7

James Ogilvy admira la ténacité des femmes. Alors qu’elle ne se trouvait pas depuis trois semaines dans un pays dont elle ignorait tout, elle était parvenue à le retrouver. À franchir montagnes et torrents. À braver la peur qui ne devait pas manquer de la saisir quand la nuit verrouillait l’île derrière sa prison marine. Il s’enquit, d’un ton circonspect :

— Et ton mari ?

Elle haussa les épaules :

— Il ne me pleurera pas longtemps ! Il en a trouvé une autre…

Une fois de plus, James vérifia la légèreté avec laquelle les Noirs se prenaient et se déprenaient, leur incurable penchant à l’adultère. Amusé, il fit :

— Comment ça ?

Mais Victoria n’avait pas le cœur à potiner. Depuis près d’une semaine, elle circulait sous le grand soleil, pieds nus, s’abritant d’un chapeau de lataniers qu’elle avait acheté au marché de Yallahs. Tout d’abord, elle avait suivi la côte, traversant des salines et des étendues à demi désertiques, que jonchaient des troncs de cocotiers. Elle s’était reposée un jour à Kingston, dans une petite auberge de Halfway Tree, où elle avait pu également obtenir des indications nécessaires à la poursuite de sa randonnée. Grâce à l’argent qu’elle avait dérobé à Samuel, elle ne souffrait pas de la faim, mais pour ce qui était de la soif, elle suçait des fruits ou buvait l’eau boueuse des mares. Ah ! le soleil ! Il ne laissait pas l’homme en répit ! Il rageait depuis son lever jusqu’à ce que, épuisé, il tombe d’un coup au fond de la mer qui rougissait sous la poussée de son sang ! Alors, à présent, elle était lasse, si lasse qu’elle n’aspirait qu’à se coucher, se coucher pour dormir, se coucher pour mourir, c’est pareil. Elle murmura :

— Est-ce que je peux rester ?

James s’affaira, traversant la pièce pour la prendre dans ses bras :

— Bien sûr, mon oiseau blessé ! Tu peux rester tant que tu le voudras…

Là-dessus, il chercha à l’embrasser sur la bouche, mais, peu habituée à cette caresse, elle détourna la tête.

Le domaine de Magnolia Mound à Mandeville était une des perles de la Jamaïque. Pendant des générations, il avait retenti du son des polkas, des mazurkas, des quadrilles et des cris de plaisir de l’aristocratie de la région lors des bals du samedi. À l’occasion du festival Jonkunnu, des centaines d’esclaves faisaient des cabrioles sur ses pelouses et venaient mendier des pièces au beau monde, massé sous les vérandas. À Noël, quand le chapelain avait dit la messe en plein air, pendant deux jours, les marmitons se léchaient les doigts du reste des sauces. Puis, l’abolition de l’esclavage était venue.

Edward Bas-Thornton, qui en était le maître, avait pris peur pour sa femme et ses trois filles, car les récits de viols et de sodomie circulaient d’habitation en habitation, et s’était hâté de rentrer en Angleterre. Son intendant avait pris soin du domaine qu’il venait de céder à son neveu, fils cadet de sa sœur. James se trouvait donc à la tête de cent cinquante hectares de belle et bonne terre, de deux cents têtes de bétail, de chevaux, et d’une centaine de Noirs qui avaient changé leur statut servile contre celui de travailleurs agricoles, mais mouraient de faim pareillement. Il avait vingt-quatre ans. Il était beau. L’avenir lui appartenait.

Après avoir lancé des ordres en direction d’une demi-douzaine de domestiques qui regardaient Victoria d’un air hébété, il la guida jusqu’au grand escalier qui conduisait aux salons et aux chambres du premier étage. Un homme ne peut se passer de femme. Celle-là était peut-être noire, mais jolie à souhait, avec sa peau plus douce que celle d’un fruit, ses yeux plus étincelants qu’une rivière de diamants et l’odeur fruitée de ses aisselles. Quelles nuits en perspective ! Que de jeux pervers auxquels l’initier ! Le gringalet solennel qui avait été son mari avait dû la baiser comme on bêche une terre. Ahan ! D’un bon coup. On remédierait à cela !

James se précipita pour ouvrir les fenêtres de la chambre bleue qu’un portrait à l’huile de Sarah Bas-Thornton, joues pivoine et prunelles mauves, décorait encore, s’exclamant :

— Je vais te faire monter de l’eau chaude. Ensuite, tu te reposeras…

Restée seule, Victoria s’allongea sur le lit. Elle était lasse. Elle avait mal. Que le cœur est indéchiffrable ! Voilà qu’elle avait mal d’avoir quitté Samuel, mal de l’avoir vu regarder de façon fort significative la sœur de Deacon Bogle. Une fois qu’elle leur aurait laissé le champ libre, ces deux-là s’en donneraient à cœur joie. Et la rage la prenait ! Avec la douleur aussi.

