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Les dieux ne laissent rien au hasard. Ils avaient conduit Olubunmi chez Nicolas de la Pradelle, médecin de son état comme son père et son grand-père avant lui, qui, médecin militaire dans les armées de Napoléon, s’était fixé à Tours après l’Empire. Nicolas avait une fille, Aurélia, aussi bonne que belle, toujours prête à recueillir les errants et les nécessiteux et à porter des provisions à l’asile pour malades. Tous deux se toquèrent de pitié pour ce jeune Bambara qu’ils avaient sauvé de la milice qui gardait le port, et le remirent sur pied.

La première pensée de Nicolas et d’Aurélia fut d’employer le garçon à la maison pour aider leur servante Marie. Mais, très vite, une véritable guerre se déclara entre Marie et Olubunmi, guerre dont, il faut en convenir, Marie était responsable. Il semblait qu’elle ait trouvé un souffre-douleur, un être à couvrir d’injures, à traiter de barbare et de fétichiste. Une fois, même, elle s’avisa de lever la main sur lui, et sans l’intervention de Nicolas, Olubunmi l’aurait mise en pièces. Dès le lever du jour, les grondements et les criailleries commençaient, Marie obligeant Olubunmi à des besognes répugnantes comme celle qui consistait à vider les tinettes débordant d’excréments dans le fleuve et s’exaspérant de ses désobéissances et de son inertie. L’heure de la sieste n’était pas une trêve, et la nuit encore moins, Marie se plaignant que le garçon conduise dans la chambre qu’il occupait au fond de la cour ces filles sans aveux que fréquentent laptots et soldats de toute nature. Nicolas aurait bien fermé les yeux sur toutes ces incartades, car Olubunmi lui était sympathique. Mais, après la mort de sa femme, emportée par les fièvres peu après la naissance d’Aurélia, il s’était trouvé amené à coucher avec Marie, ce qui donnait à cette dernière l’autorité d’une maîtresse de maison. Il ne pouvait donc l’irriter et il se résigna à écarter Olubunmi de son toit en lui procurant un emploi en ville. Il songea d’abord à le faire engager dans le magasin des Bordelais Maurel et Prom, mais Olubunmi ne savait ni lire ni écrire et comprenait à peine le français. De quelle utilité pourrait-il être ? Le placer en apprentissage chez un menuisier ou chez quelque artisan ? Il en avait largement passé l’âge.

Restait l’armée. Depuis le temps du colonel Schmaltz, on avait employé des indigènes aux côtés des soldats français pour défendre les établissements commerciaux. Mais Nicolas, dont le cœur était bon, avait toujours eu pitié de ces recrues noires, vêtues de défroques, nourries de rations inférieures à celles de leurs homologues blancs, en réalité, leurs auxiliaires serviles. À ses yeux cet engagement militaire était une forme pernicieuse de l’esclavage que l’on avait prétendu abolir. Pourtant, que faire d’autre ? Nicolas voulait la paix chez lui.

Il se décida donc à aller trouver le sous-lieutenant Alioune Sall dont il avait soigné la mère Bineta et qui ne pouvait rien lui refuser. Certes, comme tous les Blancs de la colonie occupant une situation de relative importance, il connaissait le gouverneur Faidherbe, il avait d’ailleurs tenté de soulager ses rhumatismes, mais il craignait ses humeurs et n’osait rien solliciter directement de lui.

Il déboucha sur la rue André-Lebon, toujours animée. Quel étrange et composite spectacle ! Nicolas pensait qu’il préfigurait celui qu’offrirait un jour l’Afrique tout entière quand races et mœurs s’y mêleraient. Des signares1 à la couleur de peau variant du thé léger au café au lait, le madras noué en forme de pain de sucre et la jupe gonflée par d’innombrables jupons dont on apercevait la dentelle, des laptots en culotte courte et chemise de coton, des enfants entièrement nus, des Européens rougis et suants sous le soleil en redingote à grande basque flottant au vent, à collet cylindrique, à poches larges comme des sacs, des Africains en cache-sexe, les yeux arrondis de stupeur devant les bateaux à vapeur sur le fleuve, les marchandises des entrepôts, les vêtements de ceux qu’ils croisaient et les édifices de pierre de la ville, des musulmans se dirigeant vers la mosquée de la pointe du nord posant sur tout ce qui les entourait un regard de mépris !

