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— Beau-frère ! Comme tu m’as déçu ! Pourquoi as-tu quitté mon père ? Pourquoi es-tu revenu au polythéisme ? Toi, à qui mon père voulait confier les clés spirituelles de Ségou ? Toi, qu’il emmena ensuite avec lui à Hamdallay, afin que tu sois son historiographe et que tu témoignes devant tous de sa sainteté ? Toi, à qui il a donné ma propre sœur !

Mohammed baissa la tête et répliqua :

— Ne penses-tu pas que Dieu, qui est d’abord amour, chérit aussi l’infidèle ? Qu’exclure un être de l’amour primordial, de l’amour divin, c’est faire preuve d’ignorance capitale ? Et si cet infidèle est mon propre frère de chair et de sang, ne vois-tu pas quel est mon devoir ?

Amadou haussa les épaules :

— Quel hâbleur ! Tu as toujours eu la parole facile. Te rappelles-tu quand tu prétendais arrêter la guerre sainte avec le hadith d’Al-Buhari ?

Il éclata de rire et ses talibés l’imitèrent. Amadou n’avait pas la beauté de son père, El-Hadj Omar. Ce qu’il avait de plus laid, c’était sa bouche aux lèvres retroussées au-dessus d’un menton fuyant. Avec cela, vêtu sans élégance d’une blouse flottante de coton bleu par-dessus une tunique de même tissu et coiffé d’un bonnet bleu, lui aussi. En parlant, il ne cessait de triturer son chapelet, sous l’effet de la nervosité bien plus que de la foi, et gardait les yeux fixés sur Samba N’Diaye, un des plus fidèles lieutenants de son père, demeuré auprès de lui à Ségou comme s’il voulait lui prouver qu’il était un excellent élève. Autrefois, Amadou et Mohammed s’étaient bien entendus. Puis Amadou avait pris ombrage de l’affection qu’El-Hadj Omar témoignait à ce Bambara, à ce Traoré dont la famille grossissait les rangs de la contestation, et n’avait pas supporté qu’El-Hadj Omar lui donne en mariage sa propre sœur. À présent, il ne parvenait pas à le traiter comme un parent, et toute son attitude avec lui témoignait de cet embarras. Il reprit :

— On me dit que tu as ramené à Ségou le corps d’un de tes infidèles de frères tué à Hamdallay pour exciter les Ségoukaw à la révolte ?

Mohammed releva la tête et fit simplement :

— Beau-frère ! je n’ai fait que me soumettre à la volonté des miens qui craignaient pour le repos de son esprit…

Amadou bondit sur ses pieds :

— Voilà, voilà, tu retombes dans le polythéisme !

À vrai dire, il savait que pareille accusation était risible. L’amour de Dieu était inscrit sur chaque trait du visage de Mohammed, sur chaque détail de sa personne. Il se rassit :

— Je vais te donner une preuve du traitement que je réserve à ceux de ma famille. Avec mon cousin Seydou Dieylia, tu te chargeras de ma correspondance. Tu sais que j’entretiens des liens avec les imams à travers la confrérie tidjane. Je vais te faire préparer un appartement dans l’enceinte du palais. Cela me permettra de voir ma sœur…

En agissant ainsi, il espérait tenir Mohammed dans une sorte de captivité dorée, l’avoir à l’œil, saper le prestige qu’il risquait de regagner dans sa communauté.

Mohammed secoua la tête :

— Maître, je ne veux rien. Je ne demande rien. Permets-moi seulement d’ouvrir une école coranique…

Amadou se leva à nouveau et se mit à marcher à travers la pièce. Depuis le départ de son père, sa terreur des Bambaras s’étant accrue, il avait fait renforcer le dion-foutou, dont les murailles atteignaient trois mètres d’épaisseur et étaient percées d’étroites meurtrières devant lesquelles étaient disposés des paillassons. En cas de siège, cet ensemble fortifié pouvait abriter deux mille défenseurs et, étant donné la masse de provisions qu’il contenait, résister des mois durant. Néanmoins, la terreur d’Amadou semblait injustifiée, car, pour l’heure, la résistance des Bambaras ne s’organisait pas. Si tout le monde s’agitait, nul ne prenait le commandement, et Ali Diarra croupissait dans sa prison de Hamdallay.

