien allumer un feu entre des pierres que tuer un oiseau à la fronde ou panser une plaie avec un emplâtre de feuilles. Il avait supporté avec la meilleure grâce du monde les impatiences et les accès de mutisme d’Olubunmi, comme s’il comprenait qu’un homme qui n’a plus de patrie mérite tous les égards. Et il l’avait guidé à travers le Guidimika, le Kaarta, le Baguna, où, comme par enchantement, il découvrait des Toucouleurs apparentés à la famille de son père qui offraient le vivre, le couvert et le gîte pour la nuit.
Quels bouleversements ! On ne faisait plus la distinction entre ceux qui suivaient El-Hadj Omar, ceux qui le fuyaient, ceux qui échappaient aux Français ou ceux qui couraient à leur rencontre ! Toutes les bouches colportaient les histoires les plus invraisemblables, et ce n’était que récits se dépassant les uns les autres en horreur. Bakary arrêta à nouveau sa mule :
— Je peux t’assurer que nous sommes à présent dans le Macina, et que nous ne sommes plus très loin de Hamdallay…
Intrigué, Olubunmi s’arrêta à son tour :
— Comment le sais-tu ? Toi qui n’avais pratiquement jamais quitté le Damga… ?
Bakary eut un de ces sourires un peu mystérieux dont il était coutumier :
— Ne demande jamais à un Jaawando comment il se dirige. Il y a très longtemps, quand nos ancêtres ont dû prendre refuge sur les rives du fleuve Sénégal, ils ont conclu un pacte avec la nature. Cette touffe d’arbre ne signifie rien pour toi, n’est-ce pas ? Ni cet oiseau boutefeu qui s’élève lourdement ?…
Olubunmi dut en convenir.
— Eh bien, moi, ils m’indiquent que nous sommes dans le pays de l’eau, le pays des lacs. Cela m’indique donc que la guerre est entrée dans le Macina, et que ce sont à présent des villages peuls qui brûlent…
Olubunmi regarda avec désarroi autour de lui :
— El-Hadj Omar aurait donc quitté Ségou pour poursuivre ses conquêtes ?
Bakary eut un haussement d’épaules :
— Nous ne tarderons pas à le savoir !…
Il n’eut pas sitôt prononcé ces paroles qu’une troupe d’hommes déboucha en désordre du sentier, montée sur des chevaux fourbus et l’écume aux naseaux. Sur leurs turbans, ils portaient des chapeaux de paille à large bord, et Olubunmi aurait pu les prendre pour des combattants toucouleurs s’il n’avait reconnu, accrochés à leurs bras, les lances et les sabres courbes des Peuls. Puis, il distingua sous la poussière qui les recouvrait les cottes matelassées des bataillons d’élite. Aucun doute n’était possible. C’était là des lanciers du Macina. Il sauta à bas de sa monture et se jeta littéralement sous les sabots des bêtes.
— Au nom d’Allah, renseignez-vous. Nous allions vers Hamdallay et…
L’homme qui venait en tête du triste cortège eut un rire :
— Hamdallay ?
Puis, faisant pirouetter son cheval, il désigna de la main les colonnes de fumée :
— Hamdallay ? Voilà tout ce qui en restera bientôt…
Un autre lancier éperonna son cheval après avoir jeté :
— Frères, vous prenez la mauvaise direction. Suivez-nous si vous tenez à la vie…
Bakary et Olubunmi se regardèrent. Quelle que soit la situation, ils éprouvaient le même mépris pour ces combattants qui tournaient le dos au champ de bataille. En outre, dans les yeux de Bakary brûlait une lueur qu’Olubunmi connaissait bien : le goût de l’aventure ! Étrange ! Ce garçon qui n’avait jamais fait que prier et garder le troupeau de son père semblait dévoré du désir d’affronter le danger, de croiser le fer avec lui. Comme s’il n’ignorait pas que nulle sensation n’est plus enivrante que la peur quand l’adversaire est digne d’estime ! Lui qui était un Toucouleur guidant un Bambara ne semblait pas se soucier du camp qu’il devait choisir, l’essentiel étant qu’il fasse usage de cette force inconnue jusqu’alors en lui et consume sa frénésie.