En bon Français, Nicolas haïssait les musulmans. Il ne comprenait pas le gouverneur Faidherbe qui, au lieu de pousser l’avantage qu’il avait obtenu en battant El-Hadj Omar à Médine, tergiversait, parlait de signer avec lui un traité délimitant des zones d’influence. En effet, sous la conduite des marabouts, que devenaient les Noirs, ces grands enfants à l’esprit si malléable ? Ils n’apprenaient que la mendicité, et, adultes, ils s’adonnaient au vol et à toutes sortes de vices. Il fallait fermer toutes les écoles coraniques et obliger les parents à envoyer leurs enfants à l’école française. La communauté des frères de la doctrine chrétienne de Ploërmel faisait un travail admirable dans des conditions terribles, et, déjà, le chiffre de leurs élèves était relativement important.

Nicolas prit le chemin qui longeait le fleuve. Des femmes y vidaient des détritus, des hommes y faisaient leurs ablutions, tandis que d’autres s’accroupissaient pour uriner, voire déféquer, et une odeur épaisse, nauséabonde, montait des eaux étales, apparemment immobiles, parsemées çà et là de bouchons d’écume. Malgré sa saleté par endroits, Nicolas aimait Saint-Louis et différait des autres Blancs, en perpétuel exil sur la terre d’Afrique, dont les sujets de conversation étaient toujours les mêmes : « Que faisait-on à Paris ? Que jouait-on aux Variétés ? Chez Brasseur ? »

Il entra chez Bineta Sarr, la mère d’Alioune, qui partageait son temps entre le Cayor, où son mari était commerçant, et Saint-Louis, où vivait son fils, objet d’orgueil et de prestige. N’était-il pas le premier « Noir à épaulettes » ? Là, à sa grande déception, il apprit qu’Alioune venait de partir pour Podor sur ordre de Faidherbe, et, tout en sirotant le thé à la menthe qu’on lui offrait, il se résigna à aller affronter le terrible gouverneur. Pendant ce temps, à quelques pas de là, Olubunmi était plongé dans ses pensées et fixait le fleuve, souhaitant que la force de sa volonté et de sa nostalgie transforme ses eaux en celles du Joliba. La nuit précédente, le rêve l’avait ramené à Ségou. Il était assis sous le dubale de la concession quand il avait vu s’avancer vers lui un vieillard, les yeux ternes et sans vie comme ceux d’un aveugle, les joues couvertes d’une barbe d’un blanc sale. Courtoisement, il se levait pour s’enquérir des raisons de sa venue quand l’autre avait souri, et, alors, la dentition restée éclatante, la fossette naufragée dans ce visage en ruine avaient révélé à Olubunmi l’identité de l’arrivant : Mohammed. C’était Mohammed, le frère bien-aimé ! En Olubunmi, joie et douleur s’étaient mêlées. Joie de le retrouver ! Douleur de le voir si diminué, défait dans la fleur de son âge ! Sous l’effet de ces sentiments, sans doute, son rêve s’était interrompu, et il s’était retrouvé sur une natte effrangée dans la pièce sordide que Marie lui avait concédée. Depuis, cette image le hantait, tandis que l’angoisse ne le quittait pas. Ah ! reprendre le chemin de Ségou ! À Saint-Louis, on disait que si les eaux étaient hautes, on pouvait remonter le cours du fleuve Sénégal jusqu’à Kayes. Ensuite, de Kayes à Ségou, la distance n’était pas infranchissable. Pourtant, comment traverser ces régions où les Toucouleurs faisaient la loi ? Voilà pourquoi, tout dégoûté des guerres qu’il était, Olubunmi en venait à accepter l’idée de faire partie du corps d’infanterie indigène de M. Faidherbe. Puisque seuls les Blancs semblaient de taille à détruire les Toucouleurs, ne fallait-il pas se mettre à leur service ? En avançant avec eux à l’intérieur du pays, il reprendrait le chemin de la terre natale.