— Ce ne sont pas les écoles coraniques qui manquent dans Ségou. Ne veux-tu pas être imam ? Cadi ? Muezzin ?

Mohammed secoua à nouveau la tête :

— Maître, je ne veux rien.

Il se leva et, dans l’exaspération que lui causaient ces refus répétés, Amadou lui lança :

— Allah a voulu te rappeler que tu es à moitié peul. Il t’a donné à jamais la posture en héron1

Les talibés se mirent à rire et à applaudir, comme s’il s’agissait de la plaisanterie la plus fine ou d’une remarque témoignant de la bonté du cœur de leur souverain. Avec dignité, sans mot dire, Mohammed se dirigea vers la sortie.

Honteux de lui-même, mais ne voulant pas l’avouer, Amadou se tourna vers son griot, Sentoukou, qui faisait fonction d’exécuteur des hautes et basses œuvres, et ordonna :

— Mets deux hommes à ses trousses, qu’ils ne le lâchent pas d’une semelle. Je veux savoir ce qu’il fait à chaque heure.

C’était jour de réception. La salle d’attente était pleine de chefs des grandes maisons qui venaient réassurer Amadou de leur soumission. Celui-ci, en retour, leur faisait distribuer du riz, des pierres de sel, des cauris, de la volaille, des moutons, mais en moins grande quantité que son père car il n’était pas généreux.

En réalité, Amadou était inquiet. Il ignorait ce qui se passait dans Hamdallay, ne recevant guère de courriers de son père. S’il savait que la ville était soumise et les Peuls du Macina défaits, il ignorait ce que son père avait fait d’Amadou Amadou, le souverain. L’avait-il condamné à mort ? Avait-il été clément ? En outre, il connaissait trop la fierté et l’énergie des Peuls pour croire que leur calme et leur obéissance étaient réels. Simulacres, ce n’étaient que simulacres ! Peuls, Bambaras, tout ce monde complotait. Il était entouré d’ennemis.

Pendant ce temps, Mohammed jouait des coudes dans la cour, encombrée d’hommes en armes, brandissant leurs fusils à deux coups et leurs sabres comme s’ils s’apprêtaient à partir au combat, de forgerons occupés à fondre des balles car, aux dernières rencontres avec les Peuls, les Toucouleurs avaient bien failli manquer de munitions, d’ânes et de bœufs porteurs. Assises à même le sol, des femmes esclaves pleuraient en attendant d’être distribuées entre les talibés. Un Bambara, armé d’un fouet de cuir, les gardait.

Mohammed ne pouvait plus supporter de voir un Bambara se faire le sujet d’un Toucouleur, et ses anciennes arguties selon lesquelles la soumission aux Toucouleurs n’était que la soumission au vrai Dieu lui paraissaient non seulement idéalistes, mais carrément choquantes. En hâtant le pas, pour fuir ce spectacle, il se trouva nez à nez avec son ami Bari Tyéro, imam de la mosquée de la Pointe des Somonos, qui lui saisit le bras :

— Qu’est-ce que j’entends ? Tu es revenu à Ségou pour donner un chef à la rébellion contre El-Hadj Omar ? Frère, compte-moi parmi les tiens…

Mohammed fut atterré, non des desseins qu’on lui prêtait, mais du comportement de Bari. Il balbutia :

— N’écoute pas tout ce qu’on te raconte…

L’autre poursuivit sans prêter attention à cette dénégation :

— Sansanding est sur le point de se soulever. Les Malinkés de la région de Bakhoy en font de même. Les jours du marabout toucouleur, du petit Foutankè sont comptés…

Mohammed regarda de droite et de gauche :

— Frère, si nous devons parler de tout cela, le lieu est mal choisi.