Les mules se remirent donc à piétiner de mauvaise grâce. Dans cette région gorgée d’eau, l’hivernage était précoce et des vols d’oiseaux dyi-kono rasaient la terre avant de remonter brutalement vers le ciel. Comme ils arrivaient en vue d’une mare grise, boueuse, ils entendirent des coups de feu, tandis que des tourbillons de fumée plus noire, plus épaisse, surgissaient au-dessus des eaux. Olubunmi reconnut l’odeur inimitable de la poudre et du sang. Soudain, il entendit le sourd grondement de la terre, martelée par des centaines de chevaux. On se battait non loin de là, quelque part autour de cette mare, peut-être dans ce bois dont on apercevait les frondaisons sans épaisseur. Bakary et Olubunmi continuèrent d’avancer. À présent dans le tumulte des armes, ils distinguaient les chants des griots et les lents récitatifs des talibés :
Bissimillahi romani rahimi
Al hamdou lillahi rabbil alamina
Rahmani rahimi…
Olubunmi aurait aimé se débarrasser de l’accoutrement qu’il portait, retrouver les armes dont il avait eu la sottise de se défaire et plonger au cœur de la mêlée. Hélas ! il était réduit à ce rôle de spectateur. De voyeur.
Un groupe de fantassins surgit, brandissant des étendards. À leur couleur, Olubunmi reconnut des Peuls et se précipita à leur rencontre, oubliant Bakary qui, pris de court, n’osa pas le suivre et se jeta par terre :
— Frère, je suis un Bambara de Ségou. Donnez-moi des armes que je me batte ou meure avec vous…
Mais les hommes défilèrent sans lui répondre, sans lui accorder un regard, comme s’ils n’avaient que faire de ce pèlerin. Bakary le rejoignit, posant la main sur son bras en un geste affectueux :
— Laissons la guerre à ceux qui savent la faire. À quoi nous servirait de nous faire tuer ?
La mort dans l’âme, Olubunmi se rendit à cet avis, et ils tournèrent le dos au lieu des combats. À présent, des villageois refluaient de partout, portant, hâtivement assemblés, les objets auxquels ils tenaient et grâce auxquels ils espéraient reprendre racine ailleurs. Nattes en secco, pilons, mortiers, filets contenant des vêtements, ballots de calebasses. Les enfants qui pouvaient marcher trottinaient derrière leurs mères, regardant avec plus de curiosité que d’effroi cette agitation et cueillant, quand ils passaient à leur portée, du kwana ou du migo dont les arbrisseaux parsemaient la savane. Baraky et Olubunmi se mêlèrent à cette horde de fuyards et un homme, serrant sur sa poitrine les éléments de son métier à tisser, les renseigna :
— El-Hadj Omar a battu Ba Lobbo, l’oncle d’Amadou Amadou. À présent, il marche sur Hamdallay.
Olubunmi eut beau le presser de questions sur ce qui se passait à Ségou, l’autre ne put leur répondre, il ne savait rien de plus. Qui était resté à Ségou en l’absence du conquérant toucouleur pour garder et défendre éventuellement la ville ? Quel camp la victoire semblait-elle choisir ? Hamdallay allait-elle ajouter son nom à la liste des villes défaites ? Nioro. Diara. Ouossébougou. Oitala. Sansanding. Niamina. Mourdiah. Les Peuls, à la liste des peuples soumis ? Sarakolés. Wolofs. Diawaras. Malinkés. Bambaras.
— Je pense que si nous prenons cette direction sans trop nous éloigner, nous pourrons nous tenir à l’abri…
Olubunmi releva la tête vers Bakary. C’est alors qu’au fond des grands yeux obliques de l’adolescent, il lut une compassion très chaude et très ancienne qui cadrait mal avec ce visage juvénile et lui rappelait un autre regard. Celui de l’ancêtre surgi de la brousse. Quel naïf il avait été de ne pas le reconnaître plus tôt sous son nouveau travesti… ! Ainsi, tout s’expliquait ! Précipitamment, il murmura une prière d’excuse.
