La Jamaïque que Samuel et Victoria atteignirent en septembre de l’année 1865 souffrait de mille maux. L’abolition de l’esclavage et l’émancipation des Noirs avaient fait de l’île tout entière un champ de ruines. Ruines des habitations des maîtres. Ruines des cases à nègres. Ruines des sucreries. Ruines des purgeries sur lesquelles flottait encore une vague odeur de sirop. Peu à peu, les griffes à chat, les liserons bleus et les épineux de toute sorte avaient repris possession d’espaces que ne leur disputait plus guère la canne à sucre. L’économie de l’île allait à vau-l’eau. Debout sur le pont du Fantasma, un brigantin à bord duquel ils étaient montés à Accra, les deux époux regardaient la côte basse, hérissée de la familière silhouette des cocotiers. Saisi d’un profond sentiment d’angoisse, Samuel fixait ces arbres comme des visages connus dans une foule hostile. Et, pourtant, qu’il l’avait attendu, ce moment ! Il avait travaillé durement dans l’affaire de l’oncle de Victoria, amassant shilling après shilling. Il avait tenu bon, lutté contre Victoria et sa famille qu’un tel déplacement effrayait, et, lentement, il avait emporté leur adhésion. Puisque personne ne voulait plus travailler la canne dans les îles des Antilles, des contrats étaient consentis aux Africains qui acceptaient de s’y rendre, leur fournissant une maison, un terrain dont ils pourraient commencer la mise en exploitation. Une enquête du Colonial Office recommandait vivement cette solution au problème que posait le déclin de l’économie sucrière. Samuel avait donc signé un document qui lui attribuait un domaine et une habitation dans la paroisse de Saint Thomas. Bien entendu, Samuel ne venait pas à la Jamaïque pour cultiver la terre, ce qu’il aurait pu faire en restant en Gold Coast. Il venait réaliser son rêve. Retrouver, avec la fierté, la patrie de ses ancêtres marrons. Aussi son œil caressait-il les cimes dentelées des montagnes, où, lui avait-on dit, ils s’étaient réfugiés. Avec un soupir, il se saisit de ses valises et se détourna juste à temps pour voir Victoria, toutes fossettes dehors, échanger sourires et regard de connivence avec un Anglais du nom de James Ogilvy. Il se contint et prit la direction de la passerelle. Elle le suivit, trottinant dans un froufrou de jupes et de jupons.
Des flottilles de canots se détachaient du rivage, chargés d’hommes en haillons venant offrir aux voyageurs des perroquets aux couleurs éclatantes. Un grand nègre, presque nu, les parties génitales à moitié à l’air, élevait au-dessus de sa tête trois oiseaux aux cols rouges, qui semblaient des fleurs somptueuses et barbares. Le cœur de Samuel se serra. Ce n’était pas ces images qu’il attendait d’une terre de liberté. Dans un grand désordre, les passagers du Fantasma prirent place dans des embarcations qui, à force des rames, se dirigèrent vers le rivage.
Un siècle auparavant, la principale ville de l’île, Port-Royal, passait pour le lieu le plus corrompu de la terre. King Street, Queen Street, High Street étaient bordées de maisons à balcons où les maîtres menaient grand train, servis par des dizaines d’esclaves. Comme c’était un parfait point de départ des expéditions en direction des possessions espagnoles d’Amérique, les boucaniers en avaient fait leur repaire, l’émaillant aussi de bordels et de tavernes. Une de leurs distractions favorites consistait à placer un tonneau au milieu de la rue et à l’éventrer à coups de pistolet, de façon que le contenu inonde les pavés. Un jour, lassé de tant d’excès, Dieu s’était fâché et avait fait trembler la terre. Depuis, la ville de Kingston tentait bravement de se faire un nom.