Bari Tyéro opina de la tête :

— Tu as raison. Je t’accompagne chez toi…

 

Il avait fallu passer par la volonté d’Olubunmi. Quand Ahmed Dousika était venu lui parler de son mariage, il avait répondu que son choix était déjà fait et se portait sur Awa. Quelle Awa ?

La fille du woloso Ahmed, qui avait grandi dans la case de sa mère Fatima, épouse du défunt fa Siga, avait, grâce à elle, reçu une parfaite éducation.

Awa ? Tous les regards se braquèrent sur elle. La fille était jolie. Très jolie. Bonne musulmane. Priant cinq fois par jour et jeûnant durant le carême. Habile de ses mains d’où sortait le filé le plus blanc. Mais, tout de même, une woloso ! Quand ses ancêtres étaient-ils entrés dans la famille ? Finalement, la date du mariage fut fixée. Awa, elle-même, se serait bien passée de cette notoriété. Voilà que, sans transition, de gamine, elle allait devenir bara muso. D’esclave, épouse d’un noble de grande famille. Les présents d’Olubunmi s’amoncelaient dans l’humble case de son père et sa mère, qu’elle n’avait jamais vue que drapée d’oripeaux couleur de terre, se parait de boubous richement brodés, de voiles, de bijoux. Il y avait là de quoi tourner plus d’une tête. Pourtant, Awa restait lucide. Olubunmi n’était qu’un cadeau empoisonné. Belle gueule, oui ! Mais ivrogne, sans respect ni de Dieu ni des ancêtres. Awa était surtout sensible au fait qu’il ne l’épousait pas par goût. Non, il s’agissait de piquer, de choquer la famille et, à travers elle, tous les yèrèwolo de Ségou, coupables d’avoir baissé les bras devant El-Hadj Omar en faisant de leur ville une catin, cuisses ouvertes devant l’envahisseur. Aussi, ce choix qui paraissait flatteur n’était en réalité qu’humiliation.

Awa entra chez Fatima, qui ne l’avait jamais traitée en esclave mais en fille. Après la mort de Siga, son mari, Fatima avait bien parlé de retourner à Fès. Néanmoins, ce projet était devenu pareil à une tapisserie que, chaque jour, une brodeuse enjolive sans jamais la terminer.

— Quand je retournerai à Fès, j’irai droit à la Qaraouiyine. Tu n’as aucune idée de ce que peut être ce monument !

— Quand je retournerai à Fès, j’irai droit à l’horloge à eau de la médina. Tu sais ce que c’est qu’un appareil à mesurer le temps ?

— Quand je serai à Fès, je couvrirai les murs de ma maison de zellijs…

— Quand je serai à Fès, j’irai chez les Lwâjrîyîn, et j’achèterai des poteries…

Aujourd’hui, si personne ne croyait plus au départ de Fatima, il n’en faisait pas moins rêver, et les femmes s’assemblaient pour voyager en imagination. Ah ! quitter cette concession, cette ville, ce royaume ! Pourquoi les femmes devaient-elles demeurer rivées au sol natal ? Rivées à la terre. Terres elles-mêmes, bonnes à fertiliser, à ensemencer. Elles se répétaient les aventures de Tiékoro qui avait connu Tombouctou et Djenné, de Siga qui avait connu Fès, de Malobali qui avait trouvé la mort sous des cieux inconnus. De Mohammed et d’Olubunmi eux-mêmes. Ils avaient parcouru tant de pays, côtoyé tant d’hommes, fait tant d’enfants à des femmes bozos, toucouleurs, peuls, ouoloffs, brésiliennes… Quelle liberté illimitée !