La femme leur tendit une calebasse d’eau fraîche, les regarda se désaltérer sans mot dire, puis, toujours en silence, plongea à nouveau le récipient dans l’eau trouble du marigot. Elle était belle, farouche, avec cependant une expression meurtrie comme si, tout en portant une blessure mortelle, elle s’efforçait de respecter les gestes qui entretiennent la vie. Intrigué, séduit, Olubunmi l’interrogea :
— Comment te nommes-tu ?
— Que t’importe ?
Puis elle sembla regretter la brutalité de sa réponse et se reprit :
— Tu peux si tu veux m’appeler Awa…
Elle se releva et prit le chemin du village dont on apercevait déjà les toits. À chacun de ses pas, ses fesses tendaient l’étoffe rayée de son pagne, et Olubunmi qui, au milieu de tant de déboires, n’avait certes pas l’esprit à l’amour sentit s’éveiller son désir. Mécontent de lui-même, il se tourna vers Bakary et l’interrogea avec déférence. Car, ayant deviné sa véritable identité, son attitude envers lui avait radicalement changé.
— Allons-nous nous arrêter ici pour la nuit ?
Bakary inclina la tête :
— D’abord, nos mules ont besoin de repos. Et puis, peut-être en saurons-nous davantage sur ce qui se passe par ici…
C’était un village bozo, enfoncé dans la terre spongieuse qui s’étendait entre deux marigots, des filets séchant devant les cases affaissées sous leurs lourds toits de branchages. Un groupe d’hommes étaient réunis sous l’arbre central, qui affichaient des mines fort sombres. Néanmoins, c’est avec courtoisie que l’un d’entre eux, probablement le chef des anciens, accueillit les visiteurs. Après l’échange de politesses, Olubunmi ne put retenir ses questions :
— À moins d’une demi-journée de marche, nous avons cru assister aux préparatifs d’une grande bataille, savez-vous ce qu’il en est ?
Le vieillard hocha la tête :
— Fils, nous ne savons rien.
— Comme vous, sans doute, nous avons entendu claquer les fusils. C’est tout.
Que les heures sont longues quand on est dans l’inaction et qu’à quelques lieues, on le sait, l’avenir se joue ! Olubunmi n’avait l’esprit ni à se reposer, ni à se restaurer, ni à se mêler aux conversations des hommes. Ceux-ci se perdaient en conjectures. Ce qui était à peu près sûr, c’était qu’El-Hadj Omar avait quitté Ségou. On disait qu’il en avait laissé le commandement à son fils Amadou et la garde à huit cents talibés choisis parmi les plus déterminés. On disait aussi qu’il emportait avec lui des machines de guerre obtenues des Français de Saint-Louis du Sénégal et qui étaient plus efficaces à renverser des murailles que tous les chevaux de choc du Macina. On disait… On disait…
Las d’écouter ces racontars indignes d’hommes valides, Olubunmi se leva et se mit à marcher au hasard à travers le village. C’est alors qu’une femme sortit d’une case, un panier de linge sur la tête, comme si, bruits de guerre ou pas, il importait d’assurer la continuité du quotidien. Dans l’exaltation brûlante de son sang, Olubunmi la reconnut. Il appela :
— Awa… !
Elle pirouetta sur elle-même et, le reconnaissant à son tour, fit sèchement :
— Qu’as-tu à m’appeler ? Je n’ai rien à faire avec toi. Passe ton chemin…
Olubunmi s’efforça de rire afin de minimiser la rebuffade :
— Eh bien, est-ce ainsi que ta mère t’a appris à traiter les étrangers ? Depuis des jours, je n’ai pas mangé de plats préparés par une main de femme. N’aurais-tu rien à m’offrir ?
Visiblement, elle hésita, partagée entre les traditions de l’éducation et l’apparente sauvagerie de sa nature, puis elle reprit le chemin de sa case. Olubunmi la suivit. Dans la cour étroite, parfaitement balayée, un bel enfant jouait à côté d’un bébé, enveloppé d’un morceau de jute car l’air était frais. Olubunmi en ressentit de la contrariété et demanda abruptement :
— Où est ton mari ?
