9

— Marche droit devant toi et tu arriveras à Falmouth. Peut-être même avant la fin de la journée. Après, tu n’auras qu’à suivre la côte et tu te retrouveras à Stony Gut.

Samuel souffla, la gorge serrée par l’émotion :

— Il faut que je te remercie. Sans toi, je serais mort à l’heure qu’il est !

Mais la vieille se détourna, refusant l’attendrissement, comme si ce qui s’était passé entre eux, ce courant de sympathie, de tendresse qui les avait inondés était fait de la matière des songes, illusoire et fugitive, et dit sèchement :

— Bon, tâche de rester en vie, à présent !

Puis, retroussant ses haillons, elle se mit à marcher à grands pas. Bientôt, elle eut disparu et Samuel se sentit très seul. Il inspecta les alentours. Pas une case en vue. L’ondulation des champs de canne à sucre, venant buter sur l’immensité de la mer, d’un bleu aussi intense que le ciel.

Il prit bravement la route. Pourtant, il n’avait pas le cœur à avancer. Il lui semblait que sa jeunesse était restée dans le cirque de Maroon Town, et que c’était un vieillard qui retournait vers Stony Gut. Un vieillard désabusé, amer. Eh oui, les Marrons n’étaient plus qu’un ramassis de meurt-la-faim, féroces et stériles. Il fallait s’accoutumer à cette idée. Alors, qu’est-ce qui donnerait du prix aux instants désormais ? Rien. Rien. Rien.

Est-ce qu’il ne valait pas mieux reprendre la route de Lagos ? Emma serait au pied de la passerelle, s’appuyant sur Herbert, drapée dans ce châle espagnol qui lui allait si bien. Qu’ils ont blanchi, les cheveux de ma mère, et comme son visage est ridé ! Mère, est-ce mon chagrin qui a creusé tes traits ?

Un grincement retentit et il retomba dans le présent. Une charrette avançait derrière lui, traînée par de grands bœufs roux et conduite par deux garçons, haillonneux et sales comme tous les paysans, mais de figure avenante. La charrette s’arrêta à sa hauteur et l’un des garçons l’interrogea :

— Nègre, où est-ce que tu vas comme ça ?

— Aussi loin que je peux.

Les garçons éclatèrent de rire :

— Alors avec nous ce sera Falmouth. C’est jour de marché, aujourd’hui.

Samuel grimpa dans la charrette en marmonnant des remerciements et se fraya une place parmi les paniers d’ignames, de dasheens, de manioc. Les essieux mal graissés recommencèrent de grincer, et il lui semblait que cette plainte lancinante sourdait de son cœur même.

— D’où est-ce que tu viens comme ça ?

— De Maroon Town.

Les deux garçons écarquillèrent les yeux :

— Quoi sert de mentir, tu en as une fameuse veine, toi ! Tous ceux qui montent là-haut ne redescendent jamais pour dire ce qu’ils ont vu…

Samuel, que cette conversation importunait, coupa avec impatience :

— Eh bien, j’en suis redescendu, moi !

Il s’efforça de se replonger dans ses pensées. Qu’avait dit la vieille ?

— Retourne à Stony Gut. C’est là qu’est l’esprit de résistance.

Oui, mais il n’avait plus envie de se battre. Trop d’illusions perdues. S’il retournait à Stony Gut, c’était pour tirer un grand trait sous son passé comme un commerçant sous le débit trop lourd d’un client qui ne le réglera jamais. C’était uniquement pour retrouver Amy. Amy. Samuel, blessé, saignant, se réfugiait dans son souvenir. Il croyait entendre sa voix, limpide comme l’eau de la ravine :

— Qu’allais-tu chercher chez les Marrons quand j’étais là, prête à te donner tout l’amour du monde ? Vous êtes ainsi, vous, les hommes ! Toujours à courir après des rêves de grandeur, de bruit, de fureur. La plante du bonheur est là, et vous ne savez pas la cueillir.

Oui, mais s’il se livrait à l’amour d’Amy, est-ce qu’il ne se damnerait pas éternellement ? Ne fallait-il pas plutôt se mettre à la recherche de Victoria ?

Amy. Victoria. Retombant dans cette confusion mentale, Samuel réalisa avec mépris ce qu’allait être sa vie. Une valse hésitation entre deux désirs.