Awa s’assit sur un escabeau et se tourna vers le mur :

— La nuit, il rêve tellement que ses dents s’entrechoquent comme les flancs d’un troupeau de moutons effrayés…

Fatima haussa les épaules :

— Fais-lui mieux l’amour. Tu verras qu’il dormira comme un nouveau-né…

— Il ne m’appelle jamais par mon nom, mais par toutes sortes de périphrases : « Future mère », « Bara muso », « Mère de mes premiers fils »… comme si Awa était un mot chargé de maléfices…

Fatima l’apostropha :

— Et alors ? Même s’il t’appelait « crottin de chèvre », est-ce qu’il ne sera pas bientôt ton mari ?

Awa fondit en larmes et Fatima se mit à la rudoyer. En réalité, ce qu’elle rudoyait, c’était cette faiblesse en elle, ce pouvoir qu’Olubunmi començait d’excercer tout naturellement, et cette dépendance dans laquelle elle se plaçait naturellement. Finis les jours d’insouciance et d’audace ! Elle allait aborder au terrible rivage de l’univers des femmes, prendre sa place dans le rang. Alors, Fatima aurait voulu la préparer, l’armer, la sommer d’être moins vulnérable qu’elle ne l’avait été elle-même et manquait de mots pour le dire. Sur ces entrefaites, Ayisha la Torodo, l’épouse de Mohammed, fit son apparition dans le vestibule et s’exclama :

— Mais qu’a-t-elle à pleurer ?

Néanmoins, elle n’attendit pas de réponse, car elle savait la raison de ces pleurs. Elle n’avait pas cessé de les verser depuis le jour où El-Hadj Omar l’avait convoquée pour lui signifier qu’il la donnait à Mohammed Traoré. Elle caressa la joue d’Awa et lui proposa :

— Veux-tu que je te fasse une coiffure en cimier pour la cérémonie de ton mariage ?

Elle parlait ainsi pour ramener un sourire sur ces lèvres encore enfantines qui, bientôt, prendraient le pli du souci et de l’abnégation. Awa accepta, et les doigts fuselés, agiles commencèrent à détacher une à une les perles d’ambre et de coraline, à démêler les tresses, à dessiner du bout du peigne de bois des cercles et des carrés. À chacun des gestes d’Ayisha, son ventre haut et dur effleurait la nuque d’Awa, et il semblait que l’enfant qu’il abritait prenait part à ce silencieux échange :

— Mes mères, mes mères, pourquoi êtes-vous dans l’affliction ? Oubliez-vous que l’enfant est le remède aux soucis de la vie ? Le remède à la mort elle-même ?

Fatima rompit le silence :

— Qu’est-ce qu’on me dit ? Que Bari Tyéro vient d’entrer chez toi ?

Ayisha hocha la tête et Fatima poursuivit, soupçonneuse, en fronçant le sourcil :

— Qu’est-ce qu’il veut, ce Somono ?

Ayisha eut un geste d’ignorance :

— Je ne sais pas, mère ! Ce qui m’intrigue, c’est que fa Ahmed Dousika, Ali Sounkalo et même Olubunmi sont de la réunion !

Fatima s’assit sur un escabeau et se mit à croquer pensivement une noix de cola :

— On dit que ceux de Sansanding veulent se soulever. J’espère qu’ils n’ont pas l’intention de les joindre !

Puis, elle se leva aussi vite que lui permettait son poids considérable :

— Que nous préparent-ils une fois de plus, ces hommes ? Je vais envoyer la petite Kadidja balayer le vestibule de Mohammed en lui demandant d’ouvrir toutes grandes ses oreilles…

Elle sortit en hâte, ses larges fesses se heurtant à l’embrassure de la porte. Pourtant, ni Awa ni Ayisha ne songèrent à en sourire. De nouveaux dangers se préparaient, elles en avaient l’intuition. Le sang allait encore arroser la terre. Et n’en avait-on pas assez de ces luttes ? Ah ! Peuls contre Bambaras ! Bambaras contre Toucouleurs ! Toucouleurs contre Peuls ! Tous les enfants devaient-ils être orphelins ? Toutes les femmes veuves ? Tandis que les sœurs pleuraient le deuil de leurs frères ? Quand retrouverait-on le goût de la vie ?