— Mort…
Soulagé, Olubunmi poursuivit d’un ton plaisant :
— Tu es donc veuve ? Que ne suis-je le frère de ce défunt pour te posséder à mon tour !
La femme baissa les paupières :
— Qui es-tu pour parler si brutalement ? Avec si peu de décence ?
Olubunmi soupira tout en prenant la calebasse de bouillie qu’elle lui tendait :
— Qui je suis ? Tu m’aurais posé cette question il y a quelque temps que je t’aurais indiqué la famille, le royaume auquel j’appartiens et ma place en ce monde. Aujourd’hui, je ne suis rien qu’un homme sans foyer, sans attaches, et qui ignore ce qu’il est advenu des siens. Oui, voilà ce que je suis devenu, moi Olubunmi Traoré…
Le visage de la femme se décomposa tandis qu’elle répétait :
— Olubunmi Traoré ?
Brutalement, elle se saisit de la calebasse dans laquelle il trempait sa cuillère de bois, la lui lança à la tête, hurlant :
— Sors d’ici ! Sors d’ici… !
Olubunmi hésita, songeant à la terrasser et à lui apprendre à traiter un homme, mais elle se saisit d’un pilon et marcha sur lui, les yeux incendiés d’une lueur meurtrière. Il se retrouva dans la rue.
Sous le fromager central, les hommes s’entretenaient toujours. Un groupe de familles peules était arrivé, apportant des informations plus sûres. On parlait d’une grande bataille qui avait eu lieu à la lisière d’un bois. Apparemment, les Toucouleurs auraient eu le dessus puisqu’ils se dirigeaient vers Hamdallay. Olubunmi s’efforça d’oublier ses soucis individuels et interrogea :
— Et les Bambaras ?
Les Peuls haussèrent les épaules :
— Quels Bambaras ? Il y en avait dans le camp des Toucouleurs et dans celui des Peuls…
— Je veux dire, notre Mansa Ali Diarra…
Ils haussèrent à nouveau les épaules. Eh oui, les choses étaient ainsi, à présent. Nul ne se souciait plus des Bambaras. Nul ne redoutait plus leur nom. On ne s’intéressait même plus à leurs faits et gestes…
Olubunmi prit sa place sur une natte. Pour l’heure, la situation de la région, l’avancée des Toucouleurs, l’éventuelle chute de Hamdallay le laissaient presque indifférent. Il ne songeait qu’à Awa. Une femme l’avait frappé, lui, lui. Et pourquoi, esprits des ancêtres ? Certes, il l’avait peut-être lourdement taquinée. Mais quelle femme est insensible à l’effet que produit sa beauté ? Non, Awa n’était pas simplement belle. Un observateur sourcilleux lui aurait trouvé le front trop bombé, les lèvres trop charnues, la courbe du menton trop volontaire. Néanmoins, ces imperfections étaient le piment, les épices qui relèvent les mets d’une bonne cuisinière.
Autour d’Olubunmi, les lamentations continuaient. Tous savaient qu’El-Hadj Omar exigeait des peuples qu’il soumettait le paiement de l’assakal, dîme en nature, énorme car elle devait lui permettre de nourrir ses troupes. Quant aux Peuls, il se livrait sur eux à de véritables razzias de bétail qui surpassaient celles dont ils avaient coutume d’être victimes. Les Bozos, cependant, étaient les moins inquiets. El-Hadj Omar leur demandait seulement de mettre à sa disposition leurs longues pirogues et de servir de mariniers à ses hommes. Habitués au mépris des autres peuples, ils se soumettaient à sa volonté et n’hésitaient pas, puisqu’il le fallait, à se convertir à l’islam. Après tout, qu’était-ce que l’islam ? Un habit, un voile dont ils recouvraient leurs croyances les plus chères…
— Sais-tu pourquoi on nous appelle les maîtres de l’Eau ? C’est qu’autrefois, dans cette région que nous avons peuplée les premiers, les eaux recouvraient tout l’espace. Nos pères avaient conclu un pacte avec elles et vivaient dans leur sein, unis avec les bêtes et les plantes. Mais, un jour, les eaux se sont fâchées. Elles ont commencé à se retirer, laissant à nu le dos craquelé de la terre. Alors, nos grands prêtres se sont réunis, et, à force de prières, ils ont ralenti leur exode. Il nous est resté sept lacs et un huitième, le lac des lacs, le Débo, pareil à la mer dont il a les fureurs, demeure favorite du serpent dyi-ro-sa, le python. Pourtant, à chaque saison, les eaux nous reviennent et, en souvenir du passé béni, nous les célébrons au son des flûtes et des tam-tams.