Olubunmi releva la tête et fixa de l’autre côté du fleuve et de sa ceinture malodorante d’immondices le quartier de Sor. Peut-être ses amis Bo et Sounkalo s’y cachaient-ils ? Il les avait cherchés en vain dans Guet N’Dar et N’Dar Toute. Comment subsistaient-ils ? Grâce à la générosité des uns et des autres ?

Générosité ? Ce mot n’avait guère cours à Saint-Louis ! Les habitants n’avaient que mépris pour ceux qui venaient de l’intérieur et les assimilaient uniformément à des esclaves en fuite. Il fallait les voir se pavaner dans leurs habits européens en se rendant à l’église ! Il fallait les entendre chanter des cantiques ! Marchons sur les pas de Jésus !

Olubunmi ne savait pas qui il haïssait le plus, des habitants ou des Blancs ? Il est certain qu’Aurélia et Nicolas de la Pradelle lui avaient sauvé la vie, et, cependant, il n’éprouvait aucune reconnaissance à leur endroit. Le jugeant imprononçable, ils avaient transformé son prénom en celui de Dieudonné2, qui, prétendaient-ils, en était la traduction. Aurélia s’était mis en tête de lui apprendre le catéchisme et, joignant les mains, le forçait à répéter à sa suite :

— Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive…

Car son rêve était de lui faire administrer le baptême. Olubunmi n’avait pas repoussé l’islam de toutes ses forces pour tomber dans le piège du catholicisme ! Sa parade était la mauvaise grâce, l’inertie, et, ainsi, les propos de Marie qui répétait que les de la Pradelle réchauffaient une vipère dans leur sein semblaient avoir un réel fondement.

 

« Les tirailleurs sénégalais, ce corps de formation récente qui a débuté avec tant de vigueur et de solidité, a supporté pendant toute la campagne les fatigues, les travaux et les privations. Non pas avec résignation, mais avec cette abnégation de nos vieilles troupes d’Europe. Aujourd’hui, ce corps est jugé : Nous savons que nous pouvons compter sur lui. » Ces paroles étaient prononcées devant les casernes d’Orléans, beaux bâtiments de pierre, agrémentés d’arcades, par un Blanc en uniforme chamarré, grand, maigre, le visage barré d’énormes moustaches, qui, par contraste, rendaient dérisoires des lunettes à bordures de métal, et coiffé d’une casquette galonnée. Qui était cet homme ? Olubunmi n’en savait rien et s’en souciait peu. Il avait chaud dans son uniforme de drap. Il portait un pantalon bouffant bleu à liséré jaune, quelque peu semblable à celui des musulmans, mais plus court puisqu’il s’arrêtait aux genoux, et des bottes blanches montant un peu au-dessus de la cheville. Aussi ses mollets apparaissaient, luisants et durs comme des fruits loin de leur maturité. Sa taille était enserrée dans les replis d’une large ceinture rouge que recouvrait en partie un court boléro, bleu sombre comme le pantalon et décoré de passementeries jaunes, cependant que son chef était orné d’une chéchia rouge, prolongée par un gland qui lui battait la nuque. Tel qu’il était, Olubunmi se sentait ridiculement accoutré et ne comprenait pas l’air avantageux que prenaient ceux qui étaient pareillement vêtus. Il aurait voulu leur crier :

— Singes ! Nous voilà pareils à des singes affublés des oripeaux défraîchis de leurs maîtres !

Car, à l’armée, les Noirs ne portaient que les uniformes usagés des Blancs. Pourtant, il le savait, s’il parlait ainsi, des gourdins s’abattraient sur lui avant que, peut-être, une sentence d’exclusion de l’armée ne soit prononcée, et, cela, il ne le fallait à aucun prix.