 

— Vous faites erreur si vous vous imaginez que les Blancs, les Français vont vous défendre contre les Toucouleurs. Ces gens-là ne poursuivent que leurs propres desseins. Quand j’étais à Saint-Louis, j’ai bien failli faire partie d’une expédition qui envisageait de franchir le fleuve Sénégal pour fonder des forts et des comptoirs comme ceux qui existent déjà sur la côte et, surtout, pour créer un chemin de fer…

Une voix l’interrompit :

— Chemin de fer… !

Mais Olubunmi ignora cette exclamation d’admiration enfantine et poursuivit :

— Les Blancs eux-mêmes ont peur des Toucouleurs. Ils leur vendent des armes, c’est tout. Ils ne les attaqueront pas. Est-ce que vous oubliez qu’ils ont signé un traité avec eux ?

Bari Tyéro prit la parole :

— Nous ne demandons pas aux Blancs d’intervenir dans nos querelles. Tout ce que nous voulons, c’est qu’ils nous vendent des armes et cessent d’en livrer aux hommes d’El-Hadj Omar…

Olubunmi fit, railleusement :

— Et pourquoi le feraient-ils ?

— Parce que nous les paierons plus cher… Voilà pourquoi ils le feront.

Il y eut un silence pendant lequel on entendit le crac-crac d’un balai végétal sur les pierres du vestibule. Bari Tyéro éleva à nouveau la voix :

— Les marchands somonos sont riches. Au lieu de se laisser dépouiller par El-Hadj Omar, que leurs richesses servent à retrouver la liberté…

Olubunmi devinait ce qui allait suivre. À cause de sa connaissance des Français et de Saint-Louis, on allait sans doute lui demander de prendre la tête d’une mission qui irait se procurer des armes. Savait-on seulement combien il était las ? Il se tourna vers Mohammed pour solliciter son appui. Mais Mohammed se taisait. Alors, il se décida donc à prendre position tout seul :

— N’engagez aucune action que vous ne saurez pas mener à bien. Vos peuples sont démoralisés. Vos armées en déroute…

Ali Sunkalo, qui était resté silencieux jusque-là, protesta :

— Ce n’est pas exact. Est-ce que tu ne sais pas que le frère du Mansa Ali Diarra a établi un gouvernement à Farako et, de là, se prépare à de nouvelles actions ?

Olubunmi se leva et déclara :

— Foutaises ! Les Bambaras ne savent plus se battre, je vous dis.

Puis, traversant le vestibule, il sortit, frappant au passage la chétive esclave occupée à balayer, qui avait osé le dévisager. Ce brutal départ désorganisa l’assemblée. Si plusieurs hommes de la concession s’étaient réunis chez Mohammed, ce n’était pas pour répondre à un plan déterminé de résistance. C’était plutôt pour lutter contre un sentiment d’inaction, d’inefficacité, voire de dégradation, et Bari Tyéro avait pris tout le monde par surprise en arrivant avec des propositions concrètes ainsi que le récit de ce qui se préparait à Sansanding.

Un à un, les hommes se retirèrent et Mohammed se retrouva seul. Que faire ? Cet homme pieux et sensible haïssait la guerre. En même temps, il ne pouvait chasser de sa mémoire la scène de la mort de Kosa, et cela lui semblait le symbole de ce qui attendait les Bambaras. Comme à chaque fois qu’il était troublé, il aurait aimé un signe de son père, une indication sur la conduite qu’il devait tenir. Hélas ! Tiékoro ne se manifestait plus comme si les convulsions et le chaos du monde des vivants l’atterraient. Il sortit à son tour.