Le vieux Bozo avait beau chanter, Olubunmi ne l’écoutait pas. Tout son être vibrait dans le souvenir d’Awa.
L’arbre d’amour pour prendre racine, croître et porter ses fruits a besoin du temps de paix. Olubunmi avait été adolescent dans des époques troublées. Il avait eu vingt ans sur les champs de bataille et n’avait connu que des étreintes illicites ou amorales avec des créatures sans vertu. Pour la première fois, il réalisait ce qu’il avait perdu, que, peut-être, il ne posséderait jamais. Avec sa brutalité coutumière, il interrompit le vieillard :
— Parle-moi plutôt de cette femme, de cette veuve, je crois, qui habite non loin du marché…
Le vieux dit fermement :
— Ne pense pas à elle. Elle vient de Ségou…
— De Ségou ?
— Oui, mais c’est une Bozo. Elle nous a été confiée pour que nous l’aidions à guérir…
Olubunmi cracha le jus de sa chique :
— À guérir ? Est-elle malade ? À mes yeux à moi, elle respire la santé…
Le vieillard hocha la tête, répétant :
— Ne pense pas à elle.
Puis, comme si cette conversation lui était insupportable, il prit congé et rejoignit sa case. Olubunmi demeura seul dans la cour, car Bakary s’était déjà retiré pour dormir. Au bout d’un moment, il se leva et se glissa au-dehors. Des nuages s’étaient amassés devant la lune, et il marchait dans l’ombre qu’il sentait, paradoxalement, rétive, peu complice. Qu’allait-il faire ? Il ne le savait pas vraiment. Il préférait ne pas le savoir. Il atteignit la case d’Awa, hésita, faillit faire demi-tour, s’endurcit. Comme il sortait de l’étroit vestibule donnant accès à la cour, la lune réapparut, lumineuse, comme pour le réprimander et le mettre en garde avant qu’il ne soit trop tard. Buté, il poussa la porte de la case.
Dans la première pièce, il respira le subtil parfum du sommeil de l’enfance et distingua deux petites formes, roulées en boule, blotties contre celle d’une femme, sans doute une esclave, qui ronflait légèrement. Dans la seconde, la lampe était allumée. Awa se tenait assise, le dos au mur, les mains reposant sur les genoux, paumes en l’air comme des fleurs coupées. Olubunmi lança, précipitamment :
— Ne te fâche pas, ne crie pas. Je ne te ferai aucun mal…
Elle ne dit rien, se bornant dans un geste de pudeur à couvrir ses cheveux d’un mouchoir de tête. Il vint s’accroupir non loin d’elle, surpris du déchaînement des sentiments en lui, et, plus encore, des paroles qui lui montaient aux lèvres :
— Tu vois, je ne suis rien. Une brute. Un soudard. J’ai guerroyé pour le compte des Toucouleurs. J’ai versé le sang pour le compte des Français. J’ai brûlé des villages, massacré des enfants. Pourtant, je sens qu’avec toi, grâce à toi, je pourrais redevenir celui que ma mère aurait aimé…
Elle articula doucement, et cette douceur contrastait avec sa fureur du matin :
— Va-t’en, tu ne sais pas ce que tu fais…
Olubunmi, heureusement surpris de ce calme, s’assit, dépliant ses longues jambes :
— Tu crois que j’ai bu ? Pas la plus petite calebasse de dolo…
Ensuite, il crut habile d’amorcer un dialogue :
— Que penses-tu de tous ces événements qui bouleversent nos vies ? Bientôt, nous serons tous des musulmans, bramant des sourates. Que penses-tu d’El-Hadj Omar ? Vraiment, cet homme a des pouvoirs surnaturels.