Samuel ! S’ils avaient vécu à une autre époque, elle aurait été l’épouse qui lui convenait. Adaptée à son corps comme à son esprit. À présent, ils ne pouvaient plus se satisfaire l’un de l’autre. Lui, Blanc à peau noire, et qui se défendait de l’être. Elle… Qu’était-elle ? Elle fixa le plafond. Un chérubin assis sur un nuage lui sourit. Fermant les yeux, elle songea à sa mère, à l’Afrique. Qu’elles étaient loin, toutes deux ! Qu’elle était étrangère, cette terre, peuplée de Noirs, cependant, qui tous avaient laissé leurs villages de l’autre côté de l’eau. À croire que la traversée les avait radicalement changés. Ils parlaient d’autre manière, riaient d’autre manière, se nourrissaient d’autre manière ! Souvent, ils s’entretenaient de l’Afrique, mais c’était d’une Afrique imaginaire, aux couleurs de l’exil et de la dépossession.

Qu’on était bien dans ce lit ! Qu’on était bien dans cette chambre ! La Jamaïque, sa sécheresse, sa misère, ses villages écorchés comme le dos d’un bœuf de labour n’existaient plus. L’île tout entière s’effilochait dans la douceur des songes. Avec précaution, une servante tourna la poignée de la porte. Elle avait posé sur le sol le broc plein d’eau chaude, le savon et la pulpe de cactus avec lesquels elle allait laver la nouvelle venue. N’entendant aucun bruit, elle s’approcha du lit et examina la forme étendue pour faire son rapport aux travailleurs de la plantation. Soigneusement. Mais sans haine. Au contraire, avec une profonde pitié. Pauvre petite qui croyait échapper au sort commun ! Qui croyait se placer au-dessus des autres ! Elle s’apercevrait bientôt que sa condition était la pire.

 

— Que veux-tu ? Ils n’ont songé qu’à leurs intérêts. Et puis, ils en avaient tant vu ! Les Anglais avaient fait venir des dogues de Cuba, des Indiens Mosquitos plus féroces que des bêtes, qui les décimaient quand ils leur en donnaient le loisir. Ils ont accepté la paix, même si elle avait goût de trahison.

— Est-ce vrai qu’ils ont mission de vous tuer ?

Deacon Bogle haussa les épaules :

— Ils ne me font pas peur. À Stony Gut, nous sommes bien entraînés. Il faudra qu’un jour je te fasse visiter nos camps. Tu es des nôtres, à présent.

Samuel demeura la tête entre les mains. C’est que le coup qui lui avait été porté était mortel. Toute son enfance avait été bercée de récits relatant la grandeur des Marrons. Il lui semblait encore entendre Emma :

— À peine mes ancêtres ont-ils mis le pied en Jamaïque, qu’ils ont refusé l’esclavage et, gagnant les montagnes, ont imposé leur loi à l’homme blanc. Bien avant ceux d’Haïti, ils ont dit : « Non ! »

Et son esprit d’enfant voyageait sur ses crêtes de bravoure, respirant l’odeur de la poudre et du sang. Nanny, Kodjoe, Kwao… ! Deacon Bogle posa la main sur son épaule :

— Ne prends pas les choses si à cœur ! N’empêche qu’un temps ils ont été grands !

S’apercevant que Samuel n’était pas en état de l’admettre, il changea de sujet de conversation :

— Écoute, le révérend Gordon vient par ici demain matin. Tu vas lui exposer son cas pour qu’il te fasse rendre justice par le tribunal. Tu as droit à une autre terre.

Mais de cela, non plus, Samuel n’avait cure. Il se leva. Que de coups en si peu de temps ! Naufrage de ses illusions. Naufrage de sa vie sentimentale. Les Marrons étaient des traîtres. Victoria l’avait quitté. Et la douleur était la même. Il sortit. Sur la piste centrale du village, des hommes couraient, coudes au corps, s’efforçant de respirer avec régularité. Ils s’entraînaient. Ils s’exerçaient. Ils résistaient. Jusqu’à quand ? Quand, à leur tour, deviendraient-ils des traîtres ? Nanny, Kodjoe, Kwao ! Leur sang avait menti. Est-ce que ce n’était pas un tour d’Eucaristus, la dernière humiliation ?

— Ah oui ! tu as choisi le camp de ta mère. Tu bâillais quand je parlais de Ségou. Qu’as-tu trouvé sur l’autre rive ?

Samuel emprunta le sentier qui conduisait à la case qu’on lui avait attribuée, luttant contre l’envie de tout planter là. De retourner ventre à terre à Kingston. De prendre le premier bateau en partance pour l’Afrique. Les marrons étaient les valets des Anglais, et Victoria l’avait quitté. Quel sens sa présence à la Jamaïque ? Quel sens sa vie même ? Comme il approchait de sa case, il entendit un chant :

Mon homme a pris la mer,

Il est allé dans la baie de Colon

Va le trouver pour moi

Dis-lui que je l’attends.

Malgré lui, il pressa le pas. Amy était assise sous l’auvent qui servait de cuisine, et elle épluchait des bananes vertes. Un ruban de fumée s’élevait du feu qu’elle avait allumé entre quatre pierres, et, de temps à autre, elle s’interrompait pour souffler là-dessus. Elle fit sans relever la tête :

— Je t’ai mis un seau d’eau dans la case. Va te laver. Tu as sué toute la journée.