C’est Hollis qui serait déçu du chemin qu’il empruntait, lui que les constructions de son idéalisme avaient rendu aveugle aux charmes des femmes. Ah ! il aurait dû être plus clair dans ses propos et mettre radicalement son jeune élève en garde contre ce qui se passait dans les Antilles. Il l’avait dit :

— La présence constante des Blancs a fini par tout gangrener…

Mais, voilà, Samuel ne l’avait pas entendu ! Samuel n’avait pas voulu l’entendre !

— Nous sommes arrivés, nègre.

Samuel sursauta, tout surpris de se retrouver dans cette charrette entre ces garçons que sa mine effarée faisait pouffer. Levant la queue, un des bœufs faisait tomber un chargement de crottin. Il sauta à terre.

La ville de Falmouth, qui avait été créée à la fin du XVIIIe siècle, était le port assurant l’évacuation des produits sucriers et des bananes de la région. Si Villa de la Vega et Kingston rivalisaient pour l’importance administrative et sociale, Falmouth l’emportait sans effort sur ces deux villes en beauté et en élégance. Le quadrilatère entourant le marché et les rues y conduisant étaient bordés de constructions de style géorgien dont les colonnades supportaient les balconnets aux balustrades de fer forgé. Il est vrai qu’avec le départ de la majorité des planteurs, tout cela commençait à prendre des airs de laisser-aller et d’abandon. En particulier, la maison Barrett, qui pendant des générations avait été un centre de divertissements raffinés, était close et, mélancolique, semblait le témoin d’un temps à jamais révolu.

Samuel n’avait cependant pas à l’esprit d’admirer des façades, et il tira de sa bourse quelques shillings pour dédommager ses compagnons qui refusèrent d’un même geste :

— Pas de ça, nègre ! Ta peau a la même couleur que la nôtre.

Cette magnanimité suscita un mouvement de reconnaissance dans le cœur si endolori de Samuel. Au moment d’entreprendre à nouveau un hasardeux voyage à travers l’île, il lui sembla qu’il se séparait de deux amis dont le concours lui aurait été précieux. Dans un élan, il proposa :

— Je vous offre à boire, alors ?

Le rhum ! Et dire que Samuel l’avait méconnu ! À présent, il s’inclinait devant son empire. Le rhum est un dieu. Non, il arrive qu’un dieu soit contesté et doive même s’allonger sur une croix. Le rhum est le maître du monde. Il fait trembler hommes et femmes. Il courbe leur tête. Il met des paroles suppliantes et bégayantes sur leurs lèvres, des paroles de fièvre et de soumission. Ah ! le rhum, il n’est pas de souverain plus tyrannique et absolu que lui ! Les deux garçons firent avec indulgence :

— N’y va pas trop fort, nègre, tu n’en as pas l’habitude.

Samuel ragea :

— Qui vous dit cela ? Que je n’ai pas l’habitude ?

Ils haussèrent les épaules :

— Ça se voit bien que tu n’es pas un nègre de ce côté de l’eau. D’où viens-tu ?

— Moi, mais je viens de Stony Gut. Je suis de Stony Gut.

N’était-ce pas la seule identité qu’il pouvait revendiquer à présent ? Il n’avait pas voulu être africain. Les Marrons n’avaient pas voulu de lui. Que restait-il ?

— De Stony Gut ?

L’exclamation terrifiée lui causa du plaisir. Il avala une nouvelle gorgée de l’eau de feu :

— Ouais, je suis un des hommes de Deacon Bogle.

Les deux garçons échangèrent des regards circonspects, emplis d’une lueur qui semblait de commisération, et interrogèrent avec douceur :

— Il y a combien de temps que tu l’as quitté, ton village ?

Malgré son ivresse, Samuel réalisa ce que l’intonation et le regard de ses compagnons avaient d’étrange. Il pressentit un danger et bégaya :

— Pourquoi ? Il y a quelques semaines, quatre, cinq, je ne sais pas !

L’un des deux garçons lui prit la main et fit :

— Alors, tu ne sais pas ce qui s’est passé ?

 

Qu’est-ce que la vie ? Est-ce que c’est une femme folle qui va, vient, hurle et déchire ses haillons en les jetant au vent ? Est-ce que c’est un aveugle qui, dans la nuit de ses jours, va, vient, culbute à chaque précipice et se rattrape aux ronces ? Est-ce que c’est un estropié qui claudique ? Est-ce que c’est un unijambiste sans béquilles ? Dites-moi ce que c’est, la vie ?