Les larmes inondèrent le visage d’Awa, comme si ces mots apparemment inoffensifs étaient en réalité autant d’armes aux arêtes tranchantes. Olubunmi, bouleversé, s’approcha d’elle et tenta de la prendre dans ses bras :
— Pourquoi pleures-tu ? Tu es veuve. Est-ce El-Hadj Omar qui a tué ton mari ? Parle-moi. Est-ce que tu ne sens pas que tu peux tout me dire ?
Elle se débattait, pleurant plus fort, répétant :
— Laisse-moi, laisse-moi…
Mais il ne la laissait pas, tandis qu’une part de lui-même s’étonnait de sa passion. Une inconnue. Une Bozo. Une veuve. Pas si jeune. Pas très belle. Et voilà qu’il était foudroyé en plein cœur. La douceur de sa peau l’enflammait encore, et son parfum était fait de plantes inconnues. Sans violence, il la renversa sur la natte, écartant ses vêtements, recherchant l’harmonieuse nudité de son corps, et murmurant toujours :
— Ne pleure pas, ne pleure pas…
Brusquement, elle cessa de se débattre et ouvrit les yeux :
— Je t’en supplie, va-t’en, tu ne sais pas ce que tu fais…
Mais il était trop tard. Quand tout fut terminé, Olubunmi savoura la paix brutale et soudaine de son être. Des images chevauchaient son esprit. Il revivait sa vie. Il envisageait l’avenir. Il se voyait rentrant dans Ségou. Avec sa femme et les enfants de sa femme, c’est-à-dire ses enfants. Voilà que, d’un coup, il avait les mains pleines. Voilà que le gâchis de toutes ces années était réparé. Il dirait aux siens :
— Voyez ! je ne suis pas une pierre qui roule sur les chemins du monde. Moi aussi, j’ai femme et enfants. C’est pour eux que je veux défendre et préserver Ségou.
Puis, il sombra dans le sommeil, la main posée sur l’épaule détournée d’Awa. Il eut un rêve. Cette fois encore, il approchait d’une ville qu’il ne savait pas nommer. Entourée de murailles de terre, que dominait, çà et là, le fût des rôniers. Il pressait son cheval car, galopant depuis des heures, il avait hâte de prendre un peu de repos, quand un cavalier fonça sur lui, armé d’une lance macinienne, à fer barbelé, qu’il dirigeait vers sa poitrine. Pétrifié, il s’arrêta, tandis que le cavalier galopait de plus belle. Arrivé à sa hauteur, il laissa tomber le capuchon qui lui recouvrait le visage et Olubunmi reconnut Mohammed, le frère bien-aimé. Il s’écria :
— Mohammed, c’est moi ! Est-ce que tu ne me reconnais pas ?
L’autre continua d’avancer et, comme sa lance s’apprêtait à lui transpercer la poitrine, Olubunmi s’éveilla. En sueur. La pièce était vide. Awa n’était plus là. Plein d’un terrible pressentiment, il courut dans la pièce voisine. Vide elle aussi. Et la cour. Et le vestibule où, témoin moqueur, un balai de fibre végétale restait contre le mur.
Olubunmi se précipita dans la rue. Le jour s’était levé. Des réfugiés peuls affluaient, poussant devant eux leurs bêtes aux longues cornes. Un berger chantait, la tête levée vers le soleil encore à moitié somnolent :
Blouses rouges
riches en taureaux féconds
javelots barbelés
doigts minces
beaux en têtes de mâles
beaux en têtes de vaches
beaux en têtes de brebis
pique du bâton celui qui pique des cornes…
Quelle direction prendre ? Où courir ? Que faire ? Olubunmi comprit que toute recherche serait vaine, et que sa vie désormais serait le deuil de cette absence.