Samuel obéit sans protester. Un à un, il ôta les habits de jute qu’il endossait chaque matin quand il prenait place dans la file des travailleurs partant cultiver les champs de Stony Gut, honteux d’être pareillement en érection. Il n’était donc qu’un fornicateur comme les autres ? Comme un enfant qui prolonge à plaisir l’instant du bain, il se savonna tout le corps, fit ruisseler l’eau le long de son torse, déplorant de ne pas être plus grand et mieux fait, avant de se sécher soigneusement avec un bout de toile à sac.

Amy avait rangé et balayé la case. Sur le sol de boue, elle avait posé une natte en herbe de Guinée séchée et disposé deux couis, à côté d’un troisième, qui contenait quelques mangues bien mûres. Tremblant de tous ses membres, il s’assit et roula un cigare comme il l’avait vu faire aux hommes du pays. Au bout d’un moment, Amy entra à son tour dans la case et interrogea moqueusement :

— Eh bien, pourquoi restes-tu dans le noir à regarder les soukougnans1 ?

Elle s’approcha et posa le plat de nourriture, abondamment parfumé au piment, sur la natte. Il ne put plus y tenir et passa le bras autour de sa taille. Elle fit mine de se dégager :

— Allons, laisse-moi !

Mais Samuel ne lui obéit pas. Il croyait que l’amour n’a qu’un goût. Avec Victoria, qui n’était guère qu’une enfant, c’était celui d’un exercice ludique et plein d’entrain. On se chatouillait. On chahutait. Avec Amy, ce fut une cérémonie, un long rituel, un sacrifice aux actes multiples. Des larmes lui sortirent des yeux et lui coulèrent sur les joues. Des prières lui montèrent aux lèvres. Il souhaita mourir. Il souhaita vivre. Il souhaita mourir à nouveau. Quand il reprit conscience de la réalité, il demeura immobile, faible comme un nouveau-né. Éperdu de bonheur. De honte aussi. Car il le sentait bien, Amy pouvait le guérir de toute ses blessures et lui verser l’oubli. Et alors, quels seraient ses jours ? Vêtu de haillons et pareil à un épouvantail, il cultiverait jour après jour les champs collectifs de Stony Gut. Le midi, il avalerait son repas à l’ombre des figuiers et ne serait pas avare de tafia. Le soir, il jouerait aux dés ou aux dames ou aux dominos, tandis que le tafia serait à nouveau au rendez-vous avec les chants rythmés par le tambour :

Pois Congo, je désire te voir

Pois Congo, je désire te planter

Pois Congo, je désire te désherber

Pois Congo…

Samuel sentait bien qu’il était injuste, que Stony Gut était un lieu de résistance, et que nombre de ses hommes s’entraînaient en vue d’un affrontement avec les troupes des Anglais, West India Regiment, 6e régiment… qui stationnaient dans toutes les villes. Pourtant, était-ce dans ce dessein qu’il était venu à la Jamaïque ? N’était-ce pas pour retrouver ses ancêtres, la famille de sa mère ? Et si, par quelque épouvantable tragédie, les Marrons avaient, en fin de compte, rallié ceux qu’ils avaient si farouchement combattus, ne fallait-il pas tenter de la comprendre ? Laissant Amy, il sortit. À sa surprise, le ciel était blafard au-dessus des montagnes. Le jour s’était déjà levé, car les nuits d’amour sont courtes. Quelque part, un keskedee s’éclaircissait la gorge avant de lancer ses trilles. Sa décision était prise. Il ne s’attarderait pas auprès d’une femme, qui lui donnerait goût au péché.

À l’intérieur de la case, Amy n’était pas endormie. Elle ne s’était pas étonnée de voir Samuel se lever, sans un regard, sans une caresse pour elle, car elle le savait, elle ajouterait son nom à la longue liste de ceux qui l’avaient déçue. C’est qu’elle se jetait dans l’amour avec impétuosité et bonne foi, pour faire partager tous les dons qu’elle portait en elle. Sans doute cette générosité effrayait-elle, embarrassait-elle. Puisque, un à un, les compagnons qu’elle s’était choisis s’étaient retirés, tête basse, et lui avaient préféré des femmes sans cervelle ni cœur. Des volatiles au joli plumage. Elle se rassit sur la natte, cherchant à tâtons son mouchoir de tête avant de le nouer d’une main ferme. Malgré elle, ses yeux s’emplissaient de larmes. À voir Samuel si malheureux, presque ridicule, privé et de sa femme et de son rêve, son cœur s’était gonflé de tendresse. Elle avait souhaité le consoler, le réchauffer comme elle faisait pour son propre fils. Mais, voilà, il ne l’avait pas comprise, et sa bonne action se retournait contre elle. Il la prenait peut-être pour une de ces femmes à cuisses hospitalières, comme celles qui, à Kingston, guettent les navires ? Elle se leva, enfila ses vêtements, sortit. Debout sous un goyavier rose dont les fleurs humaient la rosée, Samuel n’eut pas un geste à son passage.

1- Esprits nocturnes.