Samuel, hébété, se refusait à croire à l’horrible récit :

— Nous ne savons que ce que nos oreilles ont entendu puisque nos yeux n’ont pas vu. Un jour de marché, Deacon Bogle a marché sur la ville de Morant Bay où siégeaient les magistrats de la paroisse de Saint Thomas avec ses hommes bien entraînés, drapeaux en tête. Le tambour résonnait, et les gens abandonnaient leurs étals pour voir passer le cortège. Deacon Bogle est entré avec ses hommes dans le tribunal où les buckra venaient de condamner un pauvre nègre à plusieurs mois de prison. Pourquoi ? Une peccadille. Alors, Deacon Bogle a pris le nègre par le bras et l’a arraché à ses juges. Ses hommes ont déchargé leurs fusils. Le bois du tribunal a volé en éclats. La fumée a épaissi l’air. Deacon Bogle est sorti du tribunal en criant : « Justice, justice pour les nègres. » Puis, il est reparti pour Stony Gut. Mais, tu l’as bien compris, cette histoire ne fait que commencer. Les buckra se sont organisés. Ils ont envoyé leurs régiments à Stony Gut où les hommes de Deacon Bogle ne se sont pas laissé faire. Il y a eu des cadavres sur le sol. Le sang a giclé jusque sur les feuilles des arbres. La paille des toits a crépité dans le feu des incendies. Après, dans leur colère, les hommes de Deacon Bogle sont retournés de nouveau à Morant Bay. Toute la paroisse de Saint Thomas était derrière eux, tous les nègres et toutes les négresses, las de peiner sur des terres d’iguanes et de cactus. Ils étaient tous là, venus de Pleasant Hill, de Belle Castie, de Soho, de Yallahs, et ils criaient « Justice ! justice ! » Ah ! le carnage a été terrible !

Samuel se prit la tête entre les mains :

— Dis-moi, comment tout cela a fini ?

— Comment cela a fini ? Comme finissent toutes nos histoires. La Wolverine et l’Onyx étaient à quai à Kingston. Elles ont transporté des troupes, venues de toutes les autres îles des Antilles pour mater la rébellion. Mais cela n’a pas suffi. Alors le gouverneur Eyre a fait appel aux Marrons.

— Aux Marrons !

Le jeune garçon hocha la tête :

— Oui, aux Marrons des Blue Mountains, et ce sont eux qui ont livré Deacon Bogle aux Anglais qui l’ont pendu…

— Pendu !

— Après, les troupes anglaises ont rasé, incendié tous les villages de la paroisse au nom de la loi et l’ordre. Avec l’aide des Marrons, elles ont arrêté des centaines d’hommes et de femmes qu’elles ont enfermés dans les prisons, elles ont tué tous ceux qui résistaient. Puis, le gouverneur Eyre, cherchant un responsable, a fait arrêter le révérend George William Gordon. Celui-là, aussi, ils l’ont pendu…

Était-il condamné à voir assassiner tous ceux qui auraient dû lui servir d’exemple, mais dont par une remarquable fatalité, il se détournait au moment précis où il aurait dû les suivre ? Hollis. Deacon Bogle. Que n’était-il resté avec ce dernier ? Que n’avait-il pris rang parmi ces combattants ? S’il fallait mourir, il serait mort avec lui. Il n’éprouverait pas ce sentiment d’avoir trahi, déserté. Une fois de plus.

— À Stony Gut, c’est là qu’est l’esprit de résistance !

Or, lui, pendant ce temps-là, poursuivait les fantômes de ses ancêtres. Risible, en vérité, il tournait le dos aux véritables combats pour traquer le souvenir d’empoignades défuntes. Il préférait l’écho des coups à leur réalité et au claquement des fusils. Il parvint à bégayer :

— Que reste-t-il de Stony Gut ?

Les deux garçons eurent un geste d’ignorance :

— Nous t’avons dit ce que nous avons entendu, car nos yeux n’ont rien vu. Peut-être quelques pierres calcinées. Peut-être quelques cases. Espère dans le bon Dieu.

Samuel se leva. Tout tournoyait autour de lui. Les murs du bar, méchante bicoque aux parois de clayonnages et au sol de boue dans laquelle flottait la puissante odeur du rhum. Les visages des consommateurs, paysans aux traits aussi burinés que les racines qu’ils venaient vendre. La silhouette du patron, mulâtre aux cheveux raides et luisants d’Indien. Les gens commencèrent par plaisanter :

— Bon, le rhum le fait danser, celui-là !