Sur le quai, un Anglais, livide et tout de noir vêtu, attendait les nouveaux colons. Outre Samuel, deux Africains, qui venaient de Freetown, une demi-douzaine de juifs émigrés du Brésil, qui venaient grossir une communauté déjà florissante et une poignée d’Anglais dont James Ogilvy, qui se disait cadet de grande famille. Une petite foule de Noirs, hommes, femmes, enfants haillonneux et les pieds nus, se tenaient à distance respectueuse, mais ne se privaient pas de couvrir les arrivants de quolibets. Ils parlaient une langue étrange dans laquelle les sonorités du dialecte se mêlaient à celles de l’anglais. Le personnage vêtu de noir s’inclina civilement :
— Bienvenue en terre de Jamaïque ! Savez-vous ce que s’est exclamé sir Anthony Shirley, le premier sujet de Notre Grande Majesté à y mettre le pied en 1597 ? « Cette île est une merveille, le jardin des Indes. »
Une merveille ? Le jardin des Indes ? L’œil de Samuel parcourait une végétation pelée, roussâtre, des arbres squelettiques…
— Je vous apporte le salut du gouverneur Edward John Eyre qui, en ce moment même, tient assemblée à San Jago de la Vega pour tenter de résoudre le problème de la sécheresse qui, depuis trois ans, accable notre belle terre… Moi-même, je suis Mr Whistler.
La sécheresse ! C’était donc cela ! Mr Whistler eut un geste de la main et, aussitôt, les hommes, femmes et enfants qui se tenaient à l’arrière-plan se jetèrent sur les bagages, se battant pour s’en saisir, s’injuriant, s’apostrophant. Mr Whistler mit bon ordre à tout cela en se servant d’une longue lanière de cuir qui pendait à son côté et en fouettant de droite et de gauche. Le sang de Samuel se mit à bouillir. Il saisit la main décharnée de l’homme :
— Pas de cela, sir ! L’esclavage est aboli depuis…
L’autre l’interrompit avec un rire et lança sans colère :
— Vous découvrirez bientôt, monsieur, que ces drôles-là n’entendent que le langage de la trique…
Puis, la petite troupe prit la direction du centre de la ville. Se tordant les chevilles dans ses bottines trop serrées, Victoria rattrapa Samuel, qu’une colère mal éteinte faisait avancer à grands pas, et souffla :
— Quel besoin avais-tu de te faire remarquer ? Il faut toujours que tu te fasses remarquer !
De quand datait la mésentente entre Samuel et Victoria ? Probablement du premier jour où ils avaient fait l’amour ensemble. Pour lui, c’était un acte lourd de conséquences, qui engageait tout son avenir, un péché dont il fallait s’absoudre aussitôt. Pour elle, c’était un petit jeu qui lui permettait d’obtenir sans effort ce qu’elle souhaitait. Si Samuel avait osé, il l’aurait laissée à Cape Coast, avec sa famille. Hélas ! il avait pris goût à son corps comme d’autres à l’opium ou à l’alcool. Il ne répondit pas, pressant le pas pour lui échapper, mais elle s’efforçait de suivre son allure, chuchotant :
— Foutu pays que celui où tu nous as emmenés ! Tu as vu la tête que font ces dégénérés de Noirs ? Où les avais-tu prises, tes histoires sur la Jamaïque ?
Heureusement, on atteignait le centre ville. Là, les maisons avaient plaisante apparence, avec leurs larges vérandas closes, leurs toits faits de bardeaux, mais la foule qui emplissait les rues poussiéreuses et chargées de détritus portait tous les stigmates de la misère et de la faim. Mr Whistler les conduisit jusqu’à la place d’armes, quadrilatère ceinturé d’arcades sur trois côtés, tandis qu’une église en occupait le quatrième. Il ne semblait pas garder rancune à Samuel de son accès d’humeur, car il lui sourit en s’effaçant pour le laisser franchir les escaliers menant à son bureau. Dans une salle d’attente, assez bien décorée, et où trônait l’immuable portrait de la reine Victoria dont Samuel avait contemplé les traits boudeurs de l’Afrique aux Amériques, un petit groupe de juifs, reconnaissables à leurs vêtements et à leurs coiffures, attendaient leurs coreligionnaires. Ce fut un brouhaha d’exclamations, de salutations et de paroles de bienvenue qui rendirent plus sensible à Samuel son isolement et son éloignement des siens. Il se tourna vers Mr Whistler :
— Quand pourrais-je me rendre à Saint Thomas ?