Là aussi, en quelques semaines, Olubunmi s’était attiré une mauvaise réputation et seule le protégeait l’estime dans laquelle on tenait Nicolas de la Pradelle qu’on savait son protecteur. À ses propres yeux, il n’avait rien fait pour la mériter. Simplement, il ne parvenait pas à s’habituer à ce nom de Dieudonné Traoré par lequel on le désignait. Aussi réagissait-il à retardement, ce qu’on mettait au compte de la mauvaise volonté et de la sournoiserie. D’autre part, il ne parvenait pas à supporter l’insipide brouet de mil qu’on servait soir et matin et ne mangeait rien, ce qui outrageait aussi bien ses supérieurs que les simples soldats comme lui. Enfin, il refusait de frayer avec les autres Bambaras, nombreux dans la compagnie, qui tous étaient des esclaves et profitaient du désordre causé par les armées d’El-Hadj Omar dans la région du Kaarta pour venir se placer sous la protection des Blancs. Il n’avait, il ne voulait avoir rien de commun avec ces hommes qui ne savaient qu’obéir, baragouiner servilement le français et offrir leurs échines à la chicote. Il était un noble, lui, un yèrèwolo, entraîné dans le tourbillon des bouleversements politiques et sociaux, et qui n’avait qu’un désir, regagner sa patrie afin de la protéger des uns et des autres.

— Un, deux. Un, deux…

L’incompréhensible cérémonie, l’incompréhensible discours étaient terminés. Olubunmi retomba sur terre. La compagnie du nord à laquelle il appartenait et dont le premier chef était Demba Taliba entra à l’intérieur du bâtiment.

Olubunmi n’était point entièrement seul. Il avait pour ami le matricule 59, un dénommé Sabou, engagé pour quatorze ans en 1853 à la suite d’une vilaine affaire dans son village. Un temps, il avait été question de l’envoyer à Toulon, pour suivre un stage de mécanicien, tant il était brillant et doué, puis ses supérieurs y avaient renoncé en vertu de ses qualités mêmes. On craignait, que, une fois instruit, il ne se mêle de se mesurer aux Blancs. Olubunmi et Sabou, qui s’étaient tout de suite liés, partageaient tout. Aussi le second tendit au premier la moitié d’une noix de cola en lui annonçant :

— Il paraît que nous partons pour le pays de Damga…

Olubunmi mâcha avec plaisir la chair amère puis interrogea :

— Damga ? Où est-ce ?

Sabou ôta sa chéchia pour gratter sa chevelure rougeâtre et qui puait la sueur :

— C’est un pays de Toucouleurs surtout et de Peuls. Et tu sais que les Blancs haïssent ces musulmans autant que nous…

— Pourquoi ?

Sabou eut un geste d’ignorance, et Olubunmi reprit avec passion, car la question lui tenait à cœur ;

— Qu’ont-ils à les haïr ? Qu’ont-ils à encourager tous ceux qui veulent les combattre ? Que font-ils chez nous ? N’ont-ils pas des terres à eux ? Pourquoi s’établissent-ils sur les nôtres ?

Sabou hasarda :

— Peut-être les nôtres sont-elles plus belles et plus fertiles que celles de leur pays ?

Mais cette explication ne pouvait suffire à Olubunmi, qui poursuivit avec une flamme accrue :

— Pourquoi cherchent-ils à nous imposer leurs lois ? À nous obliger à parler leur langue ? À vénérer leurs dieux ?

Visiblement, Sabou ne savait que répondre et il y eut un silence. Au bout d’un moment, Sabou se tourna à nouveau vers son ami :

— En tout cas, le Damga avoisine la région de Bakel. Si nous faussons compagnie à notre monde quelque part sur le fleuve, si nous parvenons à nous perdre dans les foules qui quittent leur village et obéissent à El-Hadj Omar, nous serons sauvés…

Car Sabou avait décidé de joindre sa fortune à celle d’Olubunmi et de se rendre avec lui à Ségou. Olubunmi ne répondit pas. Loin d’être heureux de cette chance qui s’offrait peut-être, il était frappé de l’absurdité de son destin. Il avait fui les Toucouleurs pour se jeter dans les rets des Blancs. Il envisageait maintenant de fuir les Blancs pour trouver quoi, cette fois ? Il se rappela les propos du Maure qu’il avait rencontré avec Bo et Sounkalo du côté de Kobilo :