Pourquoi Olubunmi avait-il si catégoriquement refusé de prendre part au débat ? Pourquoi avait-il découragé toute velléité d’action ? C’était là encore le signe du malaise dans lequel il vivait, et Mohammed se dirigea vers sa case pour s’en entretenir une bonne fois avec lui. Après tout, il n’était pas le seul à avoir souffert aux mains de la vie. Quel est celui que cette mégère n’a pas maltraité ? Peut-être était-il nécessaire de le lui répéter. Olubunmi avait déjà pris sa posture familière, vautré dans un fauteuil européen dans son vestibule, des outres de boissons alcoolisées à portée de main. Il railla en voyant s’avancer son frère :

— Eh bien, déjà finis, les beaux projets ?

Mohammed s’installa tant bien que mal à ses pieds, comme un enfant près de son maître. Il voulait, par cette attitude pleine d’humilité, lui signifier sa tendresse et dit simplement :

— Parle-moi. Je te l’ai demandé à plusieurs reprises. Hélas ! tu as toujours fait la sourde oreille. Peut-être crois-tu que tu es le plus malheureux ou le plus coupable des hommes. Je vais te détromper. Que sais-tu de moi ? Comme tant d’autres, tu me prends pour un homme pieux, presque un saint. En réalité, sais-tu que je suis un assassin ?

Olubunmi, dans un éclat de rire, cracha par terre une gorgée de vin :

— Allons, c’est moi qui bois et toi qui es saoul !

Mohammed hocha la tête :

— Ne ris pas. T’a-t-on jamais parlé de ma première épouse ?

Olubunmi devint plus sérieux :

— On ne m’en a pas dit grand-chose. Simplement que tu ne l’as pas jugée assez bonne musulmane et que tu l’as répudiée pour prendre cette Torodo, fille d’El-Hadj Omar…

— Alors, tu ne sais pas la femme que c’était !

À ces mots, à sa propre surprise, une onde brûlante envahissait le cœur de Mohammed. Il croyait n’avoir à l’esprit que le souci de son frère. Il s’apercevait qu’il n’en était rien, qu’il cédait au désir de parler d’Awa, de crier son amour pour elle et son regret de l’avoir perdue.

— C’était une Bozo.

— Une Bozo ?

— Une esclave. À première vue, on la croyait laide, car il y avait dans toute sa personne une vitalité et une énergie qui ne conviennent pas à une femme. Elle s’enduisait le corps d’un mélange d’herbes et d’essences connues d’elle seule, et quand j’abordais à son rivage intime j’étais enivré, intoxiqué délicieusement par son parfum.

— Son parfum ?

Mohammed parla longtemps. À chacune de ses phrases, une certitude horrible prenait possession d’Olubunmi. Mais non ! Les dieux ne pouvaient pas lui jouer un tour aussi horrible ! Il bégaya :

— Qu’est-elle devenue ?

Mohammed eut un regard fiévreux :

— On la croit morte. Mais moi, je sais qu’elle ne renoncerait pas à la vie, même à cause de moi.

Il se pencha en avant et fit plus bas :

— Je crois plutôt qu’elle se cache dans quelque village bozo où elle élève nos enfants… Dès que la guerre sera terminée, je reprendrai les recherches et je finirai bien par la retrouver…

Olubunmi demanda d’une voix presque inaudible :

— Combien d’enfants avais-tu ?

— Deux fils. Anady aurait trois ans à présent.

Olubunmi se prit la tête entre les mains, et Mohammed, se méprenant sur les raisons de son trouble, lui posa affectueusement la main sur l’épaule :

— Tu le vois, tu n’as pas à te reprocher de crimes plus odieux que celui que j’ai commis. Aussi, cesse de te détruire. Fais comme moi : repose-toi dans la bonté de Dieu qui pardonne.

Olubunmi sanglota :

— Frère, frère. Tu ne sais pas ce que tu dis…

1- Allusion à la posture du berger peul qui se tient sur une jambe.