L’autre eut un geste de surprise :
— Mais ne voulez-vous pas prendre un peu de repos et partir demain matin ? Le soleil est chaud, vous savez !
Samuel railla :
— Ce n’est pas à un Africain que vous apprendrez le soleil !
Mr Whistler haussa les épaules :
— Dans ce cas, je vais vous préparer une escorte.
Les deux Africains qui venaient de Freetown s’étaient liés d’amitié avec Samuel au cours de la traversée. Malheureusement, leurs contrats leur assignaient des propriétés l’un à Black River, l’autre à Montego Bay, c’est-à-dire à l’autre extrémité de l’île. Ils le suivirent jusqu’à la cour intérieure, plantée de kapokiers, où une poignée de Noirs somnolaient à côté de mules étiques aux flancs couverts de mouches. Mr Whistler réveilla tout ce monde à coups de trique, mais, cette fois, Samuel n’intervint pas. Puis, il avisa un jeune homme bien taillé et à mine avenante :
— Tiens, Toizoteye, tu vas accompagner ce monsieur et sa femme jusqu’à Derby Hill, près de Stony Gut, dans la paroisse de Saint Thomas.
L’autre écarquilla les yeux :
— À Derby Hill ?
— C’est cela même.
Dans un éclat de rire que rien, apparemment du moins, ne justifiait, Toizoteye se mit à seller des mules.
— Depuis trois ans, la faim est haute. Le ciel ne verse pas une larme. Les cannes sèchent sur pied. Les champs sont noirs et rêches comme le dos des iguanes. Tiens, voilà la maison du révérend George William Gordon. Il l’a achetée pour sa femme… Samuel jeta un coup d’œil à la façade magnifique, avec son alternance de fenêtres et de colonnes, plantées à intervalles réguliers de part et d’autre d’un porche, et interrogea :
— Qui est le révérend George William Gordon ?
Le jeune homme, qui trottait tout en maintenant les bagages en équilibre sur le dos d’une des mules, pivota sur lui-même et écarquilla à nouveau les yeux :
— Quoi, sir, vous ne savez pas qui est le révérend Gordon ?
Samuel répliqua avec irritation :
— Ne m’appelle pas sir ; je ne suis pas un Anglais. Et puis, il y a à peine quelques heures que je suis dans ce pays, et tu voudrais que je connaisse le nom de tout un chacun ?
Toizoteye secoua la tête :
— Le révérend Gordon n’est pas tout un chacun, sir. Il est membre de l’Assemblée. C’est un mulâtre. Mais quelqu’un qui aime les pauvres nègres plus que lui, il n’y en a pas dans tout le pays !
Là-dessus, Toizoteye sembla réfléchir, puis corrigea :
— À part, peut-être, Deacon Paul Bogle.
Samuel s’irrita davantage :
— Cesse de m’entortiller les oreilles avec ce chapelet de noms !
— Oui, sir !
— Ne m’appelle pas sir, je te répète !
En réalité, l’exaspération de Samuel n’était pas causée par le malheureux Toizoteye, mais par l’attitude de Victoria. Assise de guinguois sur sa mule, elle ne cessait de soupirer que pour proférer des jurons. Il savait bien ce qui la travaillait : être séparée si brutalement de son James Ogilvy ! Malgré les coups d’œil sévères qu’il lui avait lancés, elle avait échangé des adieux fort tendres avec ce gentleman. Que s’était-il passé entre eux, à l’abri des flancs du Fantasma ? Samuel n’osait y songer. Heureusement, Ogilvy s’en allait près de Mandeville dans la paroisse de Manchester. De bonnes lieues s’étendraient entre eux et ils ne se verraient plus.