— Si vous suivez mon conseil, vous retournerez chez vous…

Pourquoi n’avait-il pas pris ces sages paroles en considération et rebroussé aussitôt chemin ? D’un certain point de vue, la vie chez les tirailleurs ne manquait pas d’avantages. On jouissait d’un prestige certain auprès des populations. Olubunmi avait participé à de petites expéditions pour rétablir la paix dans le Walo, et il avait été frappé par l’empressement et la servilité des chefs de village qui répétaient à qui mieux mieux que l’empereur des Français était devenu le brak3 du pays et avait la charge de les défendre contre leurs ennemis, les Maures. On lui avait raconté comment Fara Penda et Diadé Coumba avaient juré d’obéir au gouverneur représentant cet empereur et, enveloppés de burnous d’honneur, avaient reçu des fusils qui leur étaient envoyés de France. Toutes les échines se courbaient devant les soldats princes et leurs fusils doubles. On leur offrait femmes, volailles, captifs ! Mais, précisément, cette servilité révoltait Olubunmi. Il avait eu vent des proclamations d’El-Hadj Omar s’adressant aux habitants de la région de Saint-Louis, du Toro, du Walo, du Cayor :

— Émigrez ! Ce pays a cessé d’être le vôtre. C’est le pays de l’Européen. Votre existence avec lui ne réussira pas…

Et les paroles de celui qu’il avait cru le pire des ennemis trouvaient en lui un écho profond. Et il aurait aimé hurler, lui aussi :

— Craignez les Blancs ! Refusez de cultiver l’arachide et le coton comme ils le veulent. Refusez de les aider à extraire l’or dans les mines. Refusez de construire les lignes qui leur permettent de se parler à distance. Refusez, refusez…

Pourtant, il le savait, sa voix se perdrait dans le tumulte des ambitions et des espoirs qui se levaient dans les esprits et les cœurs.

Pour calmer son agitation et son angoisse, Olubunmi prit une gourde dans son paquetage et la vida à moitié. Cela aussi, c’était le bon côté des choses, ce vin rouge dont l’on disposait à gogo. Certes, Olubunmi avait toujours eu du goût pour les boissons fermentées, mais l’effet du dolo ne pouvait se comparer à celui du vin.

Dans un premier temps, le vin l’apaisait. Il ne pensait plus à Ségou. Il ne pensait plus à son père, Malobali, ni à sa mère, Romana. Comme c’était étrange ! Olubunmi avait eu une enfance choyée : adulé par sa grand-mère, Nya, dorloté par toutes les autres femmes de la concession qui voyaient en lui le seul héritage d’un père emporté par une mauvaise mort loin des rives du pays natal. Il avait cru grandir insouciant, comblé. Or, voilà qu’il découvrait en lui une béance dans laquelle s’étaient secrètement engouffrées des insatisfactions, des rancœurs, des angoisses de toute sorte, qui émergeaient brusquement. Pourquoi son père et sa mère s’étaient si peu souciés de lui qu’ils avaient décidé de poursuivre leur vie ensemble dans l’invisible ? Pourquoi était-il né à une époque où tout changeait à Ségou, et personne n’avait-il songé à l’armer, à l’équiper pour affronter ce nouvel ordre ? Il savait à peine parler l’arabe et ne pouvait le lire, même si quelques versets du Coran flottaient dans sa mémoire. À présent, il se demandait si la foi musulmane, l’appartenance au territoire du dar al-islam4 n’étaient pas le meilleur moyen de résister aux pressions intérieures et extérieures des Blancs. Force contre force. Dieu unique contre dieu unique. Les dieux de Ségou et toute la conception de la vie qui s’édifiait autour d’eux étaient trop fragiles parce que trop complexes. Ils ne pouvaient que s’effondrer, laissant dans les esprits la nostalgie de leur poésie et de leur mystère.

 

Comment fera l’aveugle pour voir ? À plus forte raison

comment fera-t-il pour garder la cadence à la marche ?