— Est-ce que c’est déjà la fête de Jonkunnu ?

Les rires redoublèrent quand il tomba de tout son long et se roula de droite et de gauche, frappant la terre du front. Mais les deux jeunes gens réclamèrent le silence et s’agenouillèrent à côté du corps étendu qui tressautait en mesure, expliquant :

— Non, ce n’est pas le rhum. C’est toute la peine qui est dans son cœur !

 

— Est-ce que tu te sens mieux ?

Le soir était tombé, et l’on n’entendait que la grande colère de la mer, rageant contre les rochers. Les paysans étaient retournés vers leurs villages dans le grincement des essieux des charrettes. Les femmes avaient nourri les enfants et certaines se fumaient une petite pipe devant les portes en attendant les hommes qui buvaient un dernier coup pour raccourcir la nuit et s’éviter les songes.

Samuel murmura :

— Beaucoup mieux, merci.

En disant cela, il essaya de se redresser et retomba en arrière, vaincu par le vertige et la faiblesse. La femme reprit :

— Tu as tellement parlé en dormant, tellement crié que tu as effrayé l’enfant !

Samuel jeta un coup d’œil vers la paillasse, étendue à quelques pas de la sienne sur laquelle était pelotonné un tout jeune enfant, doré, de ses cheveux bouclés à ses pieds potelés, sans oublier ses larges yeux inquiets.

Il parvint à s’asseoir, s’étonnant que la souffrance de son cœur et de son esprit se traduise pareillement en souffrance du corps, et la femme s’accroupit à côté de lui :

— Laisse-moi te frotter avec de l’onguent gris. Enlève ta chemise.

Il obéit, mais ces mains féminines sur son torse, son dos, ses épaules le remplirent de confusion et il souffla :

— Où est ton mari ?

Elle enduisit soigneusement ses paumes de la pâte onctueuse et fit sans le regarder :

— Je n’en ai pas !

Cela lui rappela Amy et il lui sembla que le sort cruel voulait raviver sa plaie, lui interdire la cicatrisation. Il fit, haletant :

— Tu n’en as pas ?

La femme poursuivit sans relever la tête :

— Je travaillais comme domestique dans une famille d’Anglais de Falmouth. Comme la canne ne procure plus rien à présent, ils sont partis. Moi, je suis restée avec l’enfant que le maître m’avait fait.

— Le maître t’avait violée ?

La femme rit, un rire sans joie qui illumina cependant son visage. C’était une jolie femme, noire comme une canne congo, élancée aussi. Elle répliqua :

— Les Blancs ne violent pas toujours. Parfois, on se prend à les aimer !

Aimer les Blancs ! Dans sa colère et son mépris, Samuel se dégagea brutalement, mais il avait compté sans sa faiblesse, et ces mouvements lui arrachèrent un gémissement de douleur. La femme le força à se recoucher et le recouvrit d’un bout de chiffon :

— Je vais te faire une infusion de feuilles à corossol. Cela te fera dormir.

Trop faible, trop las pour tenter de réagir plus longtemps, Samuel se roula en boule sur la paillasse. Et, aussitôt, Eucaristus qui s’était dissimulé parmi les poutres du plafond revint se pencher au-dessus de lui :

— Ah ! tu bâillais quand je parlais de Ségou. Tu préférais écouter les sornettes de ta mère. Nanny, Kodjoe, Kwao ! À présent, qu’as-tu trouvé sur l’autre rive ?