— Ah ! nous avons grand goût, sir, monsieur…
Samuel répéta avec surprise :
— Grand goût ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Oui, la parole de Toizoteye était ainsi émaillée d’expressions qui la rendaient difficilement compréhensible, tout en lui insufflant une poésie à laquelle Samuel était sensible. Toizoteye sembla surpris à son tour :
— Vous ne savez pas ce que cela veut dire, monsieur ? Cela signifie que nous avons faim, grand-faim. Nos enfants ont le ventre distendu, comme celui des chèvres qui ont mangé la feuille de siguine… Ah ! monsieur, ceux qui disent que les nègres sont libres ne savent pas la vérité !
Samuel l’enjoignit rudement :
— Explique-toi…
— La terre, monsieur, nous n’avons pas la terre ! Elle appartient toujours aux maîtres, même s’ils ont détalé comme des rats qui sentent la fumée. Est-ce que vous ne savez pas que ceux de Saint Thomas ont adressé une pétition à la reine Victoria ?
Samuel l’interrompit avec dérision :
— Et qu’est-ce qu’elle a répondu, la reine ?
Le visage de Toizoteye se ferma :
— Vous savez lire, sir, je veux dire monsieur ! La réponse est affichée à la porte de toutes les églises.
À présent, on avait quitté l’agglomération de Kingston, et on circulait sur une route surplombant la mer. Quelle belle terre malgré la sécheresse qui taraudait ses flancs ! Des fleurs jaunes parsemaient de longues étendues rousses où pointait la silhouette majestueuse des cocotiers, des arbres à pain, des jacquiers. Une vapeur blanche et bleue comme une écharpe de femme entourait le sommet des montagnes d’un vert intense. Samuel pointa du doigt :
— Est-ce que ce sont les Blue Mountains ?
Toizoteye inclina la tête, faisant observer avec étonnement :
— Vous avez entendu parler des Blue Mountains, monsieur ?
— Appelle-moi Samuel. Après tout, nous avons à peu près le même âge ! Même, tu dois avoir quelques années de plus que moi…
À ce moment, on entendit un grand bruit : c’était Victoria qui tombait de sa mule. Devançant Samuel, Toizoteye se précipita pour la relever. Était-elle tombée volontairement ? En tout cas, les épineux et les pierres coupantes du chemin ne l’avaient pas ménagée. Sa robe de shantung était toute déchirée et sa joue, zébrée d’égratignures. Même y perlaient quelques gouttes de sang. Toizoteye se mit en demeure de réparer ce dommage, arrachant des feuilles aux buissons et improvisant des emplâtres. En même temps, il marmonnait :
— C’est drôle, des nègres comme vous, tout pareils aux buckra…
Cette fois, encore, Samuel dut questionner :
— Qu’est-ce que c’est que les buckra ?
— Les Blancs, sir, je veux dire, Samuel. Les Blancs. Vous arrivez avec eux, dans leurs bateaux. Vous parlez comme eux. Vous vous habillez comme eux. Bientôt, comme eux sans doute, vous commanderez aux pauvres nègres de la Jamaïque ?
Le ton était indéfinissable, mélange d’insolence et de prétendue naïveté. Samuel en ressentit du malaise. Il s’accroupit à côté de Toizoteye, qui, utilisant l’eau d’une petite outre, nettoyait tant bien que mal les griffures de Victoria, et déclara gravement :
— Écoute-moi bien, je ne suis pas venu ici pour commander qui que ce soit. Tu me comprends, Toizoteye ? Toizoteye ! Qui t’a donné ce nom ridicule ?
Là-dessus, Victoria s’exclama :
— Est-ce qu’il faudra que je meure pour que tu t’occupes de moi ? Je saigne, ma cheville est foulée, j’en suis sûre, et tu es là à palabrer avec cet imbécile ! Cet esclave !
Toizoteye lui répondit doucement, sans cesser pour autant de panser ses plaies :
— Pas un esclave, milady ! Peut-être un imbécile… Mais, quand je suis né, l’esclavage était déjà aboli. Enfin, sur le papier…
À nouveau, le ton était indéfinissable. On aurait dit que Toizoteye jouait un jeu, affectait un personnage derrière lequel il s’abritait pour mieux railler les autres. La solennité avec laquelle il avait prononcé « milady » était parodique. Victoria, qui ne semblait cependant pas s’en apercevoir, se radoucit et ordonna :
— Regarde s’il n’y a rien de cassé…
Toizoteye défit les lacets de la bottine :
— On va voir ça.
Brusquement, deux hommes surgirent du détour de la route. Juchés sur des haridelles qui semblaient prêtes à rendre l’âme, ils portaient des robes blanches, longues comme des boubous de musulmans, ornées de dentelles comme des surplis de prêtres, tandis que leurs fronts étaient ceints de turbans blancs, eux aussi. Ils passèrent lentement sans un regard, plongés dans une méditation intérieure, se balançant de droite et de gauche. Samuel s’exclama :
— Mais qui sont ces gens ?
Toizoteye se redressa :
— Oh ! ce sont ceux du Kumina… Mais, puisque votre dame s’est fait mal, je conseille de s’arrêter à Seven Mile où j’ai des amis.
Renonçant à l’interroger davantage, Samuel remonta sur sa mule. Toizoteye aida Victoria à en faire autant et, pour éviter de nouveaux accidents, s’assit en amazone devant elle, tout en guidant l’autre animal de la voix et du geste. On reprit la route.
Le soleil ! Qu’avait dit Mr Whistler du soleil ? Ah non ! ce n’était pas celui d’Afrique. Plus souverain, moqueur, cruel encore ! Il caracolait au faîte des montagnes, emplissant les champs de sa présence, faisant la guerre aux moindres ombrages. Tapis derrière les brins d’herbe sulfureux, des milliers de créatures invisibles célébraient sa gloire, espérant qu’elle ne passe jamais. On arriva enfin en vue d’un village. Des rangées de cases, faites de clayonnages blanchis à la chaux, s’alignaient, curieusement surélevées par de grosses pierres et veillées mélancoliquement par un moulin aux ailes déployées, à moitié rongé de mousse.
— Ils me font peur. Ils nous tueront pour prendre notre argent ! Samuel serra Victoria contre lui et la couvrit de baisers, car la nuit, éveillant son désir, lui donnait l’illusion de la tendresse et de l’intimité. Il gronda :
— Ne dis pas de bêtises. Ils sont très pauvres, c’est tout.
Elle nicha la tête contre sa poitrine :
— Sam, combien de temps va-t-on rester ici ? Je voudrais déjà retourner chez nous…
Il la serra plus fort :
— Je te l’ai dit. Ici, c’est chez nous aussi. Ma mère est une Trelawny. Dès que nous serons installés, nous partirons à la recherche de sa famille là-haut, dans les montagnes.
Victoria soupira :
— Comme tu vas être déçu, je le sens !
À cause de sa fragilité, Samuel en étreignant Victoria avait l’impression de posséder un enfant. Il lui semblait alors qu’il pouvait la remodeler, corps et esprit, extirper d’elle les tares qu’elle avait acquises. Il se disait qu’elle n’était pas coupable d’être ce qu’elle était, vénale, coquette, peu charitable. Elle était le produit d’un temps. D’un temps où les femmes donnaient leur corps aux hommes blancs descendus des navires, et où les hommes s’en faisaient les serviteurs. Pour quoi, Seigneur ? Pour des perles de Venise, des bouts de coton rouge, un orgue portatif à celui-ci, un carrosse à celui-là ! Tout de même, quelle misère ! Il était convaincu qu’à force d’amour, il parviendrait à imprimer à la glaise encore malléable de son être d’autres contours, et, depuis deux ans qu’ils étaient mariés, il ne se décourageait pas.