La fournaise nous a épargnés, père de notre enseignement.

Ciel, courbe-toi ; terre, ouvre-toi. Clairière blanche, brousse abandonnée, forêt abandonnée…

 

Ainsi résonnait la voix des grands maîtres initiatiques, mais, désormais, seul l’écho leur répondait. Les hommes, hippopotames aveugles, tendaient l’oreille ailleurs.

Ensuite, le vin incendiait le cœur et le ventre d’Olubunmi. Il se croyait capable de se dresser, de s’emparer de son fusil double et, à son tour, d’imposer sa loi dans ce monde où seule la force payait. Mais comme il tentait de se mettre sur pied et de saisir son arme, par traîtrise, le vin lui sautait aux jarrets et le faisait s’étaler de tout son long. Alors, il ronflait des heures durant.

 

Souvent aussi, le vin donnait à Olubunmi le désir d’une femme. Comme la majorité des recrues indigènes, il haïssait la vie de caserne, sensible à ses inégalités, différence de nourriture et de couchage entre Noirs et Blancs, corvées incessantes pour les premiers, même si le gouverneur Faidherbe avait quelque peu corrigé les abus. Aussi, il profitait du réseau de complicités qui permettait de franchir les murs d’enceinte des casernes et de se perdre dans Sor, Guet N’Dar ou N’Dar Toute, où les filles accueillantes ne manquaient pas.

Une fois franchis les bras du fleuve, on pénétrait dans un autre monde. Finies les constructions de granit importé à grands frais. Finis les trottoirs tracés droit et plantés d’arbres espacés rigoureusement. Fini l’éclairage brutal des réverbères. La « bataille de la paillote » menée par M. Faidherbe avait refoulé les cases vers les quartiers africains, où, la nuit, l’ombre reprenait possession de toutes choses. D’une cour s’élevait la voix d’un griot, mêlée aux pleurs d’un enfant ou à l’éclat de rire d’un autre. Ici et là, des moutons bêlaient dans leur sommeil, tandis que murmuraient les esprits des invisibles venus visiter ceux dont ils étaient séparés. Les lampes au beurre fumaient dans les pièces, et leur lueur dessinait sur les cloisons de grandes ombres mouvantes que les peureux prenaient pour celles de ces visiteurs nocturnes.

Ce n’était point Ségou. C’était Sor. Guet N’Dar. N’Dar Toute. Ce n’était point seulement des Bambaras qui peuplaient ces concessions. Mais des Ouoloffs, des Sérères, des Sarakolés, des Peuls. Pourtant, Olubunmi, qui un an auparavant n’aurait su nommer ceux qui habitaient au-delà du Macina, sentait naître en lui un puissant sentiment d’identité. Oui, face aux Blancs, les Africains étaient tous des frères. Sûrement dans un temps dont la mémoire avait perdu le souvenir, leurs ancêtres fondateurs appartenaient à la même famille et sortaient du même ventre. Il fallait se resouvenir de ce temps-là. Faire taire les querelles religieuses ou politiques. S’unir comme les doigts de la main.

À Sor, Olubunmi fréquentait Fatou Guèye, qui habitait le quartier de Tendjiguène. C’était une Ouoloff à qui les sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny avaient appris des travaux d’aiguille ainsi qu’un peu de lecture et d’écriture, ce qui faisait qu’elle ne se croyait pas d’égale. Elle possédait, enfouie sous les badamiers, une petite bicoque en dur que lui avait fait construire son premier mari, un tirailleur sénégalais expédié au Gabon et dont elle n’avait plus de nouvelles. Un temps, elle avait vécu avec un Blanc, commis d’administration, que sa mauvaise santé avait fait rapatrier en France. À présent, elle avait jeté son dévolu sur Olubunmi, qu’elle ne désespérait pas de faire entrer dans le rang, malgré les coups et injures dont il l’abreuvait. Car, ce n’était pas un mince paradoxe, Olubunmi, qui ne rêvait que compagne pure et modeste, devait se contenter de cette « traînée », de cette « guenon blanchie », comme il ne se privait pas de l’appeler.