Oui, c’était la dernière brimade, l’ultime malédiction d’Eucaristus qui, père dénaturé, avait déchaîné sur son malheureux fils la colère des ancêtres Bambaras bafoués. Mais Samuel était-il coupable ? Il le sentait bien, comme tous les autres enfants, que cette guerre, guerre qui s’était déclenchée bien avant leur naissance, dès qu’Eucaristus, frais émoulu du séminaire d’Islington à Londres, avait été nommé à la paroisse St Andrew de Portuguese Town, remarquable promotion pour un homme si jeune, et avait emmené son épouse qui, tout de suite, avait haï la petite société des évolués parmi lesquels elle était forcée de vivre, avec ses bals costumés, ses concerts de Bach et de Beethoven et son indéfectible attachement à la grande reine Victoria, les aïeux étaient utilisés comme autant de masses, massues, balles, boulets, flèches empoisonnées, armes de toute nature pour blesser, trancher, donner la mort. Nobles bambaras de Ségou contre fiers Marrons de la Jamaïque. Et, à peine sorti du ventre d’Emma, chacun d’entre eux était sommé de choisir son camp, même les filles, en général laissées à la mère, et qui, d’ailleurs, ne comptent pas. Herbert avait toujours su jouer. Assez bien bâti, sportif, brillant en classe pour susciter l’orgueil même inavoué d’un père. Assez imaginatif, attentionné, généreux pour combler la sensibilité d’une mère. Est-ce qu’avec sa première paye, gagnée en écrivant le compte rendu des matches de cricket dans l’Anglo-African, il n’avait pas offert à Emma ce châle espagnol qui lui allait si bien ? Fond noir, roses écarlates, mauves et bleues, mariant leurs couleurs et entrelaçant leurs tiges, longues franges soyeuses. Mon fils, quel plaisir tu m’as fait ! Lui, Samuel, maladroit, naïf et qui pleurait la nuit, Yetunde, la servante, lui ayant dit que les morts ne sont pas morts, mais emplissent tout l’espace de leur présence, lui, Samuel n’avait pas su mentir. Le père, c’était cet étranger haïssable qui faisait pleurer la mère et lui arrachait de douloureux gémissements, surpris au travers des portes. Aussi, il commençait ses histoires :

— Mon oncle, le frère de mon père, qui, par un étrange tour du destin, avait épousé ma mère, me parlait de Ségou d’où vient notre famille. Il me disait : « Ségou, c’est comme une femme que tu ne peux posséder que par force. Elle se compose de quatre quartiers d’amont en aval de son fleuve, le Joliba : Ségou Koro, le vieux Ségou, Ségou Koura, le nouveau Ségou, Ségou Sikoro, la résidence royale… »

Et Samuel de bâiller, de pouffer en sourdine ou de se plonger avec ostentation dans la lecture de Jane Eyre, que sa mère venait d’emprunter au club des Évolués, refusant de toutes ses forces une part de lui-même qui à présent se vengeait. Oui, les ancêtres bambaras se vengeaient, ameutés par le père dénaturé.

La femme revenait, apportant un coui rempli d’un liquide fumant. Elle aida Samuel à se mettre sur son séant, le retint contre sa poitrine, tandis qu’elle le faisait boire à petites gorgées comme un enfant. Une fois de plus, le contact de ce corps féminin et son parfum le troublèrent et il tenta de s’écarter. Mais elle ne le laissa pas aller, interrogeant avec douceur :

— Pourquoi est-ce que tu as si peur des femmes ?

Il bégaya :

— Je n’ai pas peur d’elles.

Et, sans trop savoir comment, de fil en aiguille, il se trouva parler d’Amy, de Victoria et de toute cette souffrance en lui. Qu’allait-il devenir ? Les Marrons n’étaient plus qu’un ramassis de meurt-la-faim, féroces et stériles. Il avait tourné le dos à Ségou et jamais plus il ne traverserait le vestibule aux sept portes pendant que les griots, assemblés, lui rendaient son nom. Hollis était mort. Deacon Bogle était mort. Victoria l’avait quitté et Amy était morte.

— Es-tu sûr qu’elle est morte ? Peut-être n’est-elle qu’emprisonnée ? Retourne à Stony Gut. Va voir à Morant Bay… Si tu ne la trouves nulle part et que tu es trop endolori, je suis là ! Reviens !

Hébété, doutant de comprendre ce que ses oreilles entendaient, Samuel releva la tête. Que possédait-il donc pour que, par deux fois, des femmes s’offrent à le consoler ? Les femmes de cette terre étaient-elles donc riches de tant de trésors que le premier venu pouvait en être investi ? Le plus démuni ? Le moins méritant ?

Il parvint à répondre :

— C’est que je suis marié. Je reste marié avec Victoria. Est-ce que je ne dois pas d’abord rechercher ma femme ?

La femme rit, d’un joli rire de gorge, un peu roucoulant, et Samuel s’apercevait à chaque instant davantage de sa beauté qu’avait tout d’abord masquée quelque chose de triste et d’un peu gauche dans son attitude :

— Je me demande si tu es un nègre, toi ? Il n’y en a pas beaucoup de ton genre en tout cas. Elle t’a abandonné, et tu parles encore de ta femme !