Le souper – mais pouvait-on appeler ainsi la funèbre collation qui les avait réunis ? – avait été une épreuve. Dans la pièce qu’éclairait une lampe fumeuse, des tabourets, sculptés dans des troncs d’arbre, entouraient en boitant une natte effrangée. Sans se laver les mains, la famille – l’homme âgé d’une trentaine d’années, mais tellement émacié qu’il en paraissait le double, la femme affligée d’un érésipèle, les enfants, de petits morveux, tout teigneux – s’était jetée sur le riz et les miettes de jerk pork qu’un coui1 contenait. Il avait fallu l’autorité de Toizoteye pour qu’ils songent à leurs hôtes. Après s’être rempli le ventre avec de l’eau pour en faire taire les gargouillis, Samuel s’était décidé à engager la conversation :
— Les choses n’ont pas l’air d’aller très fort, par ici ?
Cela avait été un concert de rires, puis l’homme avait répondu :
— Comment est-ce que « les choses pourraient aller », comme vous dites, quand les buckra donnent six pence pour une journée de sueur du nègre ?
Samuel s’était étonné :
— Est-ce que maintenant les…
Il hésitait à dire « Nègres » :
— … Noirs n’ont pas leurs propres terres ?
L’homme avait haussé les épaules :
— Terres de roches ou de marécages ! Terres d’iguanes ou de cactus ! Voilà tout ce que les nègres ont en partage !
Samuel avait insisté ;
— Enfin, avec l’abolition de l’esclavage et le départ des planteurs…
L’homme l’avait interrompu sauvagement :
— C’est la Jamaïque ici, sir ! L’esclavage n’a pas été aboli…
Samuel avait fixé Toizoteye avec désarroi, comme pour lui demander son aide, et, alors, celui-ci s’était décidé à expliquer :
— Ce qu’il veut dire, Abram, c’est qu’ici rien n’a changé ! Les buckra qui sont restés ont pris toutes les bonnes terres et les ont ajoutées à leurs domaines. Les nègres ont les autres qui ne feraient pas pousser un os !
Abram avait repris :
— Quoi sert de mentir ? Parfois, les nègres attrapent un carreau de terre bien grasse. Ils le plantent d’ignames, de patates douces, de canne. Mais comment se remplir le ventre en attendant la récolte ? On fait crédit à la boutique. On mange sa récolte avant son temps. On ne peut pas rembourser. Alors, le magistrat prend la terre…
— … et la donne au buckra !
Pour la première fois, la femme avait parlé, fixant Victoria de ses yeux malveillants :
— C’est quoi, le tissu de votre robe ?
Victoria avait balbutié :
— Du shantung !
La femme s’était approchée, et son haleine fétide filtrait entre ses dents :
— Du shantung, hein ? C’est ça qu’elles portent, les madames buckra, quand elles viennent à l’église. Vous êtes donc bien riches, tout nègres et africains que vous êtes ?
Cela avait été à nouveau un concert de rires, comme s’il s’agissait de la plaisanterie la plus subtile. Quand le silence s’était rétabli, Samuel avait essayé d’expliquer dans quelles conditions il était venu à la Jamaïque. Hélas ! personne ne l’écoutait. Abram avait improvisé une chanson, et deux de ses fils en rythmaient les paroles, frappant sur les tabourets de la pièce :
Ah ! ça c’est drôle !
Tous les buckra ne sont pas blancs
Ah ! ça c’est drôle !
Y en a qui sont nègres,
Nègres et Africains.
1- Calebasse évidée et coupée en deux.