Olubunmi passa devant l’église surmontée d’une statue barbouillée de blanc et de bleu, le regard tourné vers l’île et l’Océan. Curieusement, une mosquée lui faisait face comme si les dieux uniques étaient résolus à s’affronter à tout instant. Comme il passait sous la voûte de cocotiers d’une petite place, l’odeur de pourriture du marché lui parvint. Fatou était allongée sur sa natte et s’enveloppait d’une jolie couverture de coton, car à Sor les nuits étaient fraîches. D’un coup d’œil, elle se persuada que s’il avait bu, il n’était pas saoul, et elle prit un ton charmeur pour l’interroger :

— Quel est le nom de ce beau métis que M. Faidherbe a décoré ce matin ?

Elle parlait le français à la perfection, ce qui exaspérait Olubunmi dont le débit était laborieux et confus. Il grogna :

— N’en sais foutre rien !

Fatou ne se découragea pas :

— Est-ce vrai que M. Faidherbe va envoyer des tirailleurs dans le Cayor pour renverser le Damel5 ? Et mettre les Ouoloffs à l’arachide et au coton ?

— N’en sais foutre rien !

Fatou eut un rire :

— C’est tout ce que tu sais dire ?

Olubunmi ôta ses bottines et s’allongea à son tour :

— Mousso6, je ne suis pas venu ici pour bavarder.

Pendant quelques instants, il le lui prouva. Puis ce fut le silence, chacun dos à dos, enfermé dans ses pensées. Olubunmi tentait de parfaire son plan d’action, Fatou revoyait la cérémonie du matin sous les arcades des casernes. Comme ce serait magnifique si Olubunmi se frayait son chemin dans l’armée ! Après tout, le sous-lieutenant Alioune Sall était aussi noir que lui et musulman, de surcroît. Et, pourtant, c’était lui que M. Faidherbe avait choisi pour aller vers l’est, afin de porter le message des Blancs sur le haut fleuve. Sans atteindre à ces honneurs exceptionnels, ne voyait-on pas décerner tous les jours des médailles à des tirailleurs qui s’étaient distingués ? Et M. Faidherbe n’envoyait-il pas des Africains en France pour recevoir une formation ? C’est Fatou qui serait fière si son compagnon était honoré de pareille promotion ! Mais voilà, Olubunmi ne comprenait pas qu’il fallait apprendre à jouer le jeu des Blancs. Il ne savait que boire, se plaindre et rêver de Ségou.

En dépit de cela, cependant, Fatou était prête à tout pour le garder et aurait considéré comme une déchéance de se remettre en ménage avec un agriculteur, un pêcheur, voire un commerçant. Dehors, l’ombre s’épaississait et les invisibles investissaient le monde. Audacieux, ils chassaient les chauves-souris des arbres pour s’y reposer à leur place, pénétraient dans les cases par tous les orifices et, doucement, se penchaient sur les visages des dormeurs. Olubunmi ne parvenait pas à trouver le sommeil. Le vin et l’amour, loin de l’apaiser, l’avaient énervé. Quand partait-on en campagne dans le Damga ? Et combien de villages faudrait-il incendier cette fois encore ? Combien de paysans faudrait-il terroriser ? Convaincre que les Blancs étaient les maîtres du fleuve ? Puisque tout cela lui faisait horreur, alors, pourquoi attendre ? Pourquoi ne pas se débarrasser aussitôt de cet uniforme d’emprunt et prendre part à l’émigration vers l’est que préconisait El-Hadj Omar ? Le Toucouleur allait, répétant :

— La migration est nécessaire là où la désobéissance à Dieu est ouvertement pratiquée et où la situation ne peut être changée…

Pourtant, des répugnances ligotaient Olubunmi. Oui, il haïssait les Blancs. Mais il haïssait les Toucouleurs. Bien que de moins en moins à présent. Comment se diriger dans cet océan de haine ?

1- Grandes bourgeoises métisses.

2- Olubunmi signifie, en yoruba : Dieu te comblera.

3- Souverain.

4- « Terre de l’Islam. »

5- Le roi.

6- Femme